LE POINT DE VUE D’HERVE

 

Les cours avaient pris fin ce jour même. Bien que l’on fut déjà le 20 Décembre, le ciel était resté obstinément bleu durant les semaines précédentes, si bien qu’Hervé se demandait avec tristesse s’il allait jamais neiger. Il noua sa cravate avec attention, afin de faire un nœud parfait. Ses parents avaient horreur de la moindre fausse note en matière vestimentaire. Dans toutes les matières, d’ailleurs. Et ce soir était un soir spécial. Hervé avait étrenné pour l’occasion un costume neuf et il savait que, dans les autres pièces de la maison, ses parents et son frère aîné se prêtaient aux mêmes préparatifs méticuleux.

La perspective de la soirée à venir ne l’enchantait pourtant pas. Comme tous les ans, le directeur de l’école où Hervé et son frère allaient, et qui se trouvait par ailleurs être un ami intime de leurs parents, donnait une réception pour les parents d’élèves. Ces réunions avaient pour caractéristiques d’être plus ennuyeuses les unes que les autres, codifiées et compassées, mais Hervé ne pouvait se dispenser d’y aller. Ses parents ne l’y auraient jamais autorisé de toute façon. L’année précédente, lorsqu’il était entré au lycée, il avait espéré que cela changerait, mais ses parents étaient restés intraitables (comme ils l’étaient avec son frère, qui finissait pourtant sa khâgne).

Il jeta un coup d’œil dans son miroir, qui lui renvoya l’image d’un garçon de 17 ans, grand pour son âge et plutôt bien bâti, aux cheveux bruns coupés courts et aux yeux marrons, assez séduisant. Sortant de ses appartements, il descendit le grand escalier menant au hall d’entrée. Comme il était un peu en avance, il décida d’aller attendre dans le petit salon adjacent. A sa grande surprise, son frère était déjà là, prêt à partir. Assis dans un fauteuil confortable, il tournait distraitement les pages d’un journal de leur père. Il leva les yeux lorsqu’il entendit les pas d’Hervé sur le parquet. Encore une fois, Hervé ne put s’empêcher d’être frappé par l’acuité de ce regard. Son frère avait des yeux bleu profond et des cils très noirs qui renforçaient la puissance de son regard, lui conférant même un côté inquiétant. Comme Hervé, il avait une mâchoire carrée, héritage de leur grand père. Cependant, Alexandre paraissait beaucoup plus mature et âgé que son frère. Il se dégageait de lui une aura apaisante, rassurante. Plus jeune, Hervé y était souvent venu puiser son réconfort.

_ Bonsoir Alexandre, salua Hervé. " Toi aussi tu es en avance ?

Alexandre acquiesça sans mot dire. Hervé s’assit sur le canapé en face de son frère. Celui-ci était, comme à son habitude, habillé avec élégance, quoiqu’un peu coiffé à la chien. Alors qu’Alexandre revenait à sa lecture, Hervé ne put s’empêcher de noter l’attitude inhabituelle de son frère. Il savait que cette soirée l’ennuyait autant que lui, ils en avaient assez discuté les années précédentes. Pourtant, Alexandre semblait étrangement agité, comme si cette réception n’allait être différente des autres.

Alexandre soupira et se leva pour aller reposer le journal à sa place. Il avait exactement la même taille qu’Hervé, bien qu’ils aient trois ans de différence. Cependant, Alexandre avait une assurance qui ne pouvait tromper personne. Une assurance, et même un aplomb, face auquel Hervé se sentait souvent un peu mal à l’aise. Il n’avais jamais, sauf en 6ème, été dans la même école que son frère. En effet, si leur école allait du collège aux classes prépa, les différentes sections étaient séparées, ne travaillant pas dans les mêmes bâtiments. Passer toujours derrière son frère si intelligent n’avait cessé d’irriter Hervé. Bien sûr, il n’en voulait pas à Alexandre, mais si celui-ci avait pu se montrer un peu plus expansif, ou lui présenter des amis de temps en temps, des choses comme ça… Pourtant, ils avaient été très proches étant enfants. Mais Alexandre avait changé, bien sûr, depuis son entrée au lycée, et il s’était un peu éloigné d’Hervé. Pas au point de ne plus faire de lui son confident, mais tout de même. La situation avait empiré avec son entrée en prépa. Hervé avait parfois l’impression que son frère était avec lui sans y être, distraitement. Il passait le moins de temps possible à la maison, préférant rester seul chez lui. Ce qui peinait Hervé. Il aurait bien aimé retrouver son frère.

Enfin, les parents arrivèrent, et ils purent partir. Il était près de 21 heures, et déjà, le trafic en ville s’était ralenti, faisant du parcours en voiture un long intermède paisible. Hervé commençait à somnoler. La quinzaine passée avait été dure, examens et exposés se succédant, et Hervé aurait aimé qu’on le laissa dormir tout son saoul pour rattraper son déficit de sommeil au lieu de le traîner à l’école une fois de plus. Le chauffeur les laissa descendre devant la grande porte et alla se garer dans une rue adjacente. La douceur du temps était telle qu’Hervé n’eut même pas besoin de resserrer son manteau autour de lui pour traverser la vaste cour de l’école jusqu’à la salle de réception. A l’intérieur une trentaine de personnes étaient déjà présentes, essentiellement des adultes, peu d’élèves, et en tout cas, aucun de sa classe. Avec ses parents et son frère, il alla saluer le directeur, puis se replia rapidement sur le buffet. Il n'avait aucune envie d’entendre une fois de plus les mêmes commentaires sur lui et son frère. Avec soulagement, il avisa une fille qu’il connaissait du collège, et s’approcha d’elle, ravi de la diversion. Il n’aurait pas à écouter le directeur. Alexandre, par contre, avait été harponné et n’arrivait visiblement pas à s’en dépêtrer. La fille, qui s’appelait Lisa, semblait aussi ravie que lui de trouver quelqu’un à qui parler au milieu des gens de plus en plus nombreux.

Deux heures s’écoulèrent, au cours desquelles Hervé vit des personnes de sa classe, et fut obligé par sa mère à aller saluer quelques connaissances. Il ne savait pas où était passé son frère, mais il le soupçonnait d’avoir vu un ami et de s’être éclipsé vers le jardin ou un quelconque endroit plus calme. Il commençait à avoir mal aux pieds, et ses oreilles bourdonnaient. Heureusement, son père lui fit signe de s’approcher et lui annonça qu’ils partaient.

_ Mais où est donc passé Alexandre ?, marmonna-t-il. " Il a encore disparu ! Hervé, va donc voir si tu le trouves.

Mi-figue mi-raisin, Hervé s’exécuta et fendit la foule en direction du jardin pour trouver son frère. Il y avait à présent plusieurs centaines de personnes dans la salle de réception, et Hervé fut brutalement déporté sur la droite par un quelqu’un d’indélicat et vint heurter le mur. Massant son épaule un peu endolorie, il leva les yeux pour entendre les excuses qui lui étaient dues, et s’arrêta de respirer. Celui qui l’avait bousculé s’était prestement éclipsé, mais ce n’était pas ce qui avait frappé Hervé.

Adossé au buffet, il y avait un garçon qui avait l’air de chercher quelqu’un des yeux dans la foule, plutôt languissamment, sans trop y croire. Hervé n’avait jamais vu personne comme lui. Le garçon avait la même taille que lui (à moins qu’il ne fut un peu plus petit, mais à cette distance et avec la foule les séparant, Hervé ne pouvait le dire), mais il était plus mince. Il était habillé d’un costume noir d’assez bonne qualité, sur lequel ressortaient les boucles souples de ses cheveux blond roux. Sa peau était très pâle, et Hervé devinait sans les voir quelques taches de rousseurs parsemant ses pommettes. Hervé ne parvenait pas à détacher ses yeux du garçon. La finesse de ses traits faisait penser à ceux d’une fille, et il avait de grands yeux verts très pâle. Il aurait avoir pu l’air fragile, et pourtant, une espèce de force émanait de lui. Instinctivement, Hervé se dit que ce n’était sans doute pas quelqu’un qui se laissait marcher sur les pieds. Il avait l’air un peu maussade, et cette expression ne faisait que renforcer son charme. Son…

_ Eh bien, qu’est-ce que tu fais ?

Hervé sursauta, comme pris en faute. Alexandre se tenait derrière lui.

_ Je… je te cherchais, bafouilla Hervé. " On s’en va.

_ Je sais. Papa vient de me le dire. Tu viens ?

Alexandre tournait déjà les talons pour sortir quand Hervé jeta un dernier coup d’œil au garçon, qui n’avait pas bougé. Il se demanda brutalement d’où il sortait. Il n’avait pas l’âge d’un collégien, et il n’était pas au lycée, sinon, il l’aurait déjà vu. Il agrippa son frère par la manche.

_ Qu’est-ce qui te prends ? Tu as oublié quelque chose ?, demanda-t-il d’un ton contrarié.

_ Est-ce que tu connais ce garçon roux là-bas ?, demanda Hervé en pointant du doigt l’endroit où il l’avait vu.

Alexandre suivit des yeux la direction qu’il indiquait.

_ Hervé… Il n’y a personne là-bas, à part mon professeur d’histoire, et on ne peut pas dire que ce soit un " garçon ".

Hervé tourna la tête.

Le garçon avait disparu.

Pendant le voyage de retour, Hervé tenta de se raisonner. Ce n’était pas raisonnable de se triturer ainsi les méninges pour un parfait inconnu, qu’il ne reverrait sans doute jamais plus. Et puis de toute façon, c’était un garçon. Il n’aurait pas dû lui faire cet effet là. Mais c’était la plus belle personne qu’il ait jamais vue. Et il ne put se l’ôter de l’esprit pendant les semaines qui suivirent.

 

TOUJOURS HERVE

 

Les vacances étaient finies depuis presque 15 jours. Hervé et Alexandre avaient repris tous deux le chemin de l’école, avec une différence cependant. Depuis le début de l’année scolaire, Alexandre n’habitait plus dans l’ancienne demeure familiale. Il avait réussi à convaincre ses parents de lui louer un appartement en ville. Hervé avait trouvé qu’il était plutôt culotté, mais s’était calmé quand Alexandre lui avait dit qu’il pouvait venir quand il voulait, et passer la nuit sur place afin d’éviter les longs trajets le soir pour rentrer à la maison. Il demandait juste à être prévenu au plus tard le matin même. Hervé n’en abusait pas. Il préférait dormir dans sa propre chambre plutôt que dans le salon. Quoiqu’il en soit, Alexandre revenait les week-ends, mais même dans ces moments-là, Hervé ne le voyait pas beaucoup. Son frère était toujours occupé.

Mais Hervé ne pensait pas à cela en ce moment. Répondant à ses prières, le temps s’était enfin refroidi, et quelques flocons étaient tombés le matin même. Il marchait d’un bon pas vers la maison, revigoré par l’air froid, et espérant le retour de la neige. Elle était arrivée en retard pour Noël, il fallait qu’elle se rattrape à présent ! Hervé poussa la grille qui tourna sur ses gonds sans grincer et remonta l’allée vers la demeure de ses parents. Il sauta les marches de l’escalier de pierre quatre à quatre et se retrouva devant la porte d’entrée. Il allait sonner pour qu’on vienne lui ouvrir quand il entendit la voix de son frère venant de l’autre côté. La porte s’ouvrit brutalement et Hervé se retrouva nez-à-nez avec le jeune garçon roux qui l’avait tellement impressionné. Celui-ci avait l’air également quelque peu surpris de le voir, mais à sa décharge, il ne s’attendait sans doute pas à trouver quelqu’un derrière la porte.

Littéralement sidéré, muet de surprise, Hervé ne trouvait rien à dire. Alors, ce garçon qui n'avait quasiment pas quitté ses pensées depuis cette fameuse soirée, quelqu’un de la famille le connaissait !

_ Tu ne vas pas rester planté là, non ?, demanda Alexandre apparaissant derrière le garçon.

Hervé sursauta, ramené à la réalité. Il avait dû avoir l’air ridicule à regarder ce garçon bouche bée ! Qu’est-ce qu’il allait penser à présent ? Il s’écarta très légèrement, et le garçon en profita pour passer, le frôlant au passage.

_ Excusez-moi, lui dit-il en souriant d’une voix très… enfin, très quelque chose sans doute, puisqu’elle fit frissonner Hervé des pieds à la tête.

Se souvenant que son frère était derrière, il s’efforça de détourner ses yeux de la silhouette au bas des marches. Alexandre s’effaça pour le laisser rentrer dans la maison, puis sortit pour rejoindre le garçon dans l’allée

_ Ca va ?, lui demanda-t-il cependant avant de s’en aller.

_ Hein ? Mais… oui oui, ça va, répondit Hervé

_ Pffuu, on croirait que tu viens de voir un fantôme. C’est nous qui te faisons cet effet là ?

_ Non, mais euh…

Il allait demander qui était le garçon quand son frère le coupa impatiemment.

_ Bon, alors, à plus tard. On se voit ce week-end, hein ? Bonne semaine Hervé.

_ Euh… Bonne semaine…

Alexandre descendit les marches pour rejoindre le garçon.

Hervé claqua la porte presque aussitôt. Il n’en revenait pas. Comment est-ce que son frère connaissait ce garçon ? Depuis quand ?

" Oh, oh, calme-toi Hervé ! Pourquoi est-ce que tu es dans un tel état pour si peu de choses ? ", se dit-il. Il s’aperçut que ses mains tremblaient. Son corps tout entier tremblait. Ce devait, c’était forcément plus qu’une coïncidence de retrouver ce garçon chez lui .

" Mais enfin, se répéta-t-il comme il le faisait toutes les nuits depuis qu’il avait posé les yeux sur lui, " C’est un garçon. Un garçon ! Tu ne devrais même pas t’en souvenir, ou t’en préoccuper ! C’est juste que… c’est juste qu’il est plus beau que les autres, c’est pour cela. Rien de plus. Je suis impressionné, peut-être même un peu jaloux. Rien de plus. "

Il ne se sentait pas assez maître de lui pour aller rejoindre ses parents. Il se précipita dans sa chambre, et s’efforça vainement de se mettre au travail.

Il n’arrivait pas à se concentrer. Sans cesse dans sa tête recommençait la courte scène.

" Excusez-moi . "

Et puis le frôlement léger.

Hervé essaya de se souvenir des vêtements du garçon. Il portait un manteau noir bon marché, avec une écharpe rouge. Maintenant qu’il y réfléchissait, il se rappelait qu’il portait également des gants rouges. Il secoua la tête pour chasser ces pensées de son esprit et ouvrit sa trousse pour se mettre à travailler.

Mais comment est-ce que son frère connaissait ce garçon ? Depuis combien de temps ? Pourquoi ne lui en avait-il jamais parlé ?

Hervé s’arrêta. Pourquoi lui en aurait-il parlé de toute façon ? Il ne lui parlait jamais de ses amis. Mais enfin, ce garçon n’était pas comme les autres. D’ailleurs, et s’il téléphonait à Alexandre pour savoir…

Hervé s’arrêta encore. Son frère allait le prendre pour un fou ! Il allait penser qu’il était…

" Non, non, songe-t-il, " Travaille donc et pense à autre chose. Tu as encore un exposé à préparer. "

Deux heures plus tard, au moment de passer à table, il n’avait pas écrit une ligne. Il réfléchissait à comment définir le timbre de voix du garçon. Deux mots, c’était trop court pour savoir.

Le repas fut une véritable épreuve. Il avait du mal à prêter attention à la discussion de ses parents. Il n’avait pas faim. Il allait demander à quitter la table quand une idée le retint. Il se lança avant de réfléchir :

_ Dites-moi, pourquoi Alexandre était-il à la maison aujourd’hui ? On n’est que mardi, n’est-ce pas ?

Sa mère répondit promptement.

_ Oh, il avait besoin de quelques affaires qu’il avait oubliées le week-end dernier. Si tu l’as vu, pourquoi ne te l’a-t-il pas dit ?

" Allez, c’est le moment, s’encouragea Hervé

_ Il avait l’air assez pressé : quelqu’un l’accompagnait.

_ Ah, intervint son père, " Le jeune garçon roux, c’est ça ?

" Bingo ! "

_ Euh… oui

" Allons bon, ce n’est pas le moment de me mettre à chevroter ! De quoi j’aurais l’air ? "

_ Euh… vous savez qui c’était ?

_ Alexandre a dit qu’il s’agissait de l’un de ses camarades je crois, le renseigna sa mère. Il avait un nom un peu étrange… Je ne m’en souviens plus. Mais il était charmant !

_ Tu trouves ?, la coupa son mari. " Il a eu l’air d’être mort de rire tout le temps qu’il était là !

La mère d’Hervé leva les yeux au ciel en souriant.

Hervé ne tarda pas à monter se coucher. Il n’avais rien réussi à tirer de plus de ses parents. Il avait quand même réussi à apprendre qui était ce garçon. Comment son frère n’était-il pas en admiration devant la beauté de son ami ? Il essaya à nouveau de se remettre au travail. Il n’y parvint finalement que lorsqu’il se promit de téléphoner à son frère le lendemain pour lui demander de l’aide pour son devoir d’histoire. Et puis, puisqu’il l’aurait sous la main, il pourrait toujours lui demander de lui parler de son ami, juste comme ça…

 

 

QUELQUES TEMPS EN COMPAGNIE D’ALEXANDRE…

Mercredi soir, le téléphone sonna vers 20h30 chez Alexandre.

_ Bonsoir, c’est Hervé.

Alexandre était un peu surpris, et il le fut encore plus quand son frère lui demanda de l’aider pour sa dissertation.

_ C’est nouveau, ça ? Avant, tu aurais préféré t’arracher la langue plutôt que de me demander quelque chose.

Il y eut un silence.

_ Euh, mais… Là, j’ai vraiment besoin de ton aide.

_ Ca ne peut pas attendre le week-end ?

_ Ah non non non, ça ne peut pas !

Hervé avait l’air un peu gêné de lui demander cela, alors Alexandre ne fit pas d’objections supplémentaires. Ils parlèrent de la dissertation un petit quart d’heure, puis :

_ Tu sais, tu n’avais pas vraiment besoin de mon aide pour ce devoir. Tu te débrouilles très bien tout seul.

_ Euh… Oui, mais… Je, je préférais avoir ton avis quand même !

_ Tu voulais autre chose ?, demanda Alexandre.

_ Oh ! Non, non non. Euh…

_ Tu es sûr ? Ca va ? Tu a l’air bizarre.

Alexandre commençait à se demander ce qui se passait. Ce n’était pas dans le genre d’Hervé d’y aller par quatre chemins.

_ Rien, d’autre, je t’assure. Ah, quoique, juste pour savoir, comme ça…

_ Oui ?

_ Le garçon, avec toi, l’autre jour, c’était qui ?

Il y eut un petit blanc.

_ Saylan, tu veux dire ? Le rouquin ?, demanda Alexandre avec précaution.

_ Oui, oui, c’est ça !

Il avait presque l’impression de voir Hervé opiner du chef vigoureusement à l’autre bout du fil.

_ Il est dans ma classe…

_ Ah bon ? Euh… Depuis combien de temps ?

_ … L’année dernière. Enfin, je le connaissais déjà avant.

_ Ah bon ?

_ Bah oui.

_ Et euh… il est gentil ?

Un nouveau blanc.

_ On peut dire ça, oui, répondit Alexandre avec une hésitation sensible. "   Mais dis, c’est un interrogatoire en règle ça !

_ Mais pas du tout !, se défendit Hervé avec vigueur. " C’est juste que, comme tu ne ramènes jamais tes amis à la maison, je me demandais qui c’était, c’est tout.

_ Ah, c’est pour ça ! ! C’était un simple hasard qu’il soit là, tu sais.

_ D’accord. Euh… J’espère qu’il ne m’en a pas voulu de mon impolitesse, hier.

_ Pfff, je suis sûr qu’il a déjà tout oublié.

_ …

_ …

_ …

_ Bon, c’est tout ?

_ Oui. Euh, non, il s’appelle comment déjà ton ami ?

_ … Saylan.

_ C’est original.

_ … Oui…

_ Bon, bah, je vais te laisser.

_ C’est ça. Passe une bonne nuit, et travaille bien.

Il sembla à Hervé qu’Alexandre était agacé. Il se risqua pourtant :

_ Toi aussi. Et, euh, tu peux dire bonjour à ton ami pour moi.

Un ange passa.

_ … Si ça t’amuse, finit par concéder Alexandre, avec une visible réticence.

_ Bon, à Samedi alors !

_ A samedi.

Une fois le combiné raccroché, Alexandre se mit à réfléchir.

" Allons bon, qu’est-ce qu’il y a encore avec Saylan ? "

 

 

LE RETOUR D’HERVE (QUI N’ETAIT PAS PARTI BIEN LOIN!!)

La semaine s’écoula tranquillement. Hervé avait vaguement été tenté d’aller jusqu’au bâtiment des prépas, à l’autre bout de la ville, oh, sans raison précise, juste pour marcher un peu !, mais il s’était finalement abstenu. D’autant plus que ce même week-end, Alexandre fêtait ses 20 ans, et ses parents avaient insisté pour qu’il organise quelque chose à la maison avec ses amis.

_ Ca fait tellement longtemps que tu n’as pas fêté ton anniversaire avec nous !, s’était exclamé sa mère, et Alexandre avait cédé.

Du coup, Hervé espérait pouvoir revoir Saylan.

Saylan… ce nom l’avait perturbé. Il ne l’avait jamais entendu auparavant. Il lui évoquait quelque chose d’étrange et mystérieux, une forêt profonde, une chaleur intense…

Le dimanche tant attendu de l’anniversaire d’Alexandre arriva enfin. Le salon commença à se remplir de ses amis dès 15 heures. Hervé était présent, bien sûr. Il ne connaissait presque personne, mais ça ne le dérangeait pas vraiment. Il attendait, faisant distraitement la conversation lorsque l’occasion s’en présentait. Mais une heure et demie plus tard, à 16h30, toujours pas de Saylan. Franchement déçu, il se décida à se mêler aux amis de son frère. Il y avait une jeune fille aux cheveux bruns et aux yeux vifs qu’il connaissait assez bien, une camarade de classe d’Alexandre depuis la maternelle.

_ Bonjour Hervé, le salua-t-elle lorsqu’il vint à sa rencontre. " Je commençais à me demander si tu ne m’avais pas oubliée !

_ Bien sûr que non Charlotte, lui répondit-il. " D’ailleurs, qui pourrait t’oublier ?

Elle rit. C’était une fille plutôt jolie, avec des taches de rousseur… comme Saylan …

_ Alors, qu’est-ce que tu deviens ?

Ils parlèrent une dizaine de minutes, quand soudain, Charlotte demanda :

_ A propos, tu avais l’air d’attendre quelqu’un tout à l’heure, je me trompe ?

Hervé se pétrifia.

_ Non, non, pas vraiment. Je… Je voulais juste pouvoir m’excuser, j’ai été un peu mal poli avec un ami d’Alexandre l’autre jour, et…

_ QUOI ? Tu es capable d’être malpoli !, s’exclama Charlotte

Hervé rougit un peu.

_ C’est qui ? Je dois forcément savoir qui c’est, si c’est un ami d’Alex’ !

_ C’est un garçon roux, qui…

_ Aha, Saylan, oui, je vois, coupa-t-elle. " C’est vrai que parfois, c’est dur d’être poli avec lui !

Hervé la regarda avec étonnement. Elle souriait.

_ Oui, il n’est pas toujours très facile, il a un drôle de caractère ! Mais il est très gentil, une fois qu’on le connaît un peu. Et il est si mignooooooon !

Hervé se retint de justesse d’acquiescer.

_ D’ailleurs, ça m’étonne que tu ne le connaisses pas un peu, il est toujours fourré avec ton frère !

_ AH BON ?

_ Oui, ils sont inséparables. T’es pas au courant ?

_ A vrai dire, Alexandre ne parle pas beaucoup et…

Il cessa de parler. Par-dessus l’épaule de Charlotte, il lui semblait avoir vu un éclair roux.

Suivant son regard, la jeune fille se retourna.

_ Ah, Saylan vient d’arriver !, s’exclama-t-elle. " Tu vas pouvoir aller faire ton mea culpa ! Au fait, qu’est-ce que tu lui as fait ?

_ Euh… Rien de spécial ! Allez, à bientôt !, s’exclama-t-il en la plantant là, sidérée.

Il s’empressa de prendre la direction déjà empruntée par le garçon, qu’il venait malheureusement de perdre des yeux. Dans sa précipitation, il heurta violemment quelqu’un.

_ Aïe !, s’exclama-t-il.

_ Fais donc un peu attention !, lui rétorqua-t-on

Le son de cette voix le fit se retourner comme un automate.

_ Oh, c’est toi !

Surpris, Saylan leva les yeux vers lui tout en continuant à masser son épaule endolorie. Hervé regretta aussitôt que cette exclamation lui ait échappé.

_ On se connaît ?… Ah, oui, tu es le frère d’Alex ! A moins que…

_ Si si, tu as raison ! Je… je m’appelle Hervé !

_ Moi, je suis Saylan. Enfin, tu as déjà l’air au courant…

Il n’avait pas l’air en colère. Pas vraiment. Juste un peu contrarié. Son front était légèrement plissé.

_ Je suis désolé de t’avoir fait mal.

_ C’est rien.

_ Euh… Ca fait longtemps que tu es là ?, demanda Hervé histoire de ne pas le laisser s’échapper.

_ Pas trop non. Je voudrais bien aller dans un endroit un peu plus calme…

Hervé sauta sur l’occasion.

_ Dans le petit salon, il y a moins de monde, on peut y aller si tu veux.

_ D’accord… Tu sais où est Alex ?

_ Pas du tout !, répondit Hervé, complètement grisé. " A droite à gauche, sans doute.

Après un dernier coup d’œil dans le grand salon, Saylan tourna les talons pour suivre Hervé.

Une fois arrivé dans le petit salon, Saylan s’assit sur le bras d’un fauteuil et leva ses jolis yeux verts vers Hervé. Depuis quelques minutes, celui-ci était envahi par une fébrilité qu’il n’avait jamais connue. Il n’arrivait pas à croire qu’il discutait avec ce garçon qui l’avait tant obsédé. Comme il ne disait rien, Saylan détourna les yeux et Hervé put le regarder plus à son aise. Il était encore plus joli de près, bien que ses traits n’eussent rien de classiques. Ses cheveux légèrement bouclés avaient l’air si doux… Maintenant, Hervé était assez proche pour voir de légères marques de tâches de rousseur sur ses pommettes et sur son nez. Il n’en avait pas beaucoup, juste un tout petit peu, et ce qui lui donnait un air enfantin et insolent en même temps. Il était très simplement habillé d’un jean et d’un pull. Et Hervé n’arrivait pas à détacher ses yeux de lui. Il parvint à s’éclaircir la gorge :

_ Et tu connais mon frère depuis longtemps ?, demanda-t-il.

Saylan sursauta, arraché à ses pensées.

_ A peu près deux ans je crois. Pourquoi ?

_ Non, non, pour rien, s’empressa de répondre Hervé.

Saylan sourit, et ce sourit, qui faisait ressortir ses pommettes et plissait délicatement ses yeux fit fondre Hervé.

_ Il me parle souvent de toi, dit Saylan en se penchant un peu vers lui.

_ Ah ? Ah…

Hervé avait de plus en plus chaud, et il commençait à perdre les pédales, avec ce beau visage si près, si près du sien.

_ Vous… vous êtes souvent ensemble, il paraît ?, parvint-il à dire.

Saylan rit, très doucement.

_ C’est vrai ! Tu es bien renseigné. Et qu’est-ce que tu sais d’autre ?

Saylan rit à nouveau, baissant la tête. Une giclée de lumière inonda sa chevelure.

Hervé ne savait plus quoi dire. Il avait du mal à se concentrer sur autre chose que les reflets de la lumière sur les boucles rousses. Il sentait grandir en lui l’envie de toucher ses boucles, de les enrouler autour de ses doigts, de se pencher pour prendre le visage en dessous de lui entre ses deux mains, et…

_ Il faut que j’y aille !, s’exclama-t-il brutalement. " Au revoir !

Il tourna les talons sans attendre la réponse de Saylan. Il tourna les talons, avant de pouvoir réfléchir, ou plutôt, avant de ne plus pouvoir réfléchir. Il savait qu’il venait d’être très malpoli, et sans doute de vexer Saylan, mais ça valait mieux. Il valait mieux qu’il ne le revoie plus jamais. Ce qu’il lui faisait, ce n’était pas normal. Il monta dans sa chambre et n’en descendit plus de la soirée. Il dit qu’il était malade. Ce qui n’était pas tout à fait faux.

Une semaine avait passé depuis l’anniversaire d’Alexandre, et Hervé ne s’était toujours pas remis de sa rencontre avec Saylan, pas plus qu’il n’avait osé demander à son frère ce que le jeune garçon avait pensé de son départ précipité. A posteriori, il était soulagé de ne pas s’être attardé en sa compagnie. Ces derniers jours, il avait beaucoup réfléchi à ce qui c’était produit. Il était terriblement attiré par Saylan, c’était indéniable. Il ne cessait de penser à lui, à sa voix voilée, un peu rauque, si chaude, qui lui avait fait passer des frissons dans tout le corps dès qu’il l’avait entendue. Il avait envie de le prendre dans ses bras, de goûter sa peau, de connaître son odeur. Mais ce qui le gênait par-dessus tout, c’était qu’il ne connaissait pas vraiment Saylan. Bien sûr, ça n’entrait pas en ligne de compte pour ses hormones. Reconnaître être attiré par un garçon lui avait déjà coûté un gros effort, fruit de nuits agitées et de cogitations fébriles. Cependant, il ne comprenait pas ce que celui-ci lui avait fait pour occuper ainsi ses pensées jour et nuit. Après tout, ils avaient à peine échangé dix phrases. Et pourtant, il avait envie de rester avec lui, d’apprendre à le connaître, de savoir ce qu’il aimait et ce qu’il détestait… Hervé avait l’impression que s’il revoyait Saylan, il finirait par tomber vraiment amoureux. Et tout serait bien pire.

Hervé se leva, paya sa consommation et sortit du café presque désert et couvert de photos d’acteurs où il s’était assis pour cogiter. Finalement, après des jours de réflexion, il en était arrivé à la conclusion qu’il lui fallait absolument oublier Saylan.

" Pourquoi je n’en serais pas capable ? Après tout, je ne le connais pas ! ", se disait-il.

Il sortit dans la rue et prit le chemin de chez lui. Par ce samedi après-midi de Janvier, les rues étaient noires de monde. Le temps était froid et sec, délicieusement piquant, et quelques flocons de neige tombaient encore. Hervé plongea son regard dans la foule, et s’arrêta aussi sec.

" Oh, c’est pas vrai… "

A quelques mètres de là, Saylan l’avait vu lui aussi, et lui faisait un signe de la main.

" Juste au moment où j’ai pris ma décision, il me tombe dessus !… C’est trop dur… ! "

Saylan arriva à sa hauteur. Il n’était pas seul. Un homme un peu plus âgé, bien habillé, la trentaine, le suivait de près. L’homme avait un visage souriant et ouvert. Cela agaça Hervé. Avec qui donc Saylan se promenait-il ?

_ Bonjour Hervé, le salua Saylan, et encore une fois, il frissonna à l’écoute de cette voix chaude qui prononçait son nom si joliment. " Comment vas-tu ?

Saylan avait l’air très content de le voir, contrairement à ses prédictions. La gentillesse qu’il lut dans ses yeux fut plus qu’il ne put en supporter.

_ Ca peut aller, répondit-il assez sèchement tout en s’enfuyant, tant son envie de rester était forte.

_ Mais .. !

Il eut juste le temps d’entendre l’exclamation étonnée de Saylan avant d’être happé par la foule. Pour le coup, c’était sûr, il allait passer pour un sauvage ! Mais ça valait mieux, ça valait mieux… Oh oui, ça valait mieux …

Pendant tout le trajet de retour, Hervé ne cessa de revenir sur cet incident. Il repensait à l’attitude ouverte et chaleureuse de Saylan, qui ne soupçonnait pas, qui ne pouvait pas soupçonner ses désirs secrets. De toute façon, à quoi sert de désirer quelqu’un pour qui vous n’existez même pas, ou qui, quoi qu’il n’arrive, ne risque pas de partager vos inclinaisons ! Saylan ne devait pas manquer de petites amies. Hervé songea un instant à la réaction de Saylan s’il apprenait qu’il fantasmait sur lui. Mon dieu… sans parler de la réaction d’Alexandre… Oh là là… Pourtant, il aurait tellement voulu rester en compagnie de Saylan…

 

INATTENDU

Hervé finit par rentrer chez lui, terriblement en retard. Comme tous les week-ends, Alexandre était là. Mais Hervé, maussade, n’essaya pas de lui extirper des renseignements sur Saylan comme toutes les fois précédentes. Il s’assit sans mot dire à ses côtés au salon. Alexandre essaya bien de lui parler de choses et d’autres, mais Hervé avait la tête ailleurs. Ils dînèrent avec leurs parents, puis chacun vaqua à ses occupations.

Vers 21h30, Hervé entendit quelqu’un frapper à sa porte.

_ Oui, entrez.

Alexandre fit son apparition, l’air particulièrement enjoué de quelqu’un à qui on vient de marcher sur les pieds sur le visage.

_ Il faut que je te parle.

_ Qu’est-ce qui se passe ?, demanda Hervé. " Il y a quelque chose qui ne va pas ?

Alexandre attendit quelques secondes avant de parler.

_ Il y a, reprit-il en choisissant soigneusement ses mots, " Que j’aimerais bien que tu ne sois pas malpoli avec mes amis. Je ne te demande pas de les aimer, mais tu pourrais au moins faire le minimum…

_ Pourquoi tu me dis ça ?, le coupa Hervé, soudain très intéressé.

Alexandre se gratta la tête, à présent l’air embarrassé.

_ Saylan vient de téléphoner. Tu t’en souviens, de Saylan ?

_ Euh… bah, oui, mais…, hésita Hervé, tentant désespérément de retenir un fou rire naissant. Lui ? Ne pas se souvenir de Saylan ?

_ D’après ce qu’il m’a raconté, t’as vraiment été grossier avec lui. D’ailleurs, il est persuadé que tu le snobes et…

_ MOI ?, s’exclama Hervé, peut-être un peu trop fort. " Mais pas du tout ! ! !

Alexandre le considéra un moment.

_ Bon, si tu le dis… Enfin, il n’était vraiment pas joyeux en me racontant ça, parce que lui, il t’aime bien. Essaie d’être au moins poli la prochaine fois. Saylan ne mérite pas qu’on le traite comme ça.

_ Ohouiouioui, ne t’en fais pas, ce… c’était juste que je n’étais pas sûr qu’il veuille me voir, bredouilla Hervé au comble du bonheur, toutes ses bonnes résolutions oubliées.

Saylan l’appréciait donc malgré tout ? Il était triste qu’il soit parti si vite ? Wah!

Alexandre ne s’attarda pas. De toute façon, Hervé n’était plus en état de comprendre quoi que ce soit. Saylan le distinguait, il l’aimait bien… L’espoir renaissait. Pas celui d’avoir Saylan pour lui, en entier, mais celui au moins de pouvoir approcher sa chaleur.

Il avait envie de voir Saylan, tout de suite, maintenant. Si Saylan l'aimait, tout devenait possible. Il deviendrait son ami. Il ferait tout pour devenir un peu plus que son ami. Après tout, pourquoi ne pas tenter sa chance ? Il ne fuirait pas la prochaine fois.

 

 

CE QUI SE DIT DANS LES CAFES…

La prochaine fois se fit attendre. Elle se fit même tellement attendre qu’Hervé crut qu’il allait en devenir fou. Les élèves de khâgne avaient 15 jours de concours blanc, et pendant ces 15 jours, Alexandre ne revenait pas le week-end. Aucune chance donc de voir Saylan ou d’entendre parler de lui. Pourtant, il occupait le moindre recoin de l’esprit d’Hervé. Maintenant, il se rappelait tous les petits détails qui lui avaient momentanément échappés. Il voyait Saylan tirer distraitement sur ses gants tandis qu’il saluait Hervé dans la rue. Il entendait son rire étouffé. Il se souvenait de la petite mèche qui s’enroulait autour de son oreille, et de l’humidité de ses lèvres entrouvertes. La nuit, il ne cessait de penser à lui, à tout ce qu’il mourait d’envie de lui faire. Il se voyait le prendre dans ses bras, l’embrasser tout son saoul, pincer ses pommettes, caresser ses cheveux, les tirer légèrement -oh, pas très fort, juste un peu. Il l’allongeait sur le lit, et Saylan riait comme il avait rit le soir de l’anniversaire d’Alexandre, un rire onctueux, sensuel. Il se laissait caresser par Hervé, il l’encourageait même, en commençant à retirer lentement son pull pour l’affoler un peu plus. Alors, Hervé débouclait sa ceinture et lui enlevait son pantalon, puis il l’embrassait avec passion, sentant le corps en dessous de lui vibrer à l’unisson. Il sentait les mains de Saylan glisser en dessous de sa chemise sur son torse, puis descendre jusqu’à sa ceinture, et sans la déboucler, glisser juste quelques doigts en dessous. Hervé l’écrasait dans ses bras tandis que Saylan riait toujours… Et le rêve éveillé continuait, insupportablement excitant, horriblement frustrant. Hervé en était malade d’impatience. Et il s’inquiétait quand même un peu : il avait décidé de ne plus fuir, mais il commençait à douter de pouvoir se retenir de sauter sur Saylan dès qu’il le verrait. Saylan qui n’avait toujours aucune idée de ce qu’il avait en tête…

L’attente devenait insupportable, et Hervé craqua. Il fit une chose qu’il n’avait jamais faite auparavant : il se rendit un jour de semaine chez Alexandre. Charlotte avait bien dit qu’ils étaient amis, non ? Saylan y serait peut-être. Au moins, il ferait parler Alexandre pour connaître son adresse, ou quelque chose dans ce style. D’accord, son frère serait surpris de le voir débouler chez lui, mais après tout, cela faisait plus de 15 jours qu’il ne l’avait pas vu. Alexandre ne s’y laisserait pas prendre, mais il aurait au moins un semblant d’excuse plausible. Hervé commençait à s’inquiéter de l’attitude de son frère. Il n’avait jamais beaucoup parlé de ses amis ou de l’école, mais en ce moment, ça battait des records ! Il avait l’air être en colère à chaque fois qu’Hervé évoquait Saylan. D’ailleurs, de lui-même, Alexandre n’en parlait jamais. On aurait dit qu’il craignait de faire une bêtise en prononçant son nom sans raison. Hervé n’osait presque plus lui en parler, tant la réaction de son frère était immédiate, presque brutale.

_ Mais enfin, qu’est-ce que tu as ?, lui avait-il jeté froidement une fois. " Tu veux sa photo ou quoi ?

Oh, sa photo, et plus encore… Mais Hervé n’avait pas insisté. Que dirait son frère, s’il savait… Il le traiterait de pervers, oui ! Lui, c’est sûr, il n’avait aucun problème : il était séduisant et intelligent, presque sans défaut… Il avait tout ce qu’il voulait. Il ne comprendrait pas.

Juste avant de sonner chez Alexandre, Hervé eut une seconde d’hésitation. Il allait se ridiculiser. C’était sûr. Il allait se ridiculiser pour un garçon qu’il n’aurait même pas, un garçon qui ne serait sans doute jamais à lui…

Pourtant il sonna, espérant de tout coeur que son frère soit là. Normalement, il n’avait pas cours le Vendredi après-midi, mais il était peut-être sorti. Un bruit de pas étouffé venant de l’autre côté de la porte le rassura. Une clé tourna dans la serrure. Bon, c’était maintenant qu’il allait falloir avoir l’air naturel et enjoué. La porte tourna sur ses gonds et…

_ Oh, c’est toi !, s’exclama Hervé, soufflé.

Saylan le regarda avec des yeux ronds.

_ Eh bien… oui. Tu viens voir ton frère, je suppose ?

Saylan n’avait pas l’air de lui avoir gardé rancune de son attitude lors de leur dernière rencontre. Derrière lui se devinait l’appartement d’Alexandre qu’Hervé connaissait si bien. La présence de Saylan y revêtait quelque chose d’incongru et de presque fantastique.

_ Euh oui, mais euh…, s’embrouilla lamentablement Hervé, n’arrivant pas à en croire sa chance.

_ Il n’est pas encore là, le renseigna Saylan. " Je pense qu’il sera là d’ici une quarantaine de minutes… Mais rentre, je t’en prie.

Comment ? Son frère n’était pas là ? Et Saylan avait les clés de l’appartement ? Pourquoi ? Une bouffée de jalousie envahit Hervé. Pendant quelques secondes, il détesta son frère, mais il se calma rapidement quand il se rendit compte que Saylan venait de l’inviter à rentrer, à rentrer dans l’appartement vide, où ils ne seraient que tous les deux…

Oooh. Il n’était pas sûr d’avoir assez de self-control. Il n’avait pas prévu ça. Mais c’était une occasion en or…

Pourtant, quelque chose dans sa physionomie devait avoir fait changer d’avis Saylan.

_ Finalement, dit-il en enroulant son doigt autour d’un mèche de cheveux, " Il vaut peut-être mieux aller boire un café en face, non ? Comme ça, on verra Alex arriver.

Ah, dommage ! Enfin, mieux que rien. Et plus sûr aussi. Hervé acquiesça. Il regarda en essayant de ne pas avoir l’air trop avide Saylan se pencher pour mettre ses chaussures. Il suivait chacun de ses mouvements, observant la cascade de cheveux soyeux qui s’entremêlaient sur ses épaules, les gestes vifs des doigts attachant ses souliers, la nuque inclinée, offerte aux baisers et aux morsures. Il devinait plus qu’il ne voyait réellement les omoplates délicates jouant sous sa chemise, accompagnant ses mouvements. Bientôt, Saylan était prêt.

_ Bon, on y va ?, dit-il en fermant son blouson.

Hervé s’écarta pour le laisser sortir, mais pas trop, et il eut le plaisir de sentir le corps de Saylan tout contre le sien tandis qu’il fermait la porte à clé. Si seulement il avait le courage de resserrer ses bras autour de ce corps si proche… Après tout, se dit Hervé en un éclair, Saylan doit avoir plein de petites copines, mais avec sa beauté et son charme, il avait déjà dû connaître des convoitises très explicites de la part d’autres garçons … Au moment même où il se disait cela, une nouvelle vague de jalousie le submergea. Il repensa à l’homme qui accompagnait Saylan l’autre jour. Il avait semblé plutôt pas mal, et il collait à ses basques. Qui Saylan avait-il eu dans sa vie jusqu’à présent ? Qui ?

Saylan se tourna vers lui, et le poussa légèrement pour le faire avancer.

_ Allez, tu rêves ?

Le café était à à peine quelques pas de là. Hervé savait que son frère y allait souvent pour se changer les idées. Y était-il déjà allé avec Saylan?  Les pensées d’Hervé revinrent à la présence du garçon chez Alexandre. Ils devaient vraiment être proches, alors…

Saylan et Hervé s’installèrent face à face à une petite table. Hervé commanda un café, et Saylan, un chocolat liégeois.

_ Je tenais à m’excuser, commença Hervé. " Pour l’autre jour. J’ai vraiment été grossier.

Saylan agita sa main droite en signe de dénégation.

_ Ce n’est vraiment pas grave.

_ J’étais très pressé, et un peu stressé. J’ai vraiment été grossier.

_ Je t’assure, ça va.

La voix de Saylan était tombée de deux tons, et Hervé préféra ne pas insister. Le serveur apporta les boissons, et Hervé se retrouva hypnotisé par la vision de Saylan, paupières baissées, plongeant ses lèvres dans la crème chantilly, puis les léchant avec sensualité.

Dès qu’il se fut ressaisi, Hervé prit la parole :

_ Comment ça se fait que tu aies les clefs de l’appartement d’Alexandre ?, demanda-t-il un peu brutalement. Saylan sembla ne pas relever l’agressivité de son ton.

_ Eeeh bien… En fait, je suis souvent ici. J’habite assez loin de l’école, et de toute façon, ce n’est pas très bien pour travailler chez moi, alors Alex m’a donné un double de ses clés. Ca me permet d’avoir un pied à terre accessible, répondit-il, une joue posée sur sa main droite.

_ Et, hum… Ca t’arrive de passer la nuit chez lui ?

_ Ca arrive.

Saylan avait répondu froidement à la question d’Hervé, avant de boire quelques gorgées de chocolat, yeux clos. Sa réponse brève indiquait clairement Hervé à ne pas poursuivre. Celui-ci était littéralement fasciné par les brusques changements d’humeurs de Saylan, amical et gentil, mais facilement irrité, avec un caractère ombrageux. Une vraie douche écossaise. Il commençait à comprendre la réflexion de Charlotte : " C’est parfois difficile d’être poli avec Saylan ". Peut-être, mais il n’en était que plus attirant.

Hervé résolut de changer de sujet, et de faire parler Saylan sur lui-même.

_ Dis-moi, je ne sais presque rien de toi, commença Hervé.

_ Et alors ?

Saylan n’avait toujours pas l’air de s’être calmé.

_ Puisque tu es l’ami de mon frère, j’aimerais mieux te connaître, essaya Hervé, nullement rebuté.

Saylan reprit une gorgée de chocolat, semblant peser le pour et le contre. Hervé n’avait pas touché à son café. A vrai dire, il était tellement concentré qu’il en avait oublié l’existence.

_ Bon, reprit Saylan, " Qu’est-ce que tu veux savoir ? J’aurai 20 ans en Juin, je suis gémeaux, je fais 1m72, je suis enfant unique, mais j’ai été élevé avec mes cousins et cousines, j’aime le chocolat et le thé à la menthe. Et puis, continua-t-il, à présent hilare, " Je déteste les choux de Bruxelles et le karaoké. J’ai eu un chien et deux chats !

Il s’arrêta pour éclater de rire. Hervé ne savait pas ce qui était si drôle, mais voir Saylan rire après qu’il ait été contrarié, c’était un vrai bonheur, et il rit avec lui. Pourtant, à y regarder par deux fois, Saylan n’avait pas l’air si joyeux que cela, et son rire avait quelque chose de nerveux. Il ne ressemblait pas au rire doux et sensuel qu’Hervé avait déjà entendu.

_ Et tu habites où ?, interrogea Hervé, essayant d’en savoir plus.

Saylan arrêta de rire.

_ Loin en banlieue, répondit-il très vite.

_ C’est chouette d’avoir été élevé avec ses cousins !, continua Hervé. " Tu as dû bien t’amuser ! Eux aussi sont à l’école ?

_ Non.

La platitude de cette réponse étonna Hervé. Non quoi ? Non, ce n’est pas chouette ? Ou, non, ils ne sont pas l’école ? Un peu gêné, Hervé ne reprit pas la parole, et Saylan ne semblait guère disposé à le faire. Il regardait par la fenêtre, et Hervé se rendit compte qu’il devait guetter l’arrivée d’Alexandre.

_ Et qu’est-ce que tu aimes faire, en dehors de l’école ?, demanda-t-il.

_ … Oh, comme tout le monde , répondit Saylan en s’étirant.

Il y eut quelques secondes de silence. Le sourire de Saylan était tombé, et une expression d’ennui commençait à gagner ses traits, bien qu’il s’efforça visiblement de la dissimuler.

_ Et, euh… qu’est-ce que tu faisais chez Alexandre ? Tu travaillais ?

_ Je regardais un peu la télé en l’attendant.

_ Et, qu’est-ce que tu regardais ?, demanda Hervé en sentant une forme de désespoir le gagner.

_ J’ai oublié.

_ Ah… Tu ne t’en souviens vraiment pas ?

Mais enfin, pourquoi il lui posait toutes ces questions stupides ? Il allait passer pour un crétin !

_ Non.

Ca y est, le pire était arrivé ! Maintenant, Saylan s’ennuyait. Il ne faisait d’ailleurs plus beaucoup d’efforts pour le cacher. Tous les espoirs d’Hervé s’évanouissaient en fumée. S’il n’était pas capable de garder son attention 20 minutes, il n’arriverait jamais à ses fins ! Il fallait absolument qu’il voit comment Alexandre s’y prenait avec lui.

Saylan finit son chocolat et reposa sa tasse dans sa soucoupe avec un petit bruit sec. Hervé se souvint brusquement de son café et en avala une bonne lampée, avant de s’étrangler avec. Il était froid, c’était dégoûtant ! Heureusement (heureusement ?), Saylan ne le regardait même pas. Il se balançait distraitement sur sa chaise, le regard toujours rivé à la rue déserte, offrant son profit à Hervé. Ses doigts tapotaient sur le rebord de la table, suivant le rythme de la chanson d’amour diffusée dans le café. Encore une fois, Hervé fut paralysé par la perfection de ses traits, par l’harmonie de sa silhouette, la brillance de ses cheveux roux. Pas étonnant, après tout, qu’il s’ennuie avec lui. Quelqu’un tel que Saylan ne devait pas manquer d’admirateurs autrement plus drôles et intéressants que lui, lui qui n’avait rien de particulier, à part son visage, ressemblant beaucoup à celui d’Alexandre, aux traits bien dessinés, encadré de cheveux noirs…

Soudain, il vit Saylan faire un signe de la main à quelqu’un dans la rue. Alexandre ne tarda pas à rentrer dans le café et s’adressa directement à son frère.

_ Qu’est-ce que tu fais là?, demanda-t-il d’emblée d’un ton pas franchement amical qui pétrifia Hervé. Pas franchement amical, et même carrément désagréable ! Alexandre renvoya le serveur avant qu’Hervé ait pu lui répondre en disant qu’il repartait tout de suite.

_ Je suis venu te dire bonjour…, commença Hervé.

_ C’est nouveau, ça !

Décidément, Alexandre n’était pas contrarié, mais franchement en colère. Hervé se cabra à son tour. Il n’allait pas se laisser écraser devant Saylan, ce serait le comble !

_ Pourquoi, ça te déplaît ? Je pensais que tu serais heureux de me voir !, protesta-t-il.

_ T’es vraiment sûr que c’est moi qu’t’es venu voir ?

Hervé sentit quelque chose de glacé descendre le long de sa colonne vertébrale. Qu’est-ce qu’il voulait dire par là ? Il ne pouvait pas savoir… Et puis même s’il savait… Mais dire ça en face de Saylan !..

_ Je ne vois vraiment pas ce que tu veux dire, répondit-il à son frère. " Et si je te dérange autant que ça, je m’en vais.

Il se leva pour partir, partagé entre la colère et le désappointement, quand Alexandre le retint par le bras.

_ Non, ne t’en vas pas. Je… je suis désolé d’avoir été désagréable. Je me suis emporté. Pardon.

Ca faisait bien longtemps qu’Hervé n’avait pas entendu Alexandre s’excuser, et cela le calma tout de suite. Saylan, qui tenait son menton entre ses mains et n’avait visiblement rien compris aux mots d’Alexandre intervint enfin :

_ Bon, et si on rentrait ? Ce sera mieux à la maison pour vous étriper !

Il envoya un sourire aux deux frères, et Hervé se calma définitivement.

_ Je vous attends à l’extérieur, dit Alexandre, cherchant vraisemblablement un moyen de se reprendre.

Saylan se leva et chercha dans la poche de son jean de quoi payer sa boisson. Il venait de sortir deux pièces de dix francs quand Hervé l’attrapa par le poignet.

_ Quoi ?

Lui-même surpris de son geste et troublé de toucher enfin cette peau qui lui faisait tant envie, Hervé bredouilla :

_ Laisse, je… je vais payer.

Saylan fronça les sourcils.

_ Et pourquoi donc ?

_ Je, euh… je t’invite, c’est tout.

_ Ce serait pourtant à moi de le faire. C’est moi qui ait voulu venir ici, dit Saylan d’un air très sérieux.

Sans mot dire, Hervé referma les doigts de Saylan autour de sa monnaie et se détourna pour aller payer. Il venait sans doute de passer définitivement pour un idiot, mais au moins il avait pu toucher Saylan, pour la première fois, et ça valait bien cela…

Dehors, il rejoignit Alexandre, qui parlait avec Saylan. Il avait à peine l’air de meilleure humeur, mais s’efforçait visiblement de faire bonne figure. Ils marchèrent tous les trois vers l’appartement.

_ Alors, comment s’est passé le concours blanc ?, demanda Hervé à son frère.

_ Comme d’habitude, répondit celui-ci. " Enfin, ça aurait pu être pire.

_ Et moi ?, intervint Saylan, " Tu ne me l’as même pas demandé !

_ Ah bon ?, s’étonna Alexandre.

_ Non, lui répondit Saylan en souriant, " Il était trop occupé à me poser des questions sur moi ! !

Hervé déglutit péniblement quand il sentit le lourd regard d’Alexandre. Oh, c’était sûr maintenant, il se doutait de quelque chose ! Et il réprouvait !

 

 

OU L'ON PARLE DE PLUSIEURS CHOSES, Y COMPRIS DE LA GARNITURE DES PIZZAS

Ils entrèrent dans l’appartement juste au moment où le téléphone sonnait. Alexandre se précipita pour décrocher, tandis qu’Hervé et Saylan se déchaussaient.

_ Allô ? Ah, c’est vous ! Oui oui, il est là. Je vous le passe.

Il se tourna vers Saylan.

_ C’est ta cousine. Elle dit que c’est important.

Saylan prit le combiné sans grand enthousiasme.

_ Oui… bonjour. Qu’est-ce qui se passe encore ?…

Il y eut un long silence, tandis que Saylan écoutait attentivement son interlocutrice, son visage prenant une expression de plus en plus maussade au fur et à mesure que les secondes s’écoulaient.

_ Ah bon… C’est grave ?

Hervé était tout prêt à en entendre davantage quand Alexandre le poussa dans le salon.

_ Ah, attends une minute, il faut que je vérifie quelque chose dans mon sac, s’exclama-t-il, et il échappa à Alexandre pour repartir dans le couloir et entendre un autre morceau de dialogue.

_ … et en ce qui me concerne, il peut bien crever, c’est pas mon problème. D’ailleurs… Quoi ? QUOI ? Non mais tu réalises ce que tu dis ? ? ? C’est…

Il ne se permit pas d’en entendre davantage, mais la discussion était plus qu’orageuse ! Il jeta un coup d’œil au visage de Saylan, enflammé, encore plus séduisant dans la colère avec ses yeux brillants et son expression indomptable.

Il rejoint Alexandre dans le petit salon-cuisine. Celui-ci était en train de boire un grand verre d’eau.

_ Ca a l’air de barder !, lui dit Hervé en s’efforçant de ne pas paraître dévoré de curiosité.

Alexandre ne releva pas. Hervé sentait pointer une discussion orageuse. Bien sûr, il ne pouvait pas s’attendre à ce qu’Alexandre soit content de voir son petit frère saliver devant l’un de ses meilleurs amis… Maintenant, Hervé était tout simplement sidéré de sa clairvoyance. Il s’assit sur le canapé lit, qui occupait près de la moitié du salon. L’appartement était petit, mais neuf et très bien éclairé, agréable.

Alexandre tournait et retournait son verre vide entre ses doigts, puis il déclara sèchement :

_ T’étais pas au courant que je repassais à la maison ce soir ? Si t’avais tellement envie de me voir, pourquoi t’as pas attendu que je rentre ?

Ouuuuuups. La super-gaffe. La méga-gaffe. Hervé sentit qu’il venait de se trahir, et surtout de dévoiler le fait qu’il ne venait pas vraiment pour son frère. Le sermon n’allait plus tarder maintenant.

Hervé entendit distraitement Saylan raccrocher rageusement le téléphone. Quelques secondes plus tard, ayant vraisemblablement pris le temps de se calmer, il pénétra dans le salon. Ses joues étaient toujours enflammées par la colère, d’un carmin délicat, et il paraissait littéralement épuisé.

_ Ca va ?, lui demanda Alexandre d’un ton plein de sollicitude.

_ Il… Il faut que je m’en aille, lui répondit Saylan d’une voix neutre. " J’ai des choses à faire.

_Tu veux que je t’accompagne ?, insista Alexandre, l’air inquiet.

_ Ah non !

_ Pourquoi ça?

Hervé se mordit les lèvres, alors que Saylan se retournait pour lui jeter un regard noir. Il avait été un peu trop curieux.

_ Ca ne te concerne pas, dit Saylan froidement

_ Ca a plutôt l’air d’être grave, non ? Tu auras peut-être besoin de moi, insista Hervé tandis qu’Alexandre lui jetait un regard aussi noir que celui de Saylan.

_ Je ne crois pas.

Le ton de Saylan était sans appel. Il avait l’air furieux et désemparé à la fois. Hervé aurait donné son bras droit pour savoir ce qui se passait.

_ Tu es sûr que tu ne veux pas qu’on vienne, Saylan ?, demanda Alexandre. " D’ailleurs, qu’est-ce qui se passe exactement ?

_ Je ne vous gênerai pas !, argumenta Hervé.

Saylan le contempla un moment qui sembla interminable à Hervé, puis :

_ Ce n’est pas le problème. Mêle-toi donc de tes affaires.

Hervé sentit une boule se former dans sa gorge. Tout se passait mal, très mal… Ca n’allait pas du tout. Saylan avait l’air vraiment en colère à présent, contre lui et son frère.

_ Si vous voulez vraiment me faire plaisir, reprit Saylan, l’air de se moquer, " Vous pouvez toujours aller acheter des pizzas pour se soir ! Histoire de ne pas mourir de faim !

Alexandre essaya de dire quelque chose, mais Saylan l’interrompit d’un sifflement irrité. Hervé ne pouvait s’empêcher de l’admirer, même dans sa colère. Comment était-il possible qu’un simple garçon, beau certes, lui fasse tant d’effet que le  moindre de ses gestes devienne comme un spectacle ? Alexandre, quant à lui, avait l’air inquiet et attristé. Saylan lui fit signe de le suivre dans la chambre. Hervé eut l’impression d’exploser. Oui, c’est vrai, Alexandre était son ami, il ne connaissait pas depuis assez longtemps Hervé pour lui faire confiance, mais enfin, si les choses étaient comme elles devraient être, ce devrait être à lui de l’épauler et de recueillir ses confidences! Dévoré par la curiosité, il s’approcha de la porte de la chambre dès que celle-ci se fut close sur Saylan et son frère. Au début, il n'entendit rien , rien de plus que quelques chuchotements indistincts, mais rapidement, le ton monta à l’intérieur de la pièce.

_ …et tu vas laisser faire ça ?, demanda Alexandre, le reproche dans la voix.

_ Qu’est-ce que tu veux que (quelques mots inaudibles). Après tout, c’est moi qui suis parti, non ? J’suppose qu’il faut bien que je les laisse faire ! !

_ C’est pas ce que t’as toujours dit ! Tu veux que je te rappelle dans quel état tu étais quand…

_ Ca suffit, arrête !

_ T’es en train de te faire avoir ! Ca crève les yeux ! Tu vas aller chercher tes affaires, alors, et puis après ?

_ Patrice n’est pas là, j’arriverai peut-être à les convaincre de… (inaudible)

_ Et qu’est-ce que tu crois que ça va changer ? Laisse-moi t’accompagner au moins !

_ Je ne veux pas, c’est mon problème ! !

_ C’est aussi ce que tu disais il y a deux ans ! T’as vu où ça nous a menés ! !

_ Mais arrête un peu! Arrête…

Hervé s’éloigna de la porte de la chambre, par simple prudence. Il ne tenait pas à être pris l’oreille collée contre la serrure. Mais il était dévoré de curiosité, d’autant plus que les voix s’étaient tues. Il laissa s’écouler quelques minutes, attendant à tout moment que Saylan et son frère sortent de la chambre. Personne ne venant, il eut une idée. Alexandre habitait au rez-de-chaussée, et sa chambre donnait sur une petite rue peu fréquentée. Il n’avait qu’à sortir aller faire le tour et jeter un oeil. C’était encore pire que d’écouter aux portes, mais ça lui était égal. Très doucement, il ouvrit la porte d’entrée de manière à faire le moins de bruit possible, et se retrouva dans la rue. Grelottant de froid, il courut de poster sous la fenêtre d’Alexandre. Il ne donnait pas cher de sa peau si celui-ci le voyait, mais enfin… Il y avait des rideaux à la fenêtre , mais comme la lumière était allumée, lorsqu’Hervé se hissa sur la pointe des pieds pour jeter un œil à l’intérieur, il y vit plutôt bien. Un peu trop bien, même. Au départ, il ne comprit pas bien ce qui se passait. Il y avait deux formes étroitement enlacées l’une contre l’autre.

" Mais… "

Alexandre embrassait Saylan. Ou Saylan embrassait Alexandre. De là où il était, Hervé ne pouvait pas bien le voir, mais il se doutait bien qu’il s’agissait d’un vrai baiser, d’un baiser d’amoureux. Alexandre avait passé ses mains sous la chemise de Saylan et caressait doucement sa poitrine. Hervé sentit ses jambes se dérober sous lui et il s’effondra par terre.

Ce n’était pas possible, pas vrai, pas possible… Il ne pouvait rien arriver de pire ! Son cœur battait la chamade dans sa poitrine. Il avait bien eu des doutes sur Alexandre à un moment, mais il n’avait pas pensé que lui et Saylan avaient… qu’ils étaient… Ses pensées se bousculaient dans sa tête, de la stupéfaction à la jalousie en passant par l’écœurement. Ce n’était pas juste ! Reprenant momentanément ses esprits, il réussit à se dire qu’il valait mieux qu’il rentre tout de suite dans l’appartement. Après tout, il avait vu plus qu’il ne lui en fallait, non ? Une petite voix lui souffla qu’il pouvait rester là à regarder, mais il la fit taire avec autorité, honteux de lui-même. Il se glissa dans l’appartement, et parvint à peine à verrouiller la porte tant ses doigts étaient gourds, paralysés par le froid et le choc. Il se précipita dans le salon et s’affala sur le canapé.

" Calme-toi, calme-toi, ils vont sortir d’une minute à l’autre et te voir dans cet état… " D’une minute à l’autre " ? Peut-être pas, s’ils… oooh…. "

Hervé devint écarlate à l’idée de ce qui devait se passer dans la pièce voisine. Il se sentait trahi. Et jaloux. Et, malgré tout, excité par ce qu’il avait vu. Après tout, Saylan laissait un garçon l’embrasser, lui faire l’amour. Si seulement il avait connu Saylan avant son frère, ce serait peut-être lui qui serait là en train de le serrer dans ses bras. Cette pensée arrêta Hervé un moment. Il avait toujours pensé que Saylan était déjà pris. Mais par une fille. S’il préférait les garçons, il avait peut-être encore une chance…

Avant qu’il ait pu réfléchir plus avant, la porte de la chambre s’ouvrit. Il regarda Saylan en sortir, les yeux rougis, mais l’air un peu calmé. Alexandre le suivait. Hervé baissa les yeux immédiatement. Ils n’osait pas les regarder en face.

Saylan sortit sans un mot en claquant la porte, et les deux frères se retrouvèrent tous les deux. Hervé se demandait si Alexandre allait en profiter pour mettre les choses au clair entre eux, ou si c’était à lui de le faire. Oh, comment parler de ça ?… Hervé ne s’était jamais senti aussi mal à l’aise.

_ Alexandre…, commença Hervé tout en fixant la porte qui s’était refermée sur Saylan. " Qu’est-ce qui se passe ?

Alexandre tourna les talons en faisant signe à son frère de le suivre. Ils s’assirent en silence sur le canapé.

_ Saylan n’a pas beaucoup de chance, commença Alexandre.

Hervé se dit que son frère devait depuis longtemps avoir envie de raconter ça à quelqu’un. C’était rare qu’il accepte ainsi de parler, et si il le faisait à présent, c’est qu’il devait vraiment en avoir besoin. D’ailleurs, depuis combien de temps n’avaient-ils plus parlé tous les deux ? Ca devait aussi manquer un peu à Alexandre, non ?…

_ Saylan est orphelin, commença-t-il " Il a été élevé par son oncle et sa tante.

_ Oui, il m’en a parlé, interrompit Hervé, sans oser lever les yeux vers son frère. Il le revoyait encore en train d’embrasser Saylan…

_ Ca, ça m’étonne ! Ou alors, il ne t’en a pas dit grand chose ! Ca ne s’est pas très bien passé. Surtout avec son cousin. Il lui a mené la vie dure des années, et Saylan en a très peur.

_ Et c’est à propos de lui ce qui s’est passé aujourd’hui ?, demanda Hervé pour éviter que son frère ne change de sujet et ne vienne à parler de lui.

_ Plus ou moins. D’après ce que Saylan m’a dit, son cousin a trouvé le moyen de faire rentrer un peu d’argent dans les caisses de la famille.

_ Et alors ?

_ Et alors, ça pose un sacré problème pour Saylan. Ca fait un certain temps qu’il n’habite plus vraiment là-bas, et son cousin a tout simplement décidé de louer sa chambre à quelqu’un d’autre.

_ Hein ?

_ Oui, enfin bon, si on peut appeler ça une chambre ! Elle est pas très grande et très sombre, et… (Alexandre se reprit visiblement et Hervé ne put s’empêcher de rougir). Bref, ce sont toujours les tuteurs légaux de Saylan, et ils proposent de co-financer ses études s’il accepte de prendre la porte !

_ Mais…, demanda Hervé, un peu assommé, " Ils ont le droit de faire ça ?

_ Aucune idée, et de toute façon, Saylan a trop peur de Marc et Patrice pour faire quoi que ce soit contre eux. Marc et Patrice, c’est son cousin et son oncle. En plus, une aide financière l’arrangerait bien, vu qu’ils ne lui en versent aucune depuis qu’il est… enfin, qu’il s’est éloigné.

_ En fait, demanda Hervé. " Où habite-t-il ? Il m’a dit qu’il vivait avec ses cousins !

Alexandre eut l’air gêné, regrettant ses paroles.

_ A la fin, tu sais, ça devenait vraiment risqué pour lui de rentrer là-bas. Il y retourne le moins possible, quasiment jamais. Du coup, il se fait héberger par des amis, mais la plupart du temps, il est chez moi.

_ Ah bon ?, commenta Hervé d’un ton qu’il ne put empêcher d’être un peu moqueur. Hervé se demandait dans quoi il était tombé. Il commençait à découvrir la vie de Saylan, et malgré ce qu’il avait peur d’y découvrir, il se sentait d’autant plus déterminé à y prendre sa place. Tout ce qu’il avait appris l’avait persuadé que le jeune garçon avait besoin de quelqu’un pour le soutenir et le protéger.

" Ca y est, se dit Hervé, " Je tombe amoureux ! C’est pourtant pas la situation idéale…"

_ Bon, on va la chercher, cette pizza ? Sinon Saylan va être encore plus en colère !, proposa Hervé en s’efforçant d’avoir l’air enjoué.

Tout pour quitter l’appartement et prendre un peu l’air.

_ D’accord… Après, je passerai chez les parents. J’ai plusieurs choses à ramener ici.

Les deux frères se levèrent et allèrent prendre leurs manteaux. Hervé ouvrit la porte, mais Alexandre le retint par le poignet. Il semblait sur le point de dire quelque chose de délicat.

" Ohnonohnonohnon pas maintenant ! "

_ A propos de Saylan, commença Alexandre, grave, " J’ai autre chose à te dire. Tu devines ce que c’est n’est-ce pas ?

Hervé fit un effort pour déglutir. Sa gorge était contractée et douloureuse. Oubliant de prendre son manteau, il sortit sans attendre Alexandre, ne voulant pas entendre, oh non, pas entendre ce qu’il allait lui dire. Devant lui repassaient les images de ce qu’il avait vu dans la chambre. Il ouvrit la bouche pour parler, mais Alexandre lui coupa l’herbe sous le pied.

_ Je ne voudrais pas être désagréable, je t’assure. Je pense que tu as compris ce qu’il y a entre Saylan et moi, non ?, dit-il tout en commençant à marcher pour rejoindre sa pizzeria favorite, deux pâtés de maison plus loin. Hervé ne répondit pas.

_ Pardon ?… Qu’est-ce que tu as dit ?, demanda-t-il avec application, histoire d’être certain de ne pas laisser sa voix dérailler. Au fond de son cerveau subsistait l’espoir dérisoire que tout n’ait été qu’un rêve, un rêve stupide inspiré par ses propres fantasmes. Alexandre lui jeta le genre de coup d’œil que l’on jette à un gamin un peu attardé.

_ Je dis, reprit Alexandre avec force, " Que Saylan est MON petit ami. Pas besoin de te faire un dessin, non ?

Hervé sentit que le monde s’écroulait autour de lui. Il en avait déjà eu la preuve pourtant, mais entendre Alexandre le formuler, c’était autre chose, c’était réel.

_ Tu te moques de moi, parvint-il à marmonner.

_ Pourquoi je me moquerais de toi ?, explosa Alexandre. " Tu imagines que c’est un sujet avec lequel on plaisante ?

_ Non, marmonna de nouveau Hervé.

Il était sorti sans son manteau et grelottait. Alexandre s’en aperçut et enleva son blouson pour le lui donner. Hervé le prit sans même s’en rendre compte.

_ De… Depuis combien de temps ?, parvint-il à articuler.

_ Près de deux ans, lui répondit son frère . " Quasiment depuis que je le connais. Ca a été le coup de foudre.

Hervé gardait les yeux rivés au sol. Certes Hervé savait maintenant qu’il n’avait plus à craindre une réaction horrifiée de Saylan s’il lui avouait ses sentiments, mais jamais il ne pourrait être aussi mesquin vis-à-vis de son frère. Non, jamais il ne pourrait essayer de dérober le petit ami de son frère… Un coup de foudre… Lui-même n’avait pas eu la chance d’en connaître un réciproque. Il sentit un horrible petit serpent vert s’enrouler autour de son cœur, froid et luisant.

Ils venaient juste de dépasser le café où Hervé et Saylan s’étaient rendus l’après-midi même, à présent fermé, lumières éteintes et stores baissés, quand Alexandre reprit la parole après quelques secondes de silence.

_ Ce n’est pas facile pour moi de te dire ça…

_ Quoi ?, grinça Hervé, les poings serrés au fond des poches du blouson de son frère.

Alexandre s’arrêta. Ils étaient à à peine 200 mètres de la pizzeria. Les deux frères se firent face.

_ Je ne suis pas dupe tu sais, reprit Alexandre. " Et Saylan non plus je pense. Je voudrais bien que tu arrêtes de lui tourner autour.

_ Je…, tenta Hervé, surpris par cette attaque directe.

_ Pas la peine de nier, le coupa Alexandre. " Au départ, j’ai déjà trouvé louche que tu t’y intéresses autant. Tu es toujours si froid avec les amis que je te présente ! Et lui, tu le regardes comme si tu allais lui sauter dessus à n’importe quel moment ! T’es pas vraiment discret !

_ C’est…

_ Ne m’interromps pas, j’ai presque fini. Si tu le veux, tu as les moyens de me faire du tort. Tu peux aller voir papa et tout lui raconter. Que je sors avec un garçon depuis deux ans. Que c’est pour être avec lui que j’ai tellement insisté pour avoir cet appartement. Que je compte bien tout laisser tomber pour rester avec lui. Tu peux faire tout ça, continue Alexandre, les joues rougies par le froid et l’excitation, " Mais je t’interdis de le regarder encore comme ça. Il n’est pas pour toi.

_ Pas la peine d’insister, marmonna Hervé. " J’ai compris.

Au fond de lui, autre que la jalousie, un second sentiment naissait. Il se sentait trahi. Bien sûr, depuis qu’il était entré au lycée, Alexandre s’était beaucoup éloigné de lui, mais jamais il ne l’avait considéré comme… comme un ennemi. Le Alexandre qu’il avait sous les yeux ne ressemblait plus à son frère. Il était agressif, hostile.

_ Tu n’as pas besoin de me parler comme ça, reprit Hervé, tentant de retrouver un repère. " Tu sais très bien que je ne te ferai jamais du tort volontairement. Je t’aime trop pour cela grand frère !

Une expression coupable passa sur les traits d’Alexandre, qui s’adoucirent.

_ Mais… Pourquoi tu ne me l’as pas dit tout de suite ? Même, pourquoi tu ne m’as pas dit il y a deux ans que tu… enfin… que tu étais tombé amoureux ? Amoureux pour de bon ?Tu me disais ces choses avant.

Alexandre, une buée blanche sortant de sa bouche à chaque respiration, s’approcha d’Hervé et lui ébouriffa les cheveux. Il mit un petit moment avant de répondre.

_ Au début, j’avais peur que tu ne comprennes pas. J’avais demandé à Saylan de ne rien te dire s’il te rencontrait, commença-t-il, et Hervé reconnut avec bonheur le timbre de voix normal de son grand frère. " Mais j’ai confiance en toi. Je… j’ai été agressif, euh… mesquin. Pardonne-moi. J’aurais mieux fait de tout te dire tout de suite. Mais je ne supporte pas que quelqu’un s’approche de Saylan. Tu n’es ni le premier, ni le dernier.

Hervé sentit un frisson désagréable lui parcourir l’échine.

_ Des fois, continua Alexandre, " J’ai envie de prendre une kalachnikov pour tirer dans ce tas de types qui le suivent à la trace. Il suffit que Saylan se montre quelque part, comme dans cette réunion où tu l’as vu pour la première fois, pour qu’aussitôt des mecs surgissent et essaient de se le faire. Ca me rend fou. Alors, quand j’ai commencé à voir qu’il t’intéressait, j’étais vraiment furieux. Je te demande pardon. Mais éloigne-toi de lui.

Hervé s’approcha de son frère et l’embrassa.

_ Je te pardonne, dit-il.

Il ne promit rien d’autre.

_ Je vais te rendre ton blouson pour le retour, dit-il ensuite. " Tu vas tomber malade.

Alexandre sourit, et enfin, Hervé retrouva son frère, son ami. Momentanément, son attirance pour Saylan était reléguée au second plan devant sa joie d’avoir à nouveau Alexandre à ses côtés. Brutalement, la distance qui les avait séparée les années passées semblait avoir été abolie. Maintenant, Hervé faisait partie intégrante du monde où vivait Alexandre quand il était hors de la maison parentale. Et ça, c’était tout nouveau.

Ils pénétrèrent dans la pizzeria. C’était un tout petit restaurant, avec à peine une vingtaine de couverts. Il était installé dans un bâtiment assez ancien, datant du siècle dernier, remarquablement conservé. Hervé y était allé deux ou trois avec Alexandre au cours des années passées, et il avait aimé son ambiance chaleureuse et douce. Ce soir, le restaurant était déjà plein, et le bavardage des clients envahissait la pièce, montant jusqu’au plafond lambrissé. Une jeune femme jaillit derrière du comptoir en bois, manquant de les renverser. Elle était chargée d’un amoncellement de salades et de pizzas, et pendant un instant d’éternité, Hervé la suivit des yeux, se demandant vaguement quel plat allait tomber le premier. Il fut brusquement ramené à la réalité par Alexandre.

_ Alors, qu’est-ce que tu prends ?

Il avait l’air d’être vraiment soulagé par cette petite discussion. Ses yeux bleus luisaient, et son visage était complètement détendu, à l’inverse du masque qu’il avait arboré toute la journée en présence d’Hervé. Dans le restaurant, une femme se retourna pour le regarder. Hervé étouffa à grand peine son rire. Il prit son temps pour répondre à Alexandre. La pizza était bien le cadet de ses soucis.

Finalement, ils se décidèrent pour trois pizzas au fromage. Compte tenu du monde, leur attente dura un peu plus longtemps que prévu, et Alexandre commençait à s’impatienter. Quand enfin ils furent servis, il ne tenait plus en place. Sans mot dire, Hervé s’empressa de le suivre tandis qu’il sortait, les bras chargés par les pizzas. Pendant l’attente, ses pensées étaient de nouveau revenues sur Saylan. Notamment, il aurait bien voulu en savoir plus sur la façon dont Alexandre l’avait rencontré, mais il n’osait pas le demander. Il décida d’emprunter un chemin détourné.

_ Alexandre, commença-t-il tout en accélérant le pas pour se maintenir au niveau de son frère qui marchait vite, " Qu’est-ce qu’il y a exactement avec la famille de Saylan ?

Comme prévu, son frère ne se mit pas en colère. Il réfléchit un moment, se demandant par où commencer.

_ C’est une drôle d’histoire, finit-il par dire. " Saylan n’en parle jamais beaucoup. D’après ce que j’ai compris, sa mère, la sœur de l’homme que tu as vu là-bas, a coupé tous les ponts avec sa famille lorsqu’elle s’est mariée. Saylan s’est retrouvé orphelin à huit ans, et a été remis à son oncle. Saylan dit que tout s’est bien passé les premières années. J’aurais plutôt tendance à croire que ce n’était pas aussi dur que ce qui s’est passé ensuite. Patrice n’est pas un tendre et…

_Son oncle, c’est ça?, interrompit Hervé.

_ Oui. Il a le sang chaud, de toute façon. Mais ça avait l’air d’aller, grosso modo. D’après Pierre, un ami de Saylan depuis le collège, pourtant, ça bardait déjà de temps en temps. Mais ça a empiré quand Patrice s’est retrouvé au chômage. Il a tenu la première année, mais après, il a complètement craqué, et c’est là que les choses sont devenues infernales pour Saylan. Avant, il avait déjà des problèmes avec son cousin, Marc, mais Patrice s’interposait. Après, il a laissé son fils faire tout ce qu’il a voulu. En fait, il n’hésitait plus à se passer les nerfs sur lui également. Résultat, dès qu’il a pu, Saylan s’est tiré.

La voix d’Alexandre s’atténua, et Hervé se dit qu’il devait garder des choses pour lui, mais il n’insista pas. Il trouvait son frère décidément très elliptique pour tout ce qui concernait Saylan. A son avis, la quasi terreur du garçon devant son oncle ne pouvait pas s’expliquer si facilement. Il devait y avoir eu quelque chose d’autre.

_ Heureusement, il avait l’héritage de ses parents. Ca lui permet de tenir en attendant de se trouver un petit boulot en fac, l’année prochaine, mais il tire le diable par la queue ! C’est pour ça que cette histoire de céder sa chambre contre une aide financière le met mal à l’aise. Ca l’arrangerait bien en fait.

_ Et toi, reprit Hervé, Tu l’as rencontré quand ?

_ Au moment où il est parti de chez lui, répondit Alexandre.

Ils arrivaient à l’appartement, et Hervé n’osa pas aller plus loin.

_ Il commence à se faire tard, je vais te laisser rentrer tout seul, l’informa Alexandre. " Ca ne te dérange pas de rester tout seul chez moi ? A moins que tu veuilles retourner à la maison avec moi ? Je n’en aurai pas pour longtemps.

_ Euh… Ca ira, non.

_ Je vais faire vite. Je devrais rentrer avant Saylan : son oncle habite assez loin. Mets les pizzas au chaud, d'accord.

_ Pas de problème.

Alexandre et Hervé se séparèrent, et Hervé rentra dans l’appartement vide les bras chargés de pizzas toutes chaudes.

Il les déposa sur la table de la cuisine. Il faisait sombre dans la pièce, et l’appartement

était totalement silencieux. Hervé ferma les volets et alluma toutes les lampes. Il n’était pas encore tout à fait remis de sa discussion avec Alexandre. Maintenant que la joie d’avoir " retrouvé " son frère s’était atténuée, son malaise renaissait. Il n’avait pas moins envie d’avoir Saylan pour lui, et même, peut-être le voulait-il encore plus. L’idée que Saylan vivait avec son frère dans cet appartement depuis un an ne faisait que renforcer son malaise. Ils avaient été très discrets, ça s’était sûr… Malgré les nuits qu’il avait passé sur place, Hervé n’avait rien remarqué… En tout cas, il comprenait à présent pourquoi son frère insistait sans cesse pour qu’il prévienne avant de venir chez lui… Hervé poussa la porte de la chambre. Mouais. Il comprenait aussi le lit à deux places maintenant. Il sentit que ses oreilles commençaient à chauffer et décida de les ignorer. Au pied du lit, il y avait une paire de baskets en toile très usagées, qu'il ne connaissaient pas. Hervé se demanda distraitement combien d’affaires appartenant à Saylan étaient éparpillées dans cette chambre. Il ouvrit la penderie : la plupart des habits étaient ceux de son frère, mais tassés à droite étaient ceux qui devaient être à Saylan. En autre, Hervé repéra le costume noir qu’il portait le soir où ils s’étaient rencontrés. Il en effleura légèrement le tissu…

Il sortit de la chambre en vitesse pour ne pas être tenté de fouiller plus avant. Après tout, l’indiscrétion avait des limites, essayait-il de se convaincre. Il alluma la télé et s’affala devant : il savait déjà qu’il ne pourrait pas travailler. Tout ce qu’il voulait, c’était ne pas penser… ne pas penser qu’il s’était pour de bon ridiculisé devant Saylan et son frère…

 

 

HERVE SE FAIT DU SOUCIS

Le téléphone sonna, l’arrachant à sa rêverie. Devait-il répondre ? Il se leva et décrocha le combiné. A sa grande surprise, il s’agissait de son ami Guillaume. Il avait appelé chez ses parents, et ceux-ci lui avaient donné le numéro d’Alexandre. Guillaume était le meilleur ami d’Hervé, et cela le détendit de parler un peu avec lui. Bien entendu, il ne lui avait jamais parlé de Saylan, bien que Guillaume lui ait souvent demandé qu’est-ce qui le turlupinait depuis quelques temps. Ils finissaient de discuter quand la porte d’entrée s’ouvrit. Hervé jeta un coup d’œil, pensant que son frère rentrait, mais encore une fois, il eut la surprise de voir Saylan. Celui-ci avait l’air très fatigué. Ses traits étaient tirés, et son teint encore plus pâle que de coutume. Il se déchaussa sans rien dire, et se contenta d’adresser un demi sourire à Hervé.

_ Ca s’est passé comment ?, demanda ce dernier, une main sur l’écouteur.

_ Bof…, répondit Saylan d’une voix lasse sans le regarder. Il quitta le couloir pour rentrer immédiatement dans le salon, fermant la porte derrière lui. Ravi bien qu’un peu stressé de se retrouver en sa compagnie après ce qu’il avait appris, Hervé s’empressa de finir sa conversation avec Guillaume et raccrocha.

Lorsqu’il entra dans la salon, il ne vit Saylan nulle part. Par contre, de l’eau coulait dans la salle de bain. Hervé alla préparer un peu de café. Il ne pouvait pas dire exactement pourquoi, mais il sentait que Saylan en avait bien besoin. Lorsque celui-ci sortit de la salle de bain, la lumière vive du salon éclaira la tâche déjà violacée qui s’étalait au bas de son visage, sur le maxillaire gauche.

_ WAOUH ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ?, s’exclama Hervé.

Saylan porta automatiquement sa main à sa joue.

_ Ca se voit tant que cela ?, demanda-t-il d’un air faussement enjoué.

_ Un peu, oui. Tu… (Hervé hésita une seconde). Tu t’es cogné, c’est ça ?

Saylan acquiesça lentement sans le quitter des yeux. Il n’était pas dupe. Hervé non plus. Il avait d’ailleurs senti l’odeur de crème qui émanait de la peau de Saylan. Il avait dû essayer de cacher la marque.

_ Comment tu t’es fait ça ?, essaya Hervé.

Saylan le dépassa pour aller s’asseoir dans le canapé où il s’étira longuement, manquant de faire sortir les yeux d’Hervé hors de leur orbite. Il ne comprenait pas bien comment Saylan pouvait sembler si calme tandis que lui-même était terriblement gêné. Cependant, en ce moment même, ce qui préoccupait Hervé était la marque sur le visage de Saylan. Il sentait son cœur se serrer à l’idée de ce qui s’était passé, mais il ne savait pas comment réconforter ou faire parler Saylan sans le mettre une fois de plus en colère.

_ Il y a chez mon oncle, commença Saylan sur un ton légèrement railleur, " Une vieille commode qui m’en veut beaucoup. Dès qu’elle me voit, elle se débrouille pour me faire trébucher sur un pouf ou que sais-je, et vlan !, bien sûr, je lui tombe dessus à tous les coups. D’où le bleu.

Saylan regardait Hervé droit dans les yeux, le mettant au défi de dire autre chose.

_ Ah bon?, hasarda ce dernier, se sentant franchement idiot.

Saylan ne répondit même pas et se recroquevilla sur le canapé, ramenant ses jambes sous lui. Il ferma les yeux, et soupira, très doucement. Hervé laissa passer quelques secondes, se demandant si Saylan allait dire autre chose. Franchement, pourquoi ne disait-il pas ce qui s’était vraiment passé ? Hervé baissa les yeux sur le visage toujours crispé de Saylan. La tâche était à présent encore plus visible.

_ J’ai fait du café, proposa Hervé à voix haute. " Tu en veux un peu ?

Les yeux de Saylan s’ouvrirent d’un coup, si brusquement qu’Hervé eut l’impression d’entendre le " plop " que faisaient les chairs se séparant.

_ Je veux bien, murmura Saylan tout en se roulant en boule.

Il resta dans cette position, de balançant lentement d’avant en arrière sur sa musique intérieure, et quand Hervé lui apporta sa tasse, il avait l’air d’aller beaucoup mieux. Enfin… d’être un peu plus détendu.

_ Où est Alex ?, demanda-t-il tout en prenant dans ses mains froides la tasse fumante.

_ Il est parti chez nos parents. Il avait des affaires à prendre.

_ C’est vrai… J’avais oublié…, admit Saylan.

_ Mais j’ai ramené les pizzas !

_ Pizzas ? (Saylan avait l’air un peu déconcerté) Quelles piz… ? Ah, oui !

Il rit doucement.

_ Ca aussi, j’avais complètement oublié ! ! !

Hervé prit l’initiative de s’asseoir à l’autre bout du canapé, pas trop près mais pas trop loin non plus de Saylan qui goûta précautionneusement à son breuvage. Il se leva d’un bond.

_ Tu… Tu vas où ?, lança Hervé.

_ Pas assez sucré ! !, s’exclama Saylan tout en se précipitant sur le placard où Alexandre… où lui et Alexandre, corrigea mentalement Hervé avec réticence, gardaient le sucre. Il s’en servit une généreuse ration, puis revint s’asseoir un peu plus près que précédemment, ce qui remplit Hervé de terreur et de ravissement tout à la fois.

_ Qu’est-ce que tu as décidé, à propos de ta chambre ?, demanda Hervé en regardant Saylan du coin de l'œil.

_ Je n’ai rien décidé encore…, répondit ce dernier, visiblement profondément absorbé par le mouvement circulaire de sa cuillère dans le café. " De toute façon…

Il allait en dire un peu plus mais s’arrêta brusquement, comme se rappelant à qui il avait affaire.

_ Ah, c’est gentil de t’inquiéter pour moi !, s’exclama-t-il avec entrain, prenant Hervé totalement au dépourvu. " Et toi, qu’est-ce que tu me racontes ? ? Après tout, je ne sais pas grand chose de toi ! Je t’écoute !

Hervé n’hésita que quelques dixièmes de secondes. C’était sa chance.

_ Oh, tu sais, je n’ai rien de spécial.

Saylan le regardait d’un ait patient, tandis qu’Hervé essayait désespérément de dire quelque chose d’original.

_ Je … je suis un peu comme toi en fait, j’aime… plein de choses. J’ai eu un chien moi aussi ! ! !

Saylan se fendit d’un grand sourire, le sourire qu’Hervé aimait tellement, et il sentit ses genoux devenir mous. Heureusement qu’il était assis ! !

_ Ah bon ?, l’aida Saylan en se rapprochant un peu de lui, " Alex ne m’en a jamais parlé ! Il s’appelait comment ?

_ Olive. Parce que quand j’étais petit, j’étais fan de Olive et Tom (note de Linde : désolée, j’ai pas pu m’en empêcher… ^^ ; ; ;)

Saylan éclata carrément de rire. Hervé sentit une giclée de joie l’inonder. Enfin, il en avait tiré une réaction ! Saylan s’adossa confortablement dans le canapé puis se tourna vers Hervé, qui se pencha pour entendre ce qu’il avait à lui dire. Leurs visages étaient tout près à présent. Hervé voyait distinctement les tâches de rousseur sur les joues de Saylan, à demi recouvertes par la marque de coup. Il y avait… il y avait une espèce d’odeur qui émanait de lui, bien différente de celle de la crème… une odeur plutôt sucrée, un peu entêtante…

_ C’est mignon… Et après ?, demanda Saylan en souriant, si près que son souffle effleura Hervé. Celui-ci était à deux doigts de perdre contenance. Il essayait vaguement de se remémorer les avertissements de son frère, mais peine perdue, avec ce beau visage si près du sien, qui exhalait des mots si chauds, qui faisaient vibrer quelque chose de très profond en lui. Ses yeux étaient rivés à ceux de Saylan, loin de quelques centimètres seulement. Hervé ouvrit la bouche pour dire il ne savait quoi quand la porte d’entrée s’ouvrit. Saylan sauta sur ses pieds, tandis qu’Hervé tentait de reprendre ses esprits.

_ Tu es déjà rentré Saylan ?, demanda Alex du couloir. " Ca s’est passé comment ?

A peine le temps d’enlever ses chaussures, et Alexandre rentrait dans le salon. Il jeta un coup d’œil à son frère toujours à demi pétrifié sur le canapé, puis à Saylan. Hervé vit ses sourcils se froncer à la vue de la marque, mais Saylan le regarda d’un air si plein de défi qu’il n’osa rien dire. Néanmoins, Hervé était sûr que ça discuterait ferme la nuit venue dans la… dans leur chambre… A en juger par la réaction d’Alexandre, ce n’était pas la première fois qu’il voyait Saylan rentrer dans cet état… ou peut-être pire.

_ On verra ça plus tard, lâcha Saylan d’un ton ne souffrant aucune contestation.

_ … Bon…

Voyant qu’Alexandre acceptait de remettre la discussion, Saylan sourit. A la vue de son beau visage, Hervé sentit bien malgré lui son désir ne consentirait pas à se rendormir comme ça. Savoir ce que son frère éprouvait pour ce garçon influait sur son esprit, pas sur son corps… ou sur ses sentiments. Il pesta intérieurement.

_ Saylan, reprit Alexandre, désireux de trouver très vite un autre sujet de conversation, " J’ai dit à Hervé pour nous.

Saylan, qui avait déjà tourné les talons, marqua une pause et jeta un coup d’œil en coin à Hervé.

_ Ah bon… Bien. Ca te dérange ?

_ Euh…. Nonononon, s’empressa de répondre Hervé. " Ce… c’est chouette, oui !

Et menteur maintenant !

Saylan revint s’asseoir sur le canapé, sans le quitter des yeux. En sentant le poids de ce regard sur lui, Hervé se demanda quelles arrières pensées Saylan dissimulait. Il avait l’air de vouloir dire quelque chose… mais peut-être n’était-ce que lui qui fabulait.

Saylan alluma la télé, parce qu’il voulait " voir le truc qui passait ce soir ", et Hervé jeta un coup d’œil au film qui venait de débuter. " Adieu ma concubine ". Oh oui, il l’avait aimé celui-là.

Ils s’installèrent tous les trois sur le canapé, chacun sa pizza, évitant d’un commun accord de remettre sur le tapis ce qui s’était passé chez Saylan. Celui-ci, coincé entre Alexandre et Hervé commença distraitement à grignoter sa pizza tout en restant rivé au film. C’était la première fois qu’Hervé se trouvait si près de lui, cuisse contre cuisse. Il tenta de se concentrer sur sa pizza, puis sur le film, sans totalement y parvenir. A un moment, Alexandre passa un bras autour des épaules de Saylan et Hervé manqua de recracher son morceau de pizza. Saylan, assumant qu’Alexandre avait tout expliqué à son frère, ne broncha pas, et, se rapprochant encore de lui, blottit sa tête dans le creux de son cou. Hervé concentra désespérément toute son attention sur le film. Qui n’était d’ailleurs peut-être pas le plus approprié pour lui faire oublier ses tourments.

Depuis quelques minutes, il essayait de définir l’odeur de Saylan qui l’avait déjà perturbé auparavant. C’était difficile, elle était très ténue, mais Hervé était tout près de sa source. C’était… une odeur chaude, sucrée… un peu… un peu comme de la frangipane chaude, épaisse et moelleuse. Quelque chose de délicieux à sentir, mais aussi de délectable à manger. Une odeur d’amande ou de cyanure. Hervé déglutit. Il sentait qu’il commençait à durcir, et ce n’était vraiment pas le moment ! Il tira un peu sur son pull pour cacher la bosse qui se formait sous son jean, espérant que personne ne remarquerait rien. A côté de lui, Saylan remua pour se mettre plus à l’aise, et Hervé se tassa pour éviter de le frôler.

_ Je vais boire un verre d’eau !, annonça-t-il en se levant brusquement.

Il se rua dans le coin cuisine. Un verre d’eau ? C’était carrément d’une douche dont il avait besoin ! D’une douche très froide ! ! Histoire de rester crédible, Hervé but une grande lampée d’eau glacée tout droit sortie du réfrigérateur, et revint s’asseoir, le plus loin possible de Saylan. Il vit la fin du film dans un brouillard, s’efforçant de songer à des choses répugnantes. Une décharge sauvage. Les toilettes du lycée. Son dernier devoir de biologie. Bruno Mégret. Rien à faire !

Il accueillit la fin du film avec soulagement. A côté de lui, Saylan baillait sans retenue.

_ J’en peux plus, commenta-t-il, les yeux mi-clos et déjà à moitié assoupi.

Alexandre, l’air également assez fatigué, le prit par le coude pour le faire lever.

_ Allez, debout !, lui dit-il en riant. " Il faut déplier le canapé pour faire le lit d’Hervé !

Au départ, on avait pensé que Saylan dormirait dans le pliant, mais maintenant que tu es au courant, plus besoin de faire semblant. Saylan et moi on va dormir ensemble. Enfin, comme d’habitude.

Alexandre n’avait vraiment aucune considération pour sa souffrance ! Hervé était complètement désespéré. Puis en un éclair, la vision de ce que son frère et Saylan devaient faire dans leur lit explosa dans sa tête, et il sentit qu’il était à nouveau bon pour une douzaine de douches glacées. Malgré tout, il aida Saylan à déplier le canapé. Alexandre apporta un drap, une couette et un oreiller, et Hervé finit de faire son lit tandis que Saylan disparaissait. La marque sur son visage avait pris une vilaine nuance violacée, agressive.

_ Ca va aller Hervé ?, lui demanda Alexandre, non sans insister lourdement sur le second sens de cette question.

_ Parfait, parfait, répondit-il, la gorge serrée.

"Surtout, ne pas penser, surtout, ne pas penser…"

Alexandre posa sur lui un regard pensif et un peu triste, avant de se détourner sans rien dire. Saylan ressortit de la salle de bain, ses habits sur le bras, et Hervé vit qu’il portait un vieux pyjama d’Alexandre, d’un bleu un peu passé. La fatigue alanguissait ses traits, et le cœur d’Hervé bondit dans sa poitrine. Comme il aurait voulu sceller d’un baiser ces yeux déjà mi-clos !…

_ Je vais me coucher, annonça-t-il bien inutilement. " Bonne nuit Hervé. A demain.

Il s’en fut dans la chambre à coucher dès qu’Hervé eut réussi à articuler un bonsoir. Alexandre ne tarda pas à prendre le même chemin que Saylan, non sans que ses yeux eussent lancé un dernier investissement à Hervé : " N’insiste pas ! ".

Une fois la porte refermée derrière son frère, Hervé se retrouva tout seul dans le salon, l’air idiot. Et maintenant, qu’est-ce qu’il était censé faire ? Se coucher bien sûr, mais pour quoi faire, quand dans la pièce voisine Alexandre prenait Saylan dans ses bras ? Un vague murmure se faisait entendre, et Hervé se dit qu’ils devaient parler de ce qui s’était passé chez Saylan. Sans doute son frère le mettrait-il au courant le lendemain matin. Hervé se laissa tomber lourdement sur le lit qui grinça de manière inquiétante. Il n’avait absolument pas envie de dormir. Pourtant, la journée avait été bien remplie. Entre la séance au café avec Saylan et les révélations d’Alexandre, il n’avait pas eu le temps de souffler. Allongé sur le dos, les mains sous la nuque, Hervé repassa dans sa tête tous les événements de la journée et chercha à en tirer profit. En y réfléchissant, il aurait dû comprendre bien plus tôt qu’il y avait quelque chose de louche entre son frère et Saylan. A posteriori, c’était tellement flagrant… Hervé se demanda distraitement si Charlotte était au courant… Mais bien vite, ses pensées revinrent à Saylan. Que faire désormais face à lui ? Abandonner tout espoir, c’était la meilleure solution, mais Hervé doutait de pouvoir s’y tenir. Il avait déjà décidé auparavant d’oublier ce garçon, et avait lamentablement échoué. L’amour qu’il avait pour son frère serait-il suffisant à annuler ses propres sentiments ? Dans un élan fraternel, Hervé décida une fois de plus de rester dans son rôle de gentil petit frère inoffensif. Et puis, de toute façon, il n’était pas encore bien fixé sur les sentiments de Saylan à son égard. Il avait l’air de bien l’aimer, mais s’était ostensiblement ennuyé avec lui. Sans doute n’avait-il d’importance à ses yeux que comme frère d’Alexandre. Peu de choses avaient l’air de lui importer en fait. Sa vie de famille avait dû le blinder, supposait Hervé. Alexandre avait dit que Saylan s’était sûrement aperçu qu’il lui tournait autour. C’était le comble de l’embarras ! Pourtant, s’il en croyait ce que son frère avait dit, Saylan devait avoir l’habitude de ce genre de situations. Ce qui confondait Hervé d’autant plus. Cette idée lui remit en mémoire le visage, quoiqu’à présent flou, de l’homme qu’il avait rencontré en compagnie de Saylan, quelques temps auparavant. Il se demanda si son frère le connaissait. Puis il songea à ses propres parents. Il se demanda ce qu’ils penseraient s’ils étaient au courant que leurs deux fils étaient amoureux du même garçon. Pas du bien, c’était sûr. Il n’avait pas véritablement réfléchi auparavant, Saylan étant alors un rêve inaccessible, mais maintenant cette question s’imposait d’elle-même. Il doutait néanmoins que ses parents les rejettent, ou rejettent Alexandre s’ils apprenaient la vérité.

_ Bah ! Qui vivra verra !, dit Hervé à voix haute tout en jetant un coup d’œil à l’horloge. Quoi ? ? Cela faisait déjà une heure et demie que Saylan et Alexandre étaient allés se coucher ! Hervé s’empressa de se déshabiller et se coucha. Et contrairement à toutes ses conjectures, il s’endormit aussitôt.

 

 

SAYLAN AU TELEPHONE

Ce fut une voix étouffée qui l’éveilla, plusieurs heures plus tard. Aucune lumière ne filtrait sous les volets, et l’horloge indiquait 6h30. Avant même de retrouver ses esprits, Hervé identifia la voix comme celle de Saylan. Dans sa semi conscience, Hervé se dit qu’il devait être au téléphone, puisque la voix venait du couloir. A qui il téléphonait, à la fin ? Ce n’était pas une heure ! Hervé n’arrivait pas à savoir ce qu’il racontait (il n’était pas vraiment réveillé de toute façon), mais Saylan chuchotait quelque chose qui devait être amusant, à en juger par l’hilarité qui perçait dans sa voix.

Hervé se frotta les yeux et se redressa dans son lit, histoire d’essayer de capter quelques bribes de conversation. Depuis qu’il avait rencontré Saylan, sa moralité s’était relâchée, indubitablement ! Dans le couloir, la conversation avait dû changer de sujet parce que le ton était monté. Hervé se demanda si Saylan était au téléphone avec quelqu’un de sa famille. Cependant, sa voix n’était pas vraiment en colère. Juste contrariée.

_ NON, je t’ai dit ! (murmures précipités)

Oh, la voix était clairement exaspérée, comme si Saylan réprimandait un enfant capricieux. Hervé se leva et jeta ses deux pieds hors du lit. Il allait s’enfoncer un peu plus dans le voyeurisme, mais il voulait que tout ce qui concernait Saylan lui devienne familier. Il s’avança à pas de loup vers la porte de communication.

_ Ecoute, je n’ai pas le temps.

A présent, Hervé entendait parfaitement la voix aux accents chauds de Saylan. Comme il l’avait déjà noté auparavant, celle-ci devenait plus rauque et profonde lorsqu’il était énervé. Indépendamment des mots qu’elles prononçait, cette voix suffisait à le couvrir de chair de poule. Il jeta un coup d’œil à travers l’entrebaillement de la porte, que Saylan n’avait pas dû oser fermer afin de ne pas le réveiller. Après quelques secondes nécessaires pour accommoder sa vision, seule la petite lampe à côté du téléphone étant allumée, il le vit, assis par terre, presque recroquevillé, sa main en cornet devant sa bouche pour étouffer sa voix. Ses cheveux roux tombaient en désordre sur ses épaules, masquant un peu la marque de la veille. Il n’avait pas l’air bien réveillé non plus, à en juger par ses yeux papillotants. Hervé dut refréner son envie de pousser la porte et le prendre dans ses bras tant il était attendrissant. Craignant de se faire voir, il recula et revint à son espionnage auditif. Saylan soupira, ennuyé, et chuchota :

_ Essaie donc de comprendre. Mais non. Ce n’est pas… Ooooh… Je ne veux même pas en parler. Tu m’agaces.

Hervé était littéralement dévoré par la curiosité, mais il ne pouvait quand même pas aller réveiller Alexandre pour lui demander de deviner le mystérieux interlocuteur de Saylan ! ! L’idée l’amusa néanmoins. Et d’ailleurs, il commençait à comprendre les bouffées de jalousie de son frère. Hervé était sûr que cette discussion matinale lui aurait déplu au plus haut point. Ca lui prenait souvent à Saylan de faire des choses pareilles ?

_ Je t’ai dit que je ne voulais pas en parler, insista Saylan. " J’ai… je ne peux pas aujourd’hui, c’est tout. Il faut absolument que je règle ce problème avec Patrice. Tu veux que je sois à la rue, c’est ça ? Et puis je te signale que de toute façon, j’ai du travail. C’est quand même dingue que ce soit à moi de te dire ça ! Je sais bien que tu avais prévu quelque chose de spécial aujourd'hui, mais j’ai pas choisi non plus d’être mis à la porte par mon oncle hier soir! Ca a été dur de te joindre, alors si en plus tu…

Il se tut quelques secondes pour entendre ce que son interlocuteur avait à dire.

_ Si c’est ce que tu crois, dit-il enfin d’un ton glacé, " Ce n’est même pas la peine qu’on se revoit.

Il raccrocha, vraisemblablement sans attendre la réponse de l’interlocuteur. Hervé se rua dans son lit. Si c’était la façon de Saylan de mener une dispute, ça ne devait pas être facile tous les jours pour Alexandre ! Il tendit l’oreille, attendant de voir si le téléphone allait sonner. Rien. Soit Saylan et son interlocuteurs étaient très fâchés, soit ils ne tenaient pas à se faire remarquer. Pourtant, en tendant l’oreille, Hervé entendit Saylan commencer à composer un numéro, s’arrêter en plein milieu, puis raccrocher de nouveau.

La porte s’ouvrit doucement quelques secondes plus tard tandis qu’Hervé tentait de simuler le sommeil. Aux bruits de pas discrets mais audibles, il devina que Saylan s’était approché du divan où il reposait. Pourvu qu’il ne soit pas aperçu qu’il l’espionnait !

_ Hervé…, souffla Saylan très doucement. " Tu dors ?

Hervé se retourna dans son lit comme quelqu’un émergeant péniblement du sommeil. Après l’espionnage, allons-y pour le mensonge une fois de plus se dit-il.

_ Hmmmmpf. C’est toi Saylan ?, marmonna-t-il en ouvrant légèrement les yeux. Saylan était penché au-dessus de lui, les mains appuyées sur ses cuisses. Hervé n’aurait eu qu’à tirer un peu cet ange du réveil vers lui pour le faire basculer sur le lit et… Hmm.

_ Heu, je ne dormais pas vraiment. Je… somnolais.

_ Ah !, chuchota le garçon. " Il m’avait bien semblé entendre du bruit ! Je t’ai réveillé ?

_ Pas du tout, pas du tout ! Euh… pourquoi tu es levé ?

Il sembla à Hervé que Saylan esquissait une grimace, mais il faisait trop sombre pour qu’il put en être certain.

_ Ca fait presque une heure que je suis réveillé, dit-il.

Ca tenait peut-être lieu d’explication pour lui, mais pas pour Hervé qui continua tout en s’asseyant dans le lit, se mettant à la hauteur du visage de Saylan.

_ Il me semble t’avoir entendu discuter. J’ai dû rêver, non ?

_ Non. J’ai passé un coup de fil. Mais ça ne te concerne pas.

_ Non bien sûr, admit Hervé avec empressement. " Je me demandais juste si j’avais rêvé. Te trouver à mon réveil, c’est déjà comme un rêve.

Holà, mais qu’est-ce qui lui prenait tout d’un coup ? Vite, rattraper la bourde !

_ Enfin, je veux dire quejenemyattendaispastucomprends et euh…

Pourquoi avait-il l’impression de s’enfoncer lamentablement ?

Au lieu de se fâcher, Saylan sourit énigmatiquement et s’assit sur le rebord du lit. Il se pencha pour atteindre la lampe de chevet, juste à la droite de la tête d’Hervé. La main sur l’interrupteur, il suspendit son mouvement le temps de demander :

_ Ca te dérange si j’allume ?

Comme seule réponse, Hervé posa sa main sur celle de Saylan et alluma la lampe, la main du garçon dans la sienne. Il savait, oui, il savait bien que Saylan était le petit ami de son frère. Mais il ne pouvait pas s’en empêcher ! !

Lorsque la lumière de la lampe éclaira la pièce, Saylan posa sur lui des yeux à peine surpris, mais retira sa main sans attendre, malgré que la pression de celle d’Hervé se soit, oh, très légèrement !, resserrée.

En silence, Saylan mis ses pieds sur le lit et entoura ses genoux de ses bras sans quitter Hervé des yeux. Ce dernier se poussa pour faire un peu de place à Saylan, espérant vaguement que celui-ci viendrait se mettre à ses côtés, mais le jeune garçon ne bougea pas. Au contraire, il se gratta la tête d’un air distrait, détournant son regard d’Hervé. Malgré le gnon qui lui mangeait une partie du visage, ses tâches de rousseurs se devinaient toujours dessous. Hervé avait l’impression de sentir à nouveau cette odeur de frangipane chaude émanant de Saylan, mais ce n’était peut-être qu’une idée.

Comme s’il lisait dans ses pensées, Saylan toucha ses pommettes. Il posa ses doigts sur ses tâches de rousseurs et laissa doucement glisser sa main sur sa joue.

Hervé déglutit.

_ C’est chouette de te connaître enfin, commença tout à trac Saylan.

_ Pardon ?

_ Eh bien oui, continua le garçon en tournant son visage vers Hervé. " Alex m’a beaucoup parlé de toi. Je me demandais de quoi tu avais l’air.

Hervé s’efforça de dire quelque chose d’intelligent et échoua.

_ Et j’ai l’air de quoi ?

Saylan sourit, approchant son visage de celui d’Hervé, et cette fois-ci, l’odeur d’amande était indéniable.

_ De ton frère.

Il se leva avant qu’Hervé ait eu le temps de déraper.

_ Est-ce que ça te dérange si je déjeune maintenant ?, demanda-t-il. " J’ai des choses à faire ce matin, et je ne voudrais pas m’y mettre trop tard.

_ Mais, pas du tout ! Euh… Je peux déjeuner avec toi ?

Hervé n’avait jamais connu quelque chose comme cela. Ca avait été un déjeuner parfaitement normal. Et pourtant, il n’avait rien eu à voir avec les autres. Il avait regardé Saylan se préparer une tasse de thé à la menthe, et il avait eu l’impression d’assister à la création du monde, tant il ne pouvait s’empêcher de suivre religieusement le moindre de ses gestes. Tous ses mouvements, toutes ses attitudes étaient comme autant de merveilles pour Hervé. Aussi inaccessibles que le ciel. Au cours du petit déjeuner, Hervé avait tenté de faire un peu parler Saylan sur ce qui s'était passé la veille, et bien entendu, n'avait obtenu pour tout réponse qu'un mutisme obstiné. Parfois, il lui venait l'envie de se ruer sur Saylan et de le secouer pour lui faire cracher ne serait-ce que quelques mots de vérité, quelques mots témoignant de sa confiance. Parfois, il lui prenait l'envie de le brusquer, pour pouvoir tirer de lui une réaction authentique, une réaction qui ne serait destinée qu'à lui. Quoi que celle-ci puisse être…

Alexandre devait être très fatigué, parce qu’il ne se montra pas avant 11 heures. Ca faisait longtemps que Saylan était parti, pour un lieu et une durée indéterminés. Hervé, quant à lui, avait réussi à se mettre au travail et était plongé dans son devoir d’anglais. Du moins, il travaillait quand il arrivait à ne plus réfléchir à l’identité du mystérieux interlocuteur téléphonique de Saylan. Tous deux paraissaient partager une certaine familiarité, ce qui l’énervait au plus haut point ! Il leva à peine la tête lorsque son frère entra dans le salon.

_ Salut, dit Alexandre.

Il n’avait vraiment pas l’air réveillé.

_ Ca va ? T’es sûr que tu veux pas aller te recoucher ?, demanda Hervé.

_ Ca ira… Je vais être pas mal occupé aujourd'hui.

Alexandre s’affala sur une chaise et se frotta les yeux. Il était encore plus dépeigné que d’ordinaire, ce qui était assez difficile.

_ Saylan n’est pas là ?, demanda-t-il soudain.

Hervé, qui s’était remis à son travail, leva les yeux non sans pouvoir s'empêcher de ressentir une petite satisfaction mesquine à l'idée d'en savoir pour le moment un peu plus long qu'Alexandre.

_ Non non, il est sorti il y a, oh… un bon bout de temps. Il a dit qu’il avait des choses à faire. Je pensais que tu étais au courant.

_ Saylan ne me dit jamais tout ce qu’il fait, lui répondit Alexandre avec un peu d’amertume. " Mais souvent le samedi, il…

Le téléphone interrompit Alexandre, qui se leva pour aller répondre, un air de souffrance si évident sur le visage qu’Hervé éclata de rire. Alexandre lui jeta un regard faussement courroucé, disparut dans le couloir et décrocha le combiné.

_ Allô ? Oui, c’est Alexandre… Non, il n’est pas ici. Mais… Non, je ne sais pas. Je pensais qu’il était peut-être chez vous… D’accord, je le lui dirai. Oui… Oui… Vous aussi. Bonne journée. Au revoir.

Alexandre revint dans le salon, l’air à peine plus en forme.

_ C’était qui ?, demanda Hervé dont l’attention s’était réveillée.

_ Monsieur Drabant. Un ancien prof de Saylan. Ils sont restés assez liés.

Le cerveau d’Hervé se mit à turbiner. Il venait d’avoir un flash.

_ Ah bon ? Est-ce que ce serait pas un grand type d’une trentaine d’années, blond, plutôt pas mal ?

Alexandre le regarda avec surprise et contrariété.

_ A priori, ça lui ressemble, oui. Tu le connais ?

Hervé acquiesça :

_ Je l’ai croisé avec Saylan, une fois, quand, euh… quand j’ai été impoli.

_ Ah, oui. Je me souviens que Saylan m’avait dit qu’il allait le voir ce jour là. Oui, je disais, avant d’être interrompu par le téléphone, que Saylan va parfois le voir le samedi, une ou deux fois par mois. Je pensais qu’il était peut-être chez lui.

Alexandre, qui avait prononcé ces mots sur un ton un peu trop neutres pour être honnête, alla se préparer une tasse de café, tandis qu’Hervé brûlait d'en savoir plus sur ce monsieur Drabant.

_ Ca va, remis de tes émotions d’hier ? demanda soudain Alexandre

_ Hein ?

Hervé sentait que la conversation allait encore prendre une orientation gênante.

_ Tu sais bien de quoi je veux parler… Est-ce que je peux avoir confiance en toi ?

L’air d’Alexandre était tellement sérieux qu’Hervé en fut mal à l’aise. Oui, avait-il envie de répondre, mais il sentait bien qu’il ne pourrait pas tenir sa promesse.

_ Je ne veux pas être déloyal envers toi, commença-t-il, " Mais c’est dur. Je…

Hervé allait continuer quand un bruit de clé dans la serrure de la porte d’entrée l’arrêta.

_ C’est moi !, trompetta Saylan.

_ On s’en doutait un peu, répondit Alexandre.

_ Quelqu’un pourrait venir m’aider ? J’ai les bras pris.

Alexandre se précipita, et prit les paquets de Saylan tandis que ce dernier retirait ses souliers.

_ Tu es allé faire les courses ?

_ Bah oui, pourquoi pas ? Il faut bien que quelqu’un les fasse, non ?

Alexandre, aidé d’Hervé, ramena les sacs dans la cuisine et commença à tout ranger. Saylan vint aussitôt les aider. Ses joues étaient toujours rougies par le froid (avec son bleu, ça faisait une drôle de couleur), et ses cheveux emmêlés.

_ Je vais pas tarder à vous laisser, annonça-t-il. " Je vais aller voir Pierre. J’ai besoin de lui et de son père pour cette histoire de logement.

Alexandre sourit, et prit les boites de conserve qu’Hervé lui tendait pour les ranger sur une étagère.

_ Pense juste à leur dire bonjour pour moi !, lui dit-il en riant. " A propos, monsieur Drabant a appelé.

_ Ah bon.

_ Il voudrait bien que tu le rappelles ou que tu passes le voir. Il a dit qu’il avait quelque chose à te dire. Ca avait l’air urgent

_ Ah. Je verrai.

Ils continuèrent à ranger en silence pendant quelques instants avant qu’Alexandre ne reprenne la parole :

_ Je pensais que tu étais chez lui, dit-il en s’adressant à Saylan

_ Hein ? Chez qui ? Ah, oui !

Il se pencha pour mettre les bouteilles de lait dans le frigo et continua :

_ Non. De toute façon, il est au lycée le samedi matin, tu sais bien. Il doit y être encore d’ailleurs…Je pouvais pas être chez lui… Voilà, fini le rangement ! Finie la corvée !

Saylan s’étira avec un soupir de soulagement, avant de s’affaler sur une chaise. Il avait l’air un peu fatigué.

_ Je pense que je vais y aller aussi, avança Hervé. " Il faudrait que je passe à la bibliothèque, vous savez, celle à côté de la gare.

_ Quand est-ce que tu veux y aller ?, demanda Saylan tout à trac.

_ Je… ne sais pas. Pourquoi ?

_ C’est sur le chemin de la maison de Pierre, répondit-il lentement. " On aurait peut-être pu y aller ensemble... Tiens, Alex, pourquoi tu ne viendrais pas voir Pierre avec moi? Ca fait un bail que tu ne l’as pas vu, non?

Saylan avait l’air un peu amorphe. Pourtant, à l’idée de revoir son ami, ses yeux s’étaient animés. Hervé sentit qu’il lui fallait connaître ce Pierre très vite, histoire de savoir ce qu’il avait de spécial. Il n’était pas vraiment jaloux, non, si Alexandre ne l’était pas, rien à craindre… Du moins, il l’espérait.

Vers la seconde partie

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