Saylan avait l'air
un peu amorphe. Pourtant, à l'idée de revoir son ami, ses yeux
s'étaient animés. Hervé sentit qu'il lui fallait connaître
ce Pierre très vite, histoire de savoir ce qu'il avait de spécial.
Il n'était pas vraiment jaloux, non, si Alexandre ne l'était pas,
rien à craindre. Du moins, il l'espérait.
_ Ca ne va pas être possible, désolé, répondit Alexandre.
" J'ai promis à Charlotte d'aller l'aider pour son exposé en culture
gé.
Saylan haussa les épaules avec nonchalance.
_ Tant pis ! Et toi Hervé, tu fais quoi ? Je m'en vais tout de suite.
_ Je viens avec toi !, s'exclama Hervé, évitant au passage le
regard d'Alexandre.
_ OK, prépare tes affaires et on y va !, jeta Saylan tout en disparaissant
dans la chambre. Par la porte ouverte, il continua à parler :
_ Eh, Alex, t'aurais pas vu mon sac à dos ?
_ Il était dans le placard, répondit-il tout en suivant Saylan
dans la chambre et refermant la porte derrière lui. " Me dis pas qu'il
a disparu.
_ Il semble bien que si. Tu l'as volé, c'est ça, hein ? Je savais
que tu volais mes affaires!
Hervé alla à son tour ramasser quelques affaires qui traînaient
au pied du canapé histoire de penser à autre chose. Il entendit
néanmoins le grand éclat de rire de Saylan, auquel vint rapidement
se mêler la voix d'Alexandre. Ils avaient l'air de bien s'amuser tous
les deux. Qu'est-ce qu'ils s'étaient raconté ? Jetant un coup
d'oil par la porte entrebaillée, il les vit en train de rire à
gorge déployée, Saylan allongé sur le lit, le corps secoué
de tremblements, le visage caché dans ses mains, et Alexandre assis juste
à côté de lui, presque pleurant de rire, mais qui ne cessait
de caresser doucement les cheveux de son ami, répandus sur la couette
comme une vague orangée. Hervé ne put supporter d'en voir davantage.
Ils étaient vraiment proches. il avait l'impression qu'il n'arriverait
jamais à se rapprocher assez de Saylan pour partager une telle intimité
avec lui, et cette pensée lui fit mal. Combien il aurait aimé
être quelqu'un qui compte pour Saylan, à défaut d'être
son amant ! ! Se souvenant de ce qu'il avait vu la veille dans cette chambre,
une légère rougeur monta à ses joues. Puis il réalisa
que son frère ne lui avait pas raconté ce qui s'était passé
chez Saylan et comment il avait récolté son gnon. Saylan n'avait
pas l'air de trop mauvaise humeur, peut-être arriverait-il à le
faire parler. Il commençait à faire les cent pas dans le salon
quand la porte s'ouvrit à nouveau, laissant sortir Saylan et Alexandre,
calmés.
_ Bon, on y va ?, demanda Saylan.
Hervé lui répondit par l'affirmative et tous deux dirent au revoir
à Alexandre. Saylan s'était changé et avait mis un pull
vert très pâle, qui faisait ressortir aussi bien ses tâches
de rousseurs que la marque sur son visage. Hervé se demanda comment il
allait faire Lundi à l'école pour échapper aux questions.
Dans la rue, Saylan marchait d'un bon pas, sans parler, le visage fermé.
Hervé accéléra pour s'efforcer de rester à sa hauteur.
_ Dis-moi, c'est qui Pierre ?, demanda-t-il, pensant que parler le ferait ralentir.
_ Oh, c'est un vieil ami ! On se connaît depuis tout petits !, lui répondit
Saylan en décélérant effectivement. " C'est la personne
la plus gentille que je connaisse. (il réfléchit une seconde).
Ou presque !
Hervé sentit à nouveau un vilain petit pincement au plus profond
de son cour.
_ Et tu penses qu'il va pouvoir t'aider pour. Pour cette histoire ?, tenta Hervé,
espérant que Saylan parlerait de ce qui s'était passé la
veille.
_ Oh, sa gentillesse me soutient énormément ! Mais, pour les aspects
pratiques de la chose, conclut-il en riant doucement, " C'est plutôt son
père qui m'aide ! Il est avocat. Il m'a déjà donné
pas mal de coups de pouce ces dernières années.
Visiblement, il n'était pas décidé à parler d'autre
chose que des mérites de Pierre et sa famille.
_ Et Alexandre le connaît, visiblement, reprit Hervé.
_ Pierre était là quand on s'est rencontré, dit simplement
Saylan, un peu sèchement.
_ Ah.
Terrain glissant. Hervé n'insista pas. Pourtant, il se dit qu'un jour,
s'il voulait vraiment se rapprocher de Saylan, il lui faudrait bien insister
sur les points sombres de son passé. A nouveau, l'envie de le secouer
le saisit, et il s'efforça de penser à autre chose. Il devait
arriver à ses fins par d'autres moyens.
Saylan ralentit encore et s'arrêta, se tournant vers Hervé.
_ Si tu veux, une fois que tu auras fini ton travail à la bibliothèque,
tu n'as qu'à venir me rejoindre chez Pierre. Enfin, si ça t'amuse
de le rencontrer. Hervé ne le se fit pas dire deux fois.
_ Avec plaisir ! Mais. Tu es sûr que je ne vais pas vous déranger
?
Saylan se contenta de secouer la tête, dissimulant un sourire.
_ On va passer devant chez lui, je te montrerai où c'est.
_ D'accord !, acquiesça Hervé avec un sourire qu'il devinait être
idiot. Enfin, enfin, il lui semblait avoir gagné la confiance de Saylan
!
Ils s'arrêtèrent bientôt devant une petite maison aux volets
verts. Deux des fenêtres de son premier étage étaient ouvertes.
_ Bon, tu retrouveras ?, demanda Saylan, déjà prêt à
sonner.
_ Pas de problème ! Je fais très vite alors !
Saylan sourit.
_ Pas besoin de bâcler ton travail quand même !
DANS LA PLACE
Pourtant, en moins de quarante minutes, Hervé avait rendu ses livres,
consulté une quinzaine de documents et en avait emprunté d'autres.
Il ne tenait pas en place, tout à la joie que lui avait procuré
Saylan. Il s'efforçait de se dire qu'il ne s'agissait que d'un geste
d'ami à ami, rien de plus, mais son cerveau était déjà
rempli d'images qu'il avait juré de laisser au placard. Il remonta la
rue qui menait chez Pierre en courant, et fut obligé de s'arrêter
quelques mètres avant pour ne pas arriver essoufflé. Dès
qu'il eut repris son souffle, il sonna, tout de même un peu nerveux. Quelques
secondes plus tard, Saylan vint en personne lui ouvrir.
_ Tu as fait drôlement vite, dit-il d'un air soupçonneux en le
toisant de haut en bas.
_ Je. j'avais pas grand chose à faire, bredouilla Hervé, pris
en faute.
Saylan s'effaça pour le laisser passer.
Il l'emmena au premier étage, vraisemblablement jusqu'à la chambre
de Pierre.
_ Tu verras, lui dit Saylan avant d'entrer, "Il y a quelqu'un de plus.
_ Quoi ?
_ Avec Pierre, j'ai un autre très vieil ami. En fait, UNE très
vieille amie. Je vais te la présenter aussi.
Et il poussa la porte.
Le regard d'Hervé tomba sur deux jeunes gens assis par terre et discutant
avec animation. Un garçon et une fille. Hervé ne put s'empêcher
d'être un peu déçu par l'apparence du garçon. Il
n'était pas laid du tout, mais assez quelconque. De taille moyenne, mince,
aux cheveux châtains coupés plutôt courts. La fille par contre
était très jolie, et Hervé ne put empêcher un pincement
de jalousie. Elle était noire, avec de longs cheveux défrisés
qui pendaient jusqu'au milieu de son dos. Elle était habillée
très simplement, ce qui ne manquait pas de faire ressortir son charme
naturel. Hervé fut frappé par la finesse et l'élégance
de ses mains. Il n'en avait jamais vu de pareilles.
La voix de Saylan le ramena à la réalité.
_ Hé, vous deux, arrêtez de vous chamailler une minute !
Les deux amis se retournèrent.
_ Je vous présente Hervé.
Moment de flottement.
_ C'est le frère d'Alex.
Suivi d'une explosion.
_ Wah, s'exclama la jeune fille, " J'avais carrément oublié qu'il
en avait un !
_ Salut !, dit le garçon. " Tu te souviens de moi ?
La question étonna Hervé. Se souvenir de lui ? Quand est-ce qu'il
l'aurait rencontré ?
Finalement, ils décidèrent de se présenter.
_ Je m'appelle Isabelle, dit la jeune fille.
_ Et moi je suis Pierre. On s'est déjà rencontré une ou
deux fois lorsque j'étais au lycée avec ton frère. On était
dans la même classe.
Ah. S'il le disait.
_ Je. je crois que je m'en souviens, mentit Hervé.
Pierre n'insista pas, comprenant la gêne d'Hervé. Saylan s'assit
par terre à côté d'Isabelle, et l'invita à en faire
de même.
Ils discutèrent pendant presque deux heures. Hervé s'était
senti franchement mal à l'aise au début, mais vite la bonne humeur
ambiante l'avait contaminé. Il n'en croyait pas vraiment ses yeux. Saylan
était littéralement transfiguré. Il avait l'air plus heureux
qu'il ne l'avait jamais vu, sans trace de mauvaise humeur ou de contrariété.
Comme à son habitude, il ne parlait pas beaucoup, laissant la volubile
Isabelle parler pour deux, mais il souriait sans cesse, aussi à l'aise
qu'un poisson dans l'eau, laissant ses deux amis le taquiner gentiment sans
se fâcher, ce qu'il n'aurait pas manqué de faire si Hervé
se l'était permis. Cette réflexion l'arrêta. Après
tout, il n'avait jamais essayé de pousser Saylan dans ses retranchements,
ni même de passer par dessus son apparente mauvaise humeur pour le secouer
un peu. Peut-être était-ce bien ses réticences et velléités,
et non ses questions, qui agaçaient Saylan. Après tout, c'était
peut-être de la franchise qu'il voulait, et non son respect craintif ?
Furtivement, Hervé se demanda comment ils pouvaient tous être si
joyeux de se revoir alors que la marque sur la joue de Saylan était si
visible. Néanmoins, Hervé ne perdait pas une once de sa curiosité,
et brûlait de leur demander comment ils avaient rencontré Saylan,
ce qu'ils savaient de lui, ce qu'ils pensaient de lui. Surtout Isabelle d'ailleurs.
Une aussi jolie fille avait forcément dû tenter sa chance. Qu'est-ce
qu'il y avait entre eux?
Hervé saisit sa chance au vol lorsque le téléphone sonna.
Pierre alla décrocher et revint aussitôt.
_ Saylan, c'est pour toi.
_ C'est mon frère ?, demanda Hervé, surpris.
_ Non, répondit Pierre en souriant, " Je ne pense pas que tu le connaisses.
C'est un ancien prof à nous.
Saylan se renfrogna imperceptiblement tandis qu'Isabelle s'écriait :
_ Ah bon ? Drabant ? Tu le vois encore ?
_ Un peu, répondit Saylan, se levant pour aller prendre la communication
de l'air de quelqu'un qui aimerait bien être ailleurs.
Dès qu'il fut sorti, Hervé passa à l'offensive.
_ Qui est cette personne exactement ? Elle a l'air d'être assez proche
de Saylan, non ?
Isabelle et Pierre échangèrent un regard gêné.
_ Qu'est-ce que tu connais du passé de Saylan exactement ?, demanda Pierre.
_ Presque rien. Je sais juste qu'il est orphelin.
Isabelle entoura ses genoux de ses bras, réfléchissant visiblement
à l'opportunité de continuer sur le même sujet.
_ C'est une histoire difficile à raconter, prévint-elle. " Et
je ne suis pas sûre d'en être capable de toute façon. Je
n'ai pas tout vu, et Saylan ne raconte jamais tout.
_ Vous ne pourriez pas m'en dire un peu. quand même ?, insista Hervé.
" Pendant que Saylan est au téléphone ?
_ Pourquoi tu veux savoir ça ?, demanda Isabelle en le regardant droit
dans les yeux.
Hervé rougit, le temps de chercher une réponse, puis finalement
:
_ C'est quand même le petit ami de mon frère. Alexandre m'a déjà
fait entendre des choses, continua-t-il en se disant qu'un mensonge de plus
ou de moins à son actif n'aggraverait plus les choses " Mais la présence
de Saylan l'a empêché de continuer... J'aimerais surtout éviter
les gaffes...
Pierre et Isabelle s'entre regardèrent à nouveau.
_ Qu'est-ce que tu sais, toi ?, demanda Isabelle à Pierre.
_ Qu'il vaudrait mieux que ce soit toi qui commence !, répondit celui-ci
avec entrain.
_ Bon., concéda Isabelle. " Nous nous sommes rencontrés à
l'école primaire.
HISTOIRE D'ISABELLE
Le garçon était arrivé dans sa classe à la rentrée
de CE2. Il s'agissait d'une petite école, et d'ordinaire, les mêmes
enfants y allaient du CP au CM2. Alors, l'arrivé d'un nouvel élève
n'était pas passée inaperçue, et surtout celle d'un élève
comme celui-là. Tout d'abord, ce n'était pas à proprement
parler un étranger. Sa cousine, Sandra, était en CM2, et avait
fréquenté cette même école depuis ses 6 ans. Son
frère à elle, Marc, y avait également fait ses classes.
En plus, Isabelle ne se souvenait pas avoir jamais rencontré un aussi
joli petit garçon. Elle l'avait repéré tout de suite au
moment de l'appel, et sourit à la pensée qu'il allait être
dans sa classe. D'ordinaire, elle n'approchait pas trop les garçons qu'elle
trouvait jolis : dans l'ensemble, un ramassis d'idiots suffisants. Mais ce petit
rouquin qui tremblait comme une feuille tout en essayant d'avoir l'air d'un
grand avait suscité sa compassion. Au milieu de la cour de récréation,
il se tenait tout seul, serrant son sac usagé de ses petites mains qui
tremblaient un peu. Isabelle jeta un coup d'œil alentour pour voir si elle reconnaissait
Patrice ou sa femme parmi les parents couvant des yeux leur rejeton au travers
de la grille. Elle les connaissait tous deux de vue : après tout, ils
étaient quasiment voisins. Pourtant, ils n'étaient pas là,
eux qui n'avaient jamais manqué une rentrée scolaire de Sandra.
Isabelle était décidément très intriguée
par le garçon. Comme tout le monde dans le quartier, elle savait que
ses voisins avaient pris chez eux un membre de leur famille, mais elle ne savait
pas bien pourquoi. Son père et sa mère en avaient parlé
à voix basse un soir, et l'avaient envoyée se coucher. Elle n'y
avait pas trop prêté attention à cet instant, mais maintenant,
elle aurait bien voulu avoir désobéi à ses parents et assouvi
sa curiosité.
Au signal du maître, ils se mirent en rang deux par deux, de façon
plus ou moins anarchique, et Isabelle perdit de vue le garçon. L'excitation
de rentrer dans une nouvelle salle de classe le lui fit d'ailleurs momentanément
oublier. Une fois dans le couloir, elle s'arrangea pour bousculer un peu les
autres afin d'être dans les premières à rentrer dans la
salle. Celle-ci était un peu plus grande que celle de CE1. Un peu plus
neuve aussi. Les murs étaient moins abîmés, et le sol moins
défoncé. Elle courut à la place qu'elle convoitait depuis
l'année précédente où elle avait eu l'occasion d'aller
porter quelques messages dans cette classe : une très bonne place, à
bonne distance du bureau, et juste sous la plus grande des deux fenêtres
de la pièce. Vue imprenable sur l'ensemble de la pièce, et relatif
éloignement du maître. Elle ne pouvait rêver mieux. A sa
suite, les élèves s'ébranlèrent et petit à
petit, prudemment, comme de petits animaux reniflant chaque recoin, ils se trouvèrent
chacun une place. D'un geste autoritaire, Isabelle posa son sac sur la chaise
à côté d'elle. Si quelqu'un voulait la place, libre à
lui d'essayer de s'y asseoir! Elle comptait bien bénéficier de
la table à elle toute seule! Deux de ses amies vinrent s'asseoir derrière
elle, recréant la configuration de l'année passée. Tant
mieux. Elle ne voulait personne à côté d'elle, mais n'aurait
pas aimé être séparée de ses copines. Une fois installée,
elle jeta un coup d'oeil autour d'elle, juste au moment où le garçon
roux pénétrait dans la classe, dernier de tous les élèves.
Il jeta un regard circulaire dans la salle. Il ne restait plus beaucoup de places,
quelques unes aux premiers rangs, et une tout au fond. Il choisit celle-ci,
et Isabelle le perdit de vue. Elle l'oublia pendant le reste de la matinée.
Le maître disait parfois des choses intéressantes, et quand ce
n'était pas le cas, elle pouvait toujours échanger des messages
avec les filles derrière elle.
Lorsque sonna la pause de midi, elles s'envolèrent ensemble, rejoignant
leurs mère qui les attendaient à la sortie. Ce ne fut que sur
le chemin du retour qu'Isabelle se souvint du garçon roux. Elle avait
appris son nom grâce à l'appel. Saylan, quelque chose comme ça...
La perpective du repas à venir la détourna de toute autre préoccupation.
Lorsqu'elle revint à l'école l'après-midi, elle vit tout
de suite la garçon roux qui discutait, l'air un peu meurtri, avec sa
cousine, tout près de la grille. Isabelle ne connaissait pas bien Sandra,
qui était plus âgée et appartenait à une classe supérieure,
à l'élite de la primaire, les CM2, mais elle lui faisait l'impression
d'une fille pas très futée et facile à manoeuvrer. En son
fort intérieur, elle se disait qu'elle serait une bien meilleure CM2
qu'elle. Bref, le garçon discutant avec sa cousine, Isabelle s'abstint
de les interrompre et alla jouer à l'élastique avec ses amies.
Elle rentra en classe complètement trempée de sueur, mais ravie.
Saylan était déjà là, à sa place loin derrière
tout le monde, en train de regarder ses mains, l'air profondément mal
à l'aise. Isabelle fonça droit sur lui, décidée
à lui adresser la parole :
_ Salut!!, jeta-t-elle d'un ton énergique.
Le garçon leva la tête, et Isabelle remarqua ses grands yeux verts
qui luisaient, dangereusement près des larmes.
_ B... bonjour, lui répondit-il d'une toute petite voix, si faible qu'elle
crut un instant qu'il avait bougé les lèvres sans dire un mot.
Elle s'assit d'autorité à ses côtés.
_ Comment tu t'appelle? Je suis pas sûre d'avoir bien compris ton nom
bizarre?
_ Saylan, murmura le garçon, cette fois-ci prêt à pleurer.
_ Moi je m'appelle Isabelle, dit-elle. " En fait, j'habite pas loin de chez
toi. T'es bien le cousin de Sandra, c'est ça? On est presque voisin.
Saylan, sans la regarder, hocha la tête, fixant son regard sur un défaut
du bois de sa table.
_ T'es pas très bavard, hein?
_ ...
_ Bon, bah, en tout cas, si t'as besoin d'un truc, tu peux me demander, hein?
_ ...
Isabelle se leva, pas tout à fait contente d'elle-même. D'habitude,
les autres enfants lui sautaient au cou ou la détestaient d'emblée,
mais elle n'était pas habituée à quelqu'un pour qui elle
n'existait même pas. Elle n'aurait jamais adressé la parole au
garçon que ça aurait été pareil!! Eh bien, il n'avait
qu'à se débrouiller puisque c'était comme ça! D'abord!
Elle avait d'autres choses à faire que de s'occuper de lui! Pourtant,
son regard mouillé lui avait fait beaucoup de peine...
Pendant, une semaine, elle n'eut pas l'occasion de lui parler, et à vrai
dire, oublia presque tout de cette histoire. Elle nota juste que le maître
avait donné la meilleure note en math à ce garçon, qui
avait rougi jusqu'au ridicule. Et puis, au fil de temps, elle commença
à le regarder de nouveau. Ce furent notamment les autres élèves
qui ramenèrent son attention sur lui. Ils trouvaient que c'était
un garçon bizarre. Il n'avait fait aucun effort pour se lier avec qui
que ce soit. Une fillette d'une autre classe lui avait offert un petit cadeau,
et il s'était mis à pleurer, s'attirant immédiatement le
mépris général, et même celui, quoiqu'à son
corps défendant, d'Isabelle. Un garçon qui pleurait dans la cour
de récréation, et puis quoi encore?? Pourtant, elle l'avait vu
rentrer en classe après cet incident, et son visage aux yeux rougis au
milieu de ses centaines de tâches de rousseur l'avait attendrie. Enfin,
ce sont des choses qu'on ne dit pas. Elle l'avait vu tout seul, tout le temps.
Il n'était pas comme ses élèves solitaires que l'on rencontrait
parfois dans les cours de récré, lisant ou dessinant seuls dans
leur coin dans un oubli volontaire des autres. Lui, il restait assis dans un
coin, dans n'importe quel coin, et il ne faisait rien. rien que regarder le
ciel, ou quelque chose d'insignifiant. Il avait de bonnes notes en classe, mais
Isabelle avait entendu le maître dire une fois que c'était un enfant
terne et renfermé. Isabelle s'était également étonnée
de ce qu'il ne sortait jamais de chez lui. Elle-même était souvent
dans la rue pour jouer ou discuter avec les autres enfants, et jamais elle ne
l'avait vu sortir pour prendre l'air, jamais elle ne l'avait vu sortir avec
son oncle et sa famille lorsqu'ils sortaient tous ensemble. Elle le trouvait
toujours aussi joli, et à en croire le geste de la petite fille qui lui
avait offert un cadeau, elle n'était pas la seule.
Le déclic intervint plusieurs semaines plus tard, au cours du mois d'octobre.
Saylan était comme à son habitude tout seul dans son coin, en
train de rêvasser à Dieu seul sait quoi. Il tenait dans ses mains
un petit portefeuille dont Isabelle savait qu'il ne se séparait jamais.
Soudain, une bande de grands apparut à côté de lui. Surpris,
Saylan referma prestement son portefeuille et tenta de le ranger dans la poche
arrière de son jean, quand l'un des grands le lui arracha. L'altercation
avait lieu à quelques mètres de l'endroit où se trouvaient
Isabelle et ses amies, et celle-ci finirent par entendre ce qui se passait.
Les grands s'amusaient à fouiller dans le portefeuille, et Saylan s'efforçait
vainement de le leur reprendre. Ce n'était pas la première fois
qu'une telle chose arrivait, les grands aimant bien chahuter les petits. En
général, ceux-ci fondaient en larmes, ce qui était le but
recherché. en s'apercevant de l'altercation, Isabelle n'attendait pas
autre chose de Saylan. Mais ce qu'elle vit la stupéfia. Après
avoir infructueusement tenté de récupérer son portefeuille,
Saylan s'était mis dans une colère noire. Il avait viré
à l'écarlate jusqu'aux oreilles, le visage contracté par
la colère. Sans prévenir, il sauta sur le grand qui tenait le
portefeuille entre ses mains et le mordit au bras. Le garçon cria de
surprise et de douleur, et Saylan en profita pour récupérer son
trésor. Le reste des événements se fondit plus ou moins
dans un brouillard pour Isabelle, car tout alla très vite. Les trois
autres grands se jetèrent sur Saylan qui refusa de se laisser faire de
contre attaqua. Le combat ne dura pas longtemps : les adversaires furent vite
séparés et durent faire chacun amende honorable, et chacun prit
une punition. Isabelle sentit la colère l'envahir à son tour en
voyant dans quel état ils avaient mis le garçon. Ses habits étaient
déchirés, ses bras et son visage avaient été labourés
lorsqu'il s'était retrouvé traîné par terre, et il
était couvert de bleus. Ceci dit, il n'avait pas l'air d'être spécialement
inquiet de cela. Sans doute, tout ce qui lui importait était d'avoir
retrouvé son portefeuille.
Malgré la punition et l'air déconfit de Saylan après coup,
Isabelle ne se sentait pas peu fière, soulagée de savoir qu'il
n'était pas un lâche. Comme il avait été mis en retenu,
elle décida d'attendre jusqu'à six heures pour pouvoir lui parler.
Et puis, elle avait quelque chose à lui donner. Le Mardi, ses parents
rentraient tard, et ils ne s'apercevraient pas de son retard. Lorsque Saylan
sortit de la classe, elle se précipita vers lui.
_ Saylan, attends-moi!!
Le garçon se retourna avec un frisson de crainte.
_ Qu'est-ce que tu veux? lui demanda-t-il avec réticence.
Isabelle se planta devant lui et posa ses deux mains sur ses épaules
pour le forcer à s'arrêter.
_ Je voulais te dire que tu as été génial tout à
l'heure!! Tu t'es vraiment conduit comme un chef!! Bravo, je suis fière
de toi!!
Saylan la regarda avec une surprise évidente, et il commença à
sourire, timidement, une fois qu'il fut sûr qu'il ne s'agissait pas d'une
blague.
_ Merci..., répondit-il, encore un peu mal à l'aise.
Sentant qu'elle tenait le bon bout, Isabelle décida d'utiliser son arme
secrète.
_ Après la bagarre, j'ai retrouvé ça, dit-elle en lui tendant
une photo.
Saylan la lui arracha littéralement des mains.
_ Merci!, dit-il à nouveau, mais cette fois-là comme si elle venait
de lui offrir le ciel lui-même. " Je n'avais pas vu qu'elle manquait!!
Il avait l'air à la fois traumatisé et ravi de celui qui vient
d'échapper à une catastrophe.
_ C'est ton chien?, demanda Isabelle. " C'est un très joli chien! Comment
il s'appelle?
Saylan rangea avec précaution la photo dans son portefeuille.
_ Aramis. Mais ce n'est plus mon chien.
_ Oh!, s'exclama Isabelle. " Qu'est-ce qui lui est arrivé??
Saylan hésita un moment avant de répondre, mais il avait été
conquis par l'énergie d'Isabelle.
_ Mon oncle et ma tante n'en ont pas voulu lorsqu'ils m'ont pris chez eux...
_ Oooooh, compatit Isabelle, " C'est triste!! Pourquoi tes parents ne l'ont
pas gardé alors? D'ailleurs ils sont où tes parents? Ils habitent
loin, c'est ça?
Le regard de Saylan se mouilla à nouveau, alors que ses yeux étaient
restés secs pendant la bagarre.
_ Ils sont morts l'année dernière, dit-il d'une voix chevrotante,
et il éclata en sanglots au milieu de la rue.
Gênée, Isabelle le prit par le bras et l'entraîna à
l'écart. Elle l'entoura de ses bras comme sa mère à elle
le faisait quand elle pleurait et essaya de la consoler, mais rien que de penser
à ce qui lui arriverait si elle-même perdait ses parents adorés,
son coeur flanchait pour deux.
Tout en sanglotant, Saylan lui dit que ses parents avaient été
tués dans un accident pendant qu'il était en CE1, dans une autre
ville, que ce portefeuille était tout ce qu'il lui restait, qu'il habitait
chez des gens qu'ils n'avait jamais rencontrés avant, qu'il voulait rentrer
dans sa maison ,chez lui, chez lui...
Heureusement, il ne tarda pas à se calmer. Isabelle elle-même était
au bord des larmes, et elle se doutait bien qu'elle allait pleurer avant la
fin de la soirée. Saylan s'était somme toute vite repris, et Isabelle
sentit qu'elle voulait vraiment l'avoir pour ami. Elle le lui dit, et le visage
du garçon s'éclaira.
_ Tu veux vraiment bien être mon amie? Tu en as déjà plein
toi!, lui dit-il d'un léger ton de reproche
.
_ Tu me prends pour une menteuse ou quoi?? Bien sûr que je veux être
ton amie!! D’ailleurs, dès demain, tu vas venir t’asseoir à côté
de moi, sinon, c’est moi qui vais mordre, d’accord?
Et c’est ce qui fut fait.
_ Evidemment, reprit Isabelle après un petit moment de silence, " Après ça, Saylan est devenu beaucoup plus souriant, et il a commencé à avoir des amis. Ca se passait plutôt bien avec son oncle à cette époque, et même si Sandra l’évitait ostensiblement, ça avait l’air d’aller. Bien sûr, je l’ai vu deux ou trois fois en trois ans venir avec des bleus suspects, mais c’était jamais grave. Enfin, c’est ce que je me dis maintenant, mais seul Saylan le savait vraiment.
Hervé se gratta la tête pour se donner une contenance.
_ Et qu’est-ce qui s’est passé ensuite?, demanda-t-il le rouge aux joues, aussi impatient d’entendre la suite que s’il s’était agit du plus passionnant des feuilletons télé. Rien que le fait d’entendre l’histoire de Saylan le mettait dans cet état…
Isabelle lui jeta un regard un peu de travers. Elle devait déplorer sa curiosité, et n’était pas vraiment disposée à la satisfaire. Hervé sentait qu'il émanait d'elle un sentiment de méfiance diffuse, et il avait l'impression qu'elle avait déjà tout compris de l'intérêt qu'il portait à Saylan. Il se fustigea mentalement pour être aussi stupide. Ce n'était pas avec trois malheureux mots qu'elle pouvait avoir tout deviné…
_ Jusqu’en 6ème, ça allait. C’était une époque plutôt tranquille. Saylan venait souvent jouer chez moi. Plus rarement le contraire, et uniquement quand aucun des adultes n’était à la maison. Les cousins, Marc et Sandra, le traitaient vraiment froidement.
_ Ils étaient méchants?, demanda Hervé, prêt à s'indigner à la moindre occasion.
_ Non, répondit Isabelle après un temps de réflexion. " Sandra est une cruche, mais elle n’est pas méchante. Et Marc n’en avait rien à faire de son cousin, mais alors rien du tout.
Elle se tourna vers Pierre :
_ Tu pourrais pas me donner un verre d’eau? Y a plus rien à boire ici, et je meurs de soif à raconter tout ça!!
Pierre se leva docilement, et descendit au rez-de-chaussée chercher une boisson. La discussion s'interrompit momentanément avec son départ, et ce fut seulement après quelques secondes d'un silence légèrement oppressant qu'Isabelle reprit la parole :
_ Et toi Saylan, tu l'as rencontré quand?
_ Il y a quelques mois, mentit plus ou moins Hervé. "Mais comme Alexandre est très jaloux, je ne le vois pas beaucoup!!
Il avait cru faire de l'humour, mais Isabelle se contenta de le fixer sans décoincer un sourire. Elle semblait sur le point de dire quelque chose d'assez désagréable, mais finalement soupira.
_ Il a ses raisons, je suppose, finit-elle par dire d'un ton neutre. "Saylan suscite toujours beaucoup de convoitises. Mais il est complètement fou d'Alex… malgré certaines apparences, peut-être.
Elle le fixa d'un tel œil qu'Hervé en eut la chair de poule. Comment avait-elle pu deviner?? Ou alors, il devenait parano. En tout cas, si elle faisait une seule allusion devant Saylan…
Pierre revint juste à temps et annonça :
_ Saylan a fini son coup de fil, mais il ne va pas nous rejoindre tout de suite. Mon père est rentré, et il est en grande discussion avec lui. Il viendra plus tard.
A Isabelle qui esquissait déjà un mouvement pour se lever :
_ Laisse tomber, tu lui diras bonjour après.
_ Bon.
Pierre se rassit par terre et tendit un verre d’eau bien fraîche à Isabelle. Hervé rendit compte que son gosier était lui aussi desséché, mais c’était trop tard. Isabelle but avidement, et reprit la parole :
_ La suite, je crois que c’est plutôt à Pierre de la raconter.
HISTOIRE DE PIERRE
La journée de rentrée en 6ème s’était plutôt bien passée. Pierre n’avait pas encore repéré tous les élèves de sa classe, mais d’après leurs noms, il savait déjà qu’il n'en connaissait aucun. A ses yeux, ce n’était pas un mal. Ses plus proches amis ayant déménagé l’année précédente, il savait de toute façon qu’il serait en territoire inconnu et peut-être même hostile. Il ne s’en faisait cependant pas plus que ça. Pour lui, ce n’était pas un problème de se retrouver momentanément seul. Dans la cour du collège, bon nombre de visages lui étaient inconnus, peu d’élèves de son école ayant choisi cet établissement. La journée se déroula dans l’espèce de douceur ouatée qui caractérisait son existence. Pierre était un garçon tranquille, un peu nonchalant. Peu de choses le dérangeaient vraiment. Seule une fille d’une autre classe attira son attention : au moment de l’appel, elle s’était avancée en traînant les pieds ostensiblement, très mécontente d’avoir atterri là. Elle devait regretter de ne pas être dans la même classe que ses amies. Le sentiment de fureur mêlé d’outrage qui se peignait sur son joli visage avait amusé Pierre le temps d’une seconde. Dans la foule, un garçon aux cheveux roux lui avait fait un signe amical, lui demandant vraisemblablement de se calmer, et la fille avait arrêté de faire les gros yeux.
Plus tard, il avait trouvé amusant d’être dans la même classe que l’ami de cette fille. Il ne s’en était pas rendu compte tout de suite. Comme il était toujours assis au premier rang, il mettait très longtemps à visualiser les visages de ses camarades de classe. En plus, ce garçon avait l’habitude de s’envoler aussitôt les cours finis pour aller retrouver, comme Pierre allait s’en apercevoir très vite, son amie. Ils semblaient s’entendre à merveille, et Pierre se demandait vaguement s’ils étaient amoureux l’un de l’autre. Enfin, il n’y pensait pas plus que ça, jusqu’au jour où il se retrouva quasiment nez-à-nez avec le couple lors de son inscription au club de théâtre. Il n’avait jamais eu l’occasion de parler au garçon, qui passait pour quelqu’un de froid (il ne s’était lié avec personne dans la classe), et il se dit que c’était l’occasion :
_ Bonjour Saylan, le salua-t-il, " Tu viens t’inscrire au club?
Saylan se contenta de hocher la tête, tandis que la fille répondait à sa place :
_ Oui; on vient s’inscrire tous les deux! Tu es qui toi? Tu connais Saylan?
_ Je suis dans sa classe. Je m’appelle Pierre. Et toi?
_ Moi, je suis Isabelle, répondit la fille en lui faisant un large sourire. " Saylan m’a déjà parlé de toi!
L’intéressé se contenta d’acquiescer silencieusement, à la grande surprise de Pierre. Il n’avait songé que le garçon prêtait une quelconque attention au monde qui l’entourait.
_ Ah bon... euh... C’est chouette!
_ Si tu es d’accord, reprit Isabelle, " On pourrait déjeuner ensemble quand on a théâtre! Ce serait plus sympa non?
Elle se mit à rire
_ Pour une fois que je vois quelqu’un de la classe de Saylan, je ne vais pas le laisser s’échapper!!
Saylan, qui avait un peu rougi, lui donna un coup de coude pour la faire taire.
_ Arrête de dire ça Isa!, l’interrompit-il. " T’es stupide!!
_ Mais non!, s’empressa de répondre Pierre, peu désireux, lui, de laisser s’échapper deux amis potentiels. Il n’avait encore rencontré personne qui lui plaise vraiment dans la classe, et peut-être qu’avec ces deux-là ça marcherait.
_ Je suis d’accord, dit-il. " On pourrait se retrouver tous les jeudis midi ici, non?
_ Ouais, super!!, s’exclama Isabelle, tandis que Saylan hochait la tête.
Elle attrapa son ami par le bras et détala :
_ A jeudi prochain Pierre!!
Un peu secoué par la vivacité de la fille, Pierre ne tarda pas à revenir en classe. Finalement, elle était peut-être un peu trop saoulante... Enfin, il était plutôt content de connaître deux nouvelles personnes. Certes, Saylan n’avait pas une trop bonne réputation dans la classe et la fille, Isabelle, avait l’air un peu excentrique, mais le peu de temps qu’ils avaient parlé ensemble, il s’était senti à son aise, presque comme s’il les connaissait depuis longtemps. C’était une sensation que Pierre chérissait, cette impression d’aise et de justesse. D’ordinaire, il lui fallait toujours un peu de temps pour se sentir à l’aise avec quelqu’un, mais là, tout s’était fait sans heurt. Il était plutôt content de cette rencontre, et intrigué de la suite des événements. Il se demanda comment Saylan, ce garçon si peu bavard, se comportait avec sa volubile compagne, et s’il parviendrait à s’imposer dans leur binôme. Surtout, il ne voulait pas les séparer, eux qui avaient l’air de si bien s’entendre. Ca lui était arrivé, une fois, de rompre une amitié plus ancienne, et il s’en était voulu à mort. Il espéra que cette fois-ci, tout se passerait bien. Il commençait à chasser l’incident de ses pensées quand Saylan lui même le lui remit en mémoire en début d’après-midi. Un peu avant le début des cours, il vint s’asseoir momentanément à côté de Pierre.
_ Je voulais te dire, commença-t-il directement, " Que tu n’es pas obligé de venir le jeudi si tu ne veux pas. C’est une idée d’Isa, t’es pas obligé de l’aimer, ou de faire semblant.
La remarque piqua Pierre au vif. Qu’est-ce qu’il voulait dire par là?
_ Pourquoi, ça te dérange que je vienne?
Loin de se rétracter aussitôt comme son aspect délicat aurait pu le laisser croire, Saylan contre attaqua :
_ Non, mais enfin, tu ne m’as pas adressé la parole depuis le début de l’année, alors je ne vois pas pourquoi déjeuner avec nous t’intéresserait tout d’un coup.
_ Rien que pour t’embêter..., répondit Pierre avec un sourire de chat du cheshire.
_ Ah, je vois..., répondit Saylan sur le même ton à demi moqueur.
_ Tu sais, reprit Pierre, " T’avais le droit aussi de me parler au lieu de rester dans ton coin à ruminer!
_ Quoi?
_ Tu parles jamais à personne!
_ Ca te regarde pas!
Saylan avait déjà esquissé un mouvement pour se lever quand une fille plus âgée, aux cheveux blonds assez longs attachés en queue de cheval déboula catastrophée dans la salle.
_ Ah, t’es là!, apostropha-t-elle Saylan non sans dureté. Elle adopta vite un ton plus doux pour lui demander : " Ce matin, j’ai com-plè-te-ment oublié de ramener des oeufs et de la crème fraîche à la maison! Tu pourrais aller en acheter en sortant?
_ Pourquoi moi?, demanda Saylan d’un air pas content du tout. " J’ai pas d’argent, et en plus, tu finis plus tôt que moi aujourd’hui! Qu’est-ce que tu vas encore traîner dehors?
_ Ca te regarde pas!, lâcha-t-elle exactement sur le même ton que Saylan quelques secondes auparavant. " Tu peux bien me rendre un service, non? Tiens, je te donne l’argent, alors va-s-y s’il te plaît.
Ces derniers mots parurent avoir un effet magique sur Saylan qui se calma aussitôt.
_ Bon, d’accord. Mais ne me fais pas faire toute tes corvées, d’accord?
_ Non, non, s’écria la fille en s’envolant, " De toute façon, c’est pour aller à la bibliothèque!
_ La bibliothèque, mon œil!, marmonna Saylan lorsqu’elle eut disparu. Il se leva pour ranger la monnaie qu’elle lui avait laissée dans la poche avant de son jean.
_ Bon, on en était où, nous?, reprit Pierre sans autre préavis.
Saylan, surpris, sursauta :
_ Quoi? Ah... Je crois que je partais assez en colère en fait, répondit-il d’un ton plutôt amusé. Visiblement, la petite altercation avec sa soeur (supposait Pierre) lui avait ravi toute son animosité.
_ Pourquoi tu veux faire du théâtre?, demanda Pierre histoire de mener la conversation sur des bases plus saines. Saylan se rassit à ses côtés. C'était gagné.
_ Ca me change un peu. Isa voulait absolument en faire, et je me suis dit que ça pouvait être rigolo. On se déguise, et puis, quand on est sur scène, tous les gens ne regardent que toi. Et toi?
_ Moi, reprit Pierre, " J’ai vraiment très envie de jouer les pièces que j’ai lues! J’ai adoré Phèdre!! Tu l’as lue?
Saylan secoua la tête, l’air gêné.
_ Je pourrais te prêter le livre si tu veux et...
Il ne lui laissa même pas le temps de finir sa phrase :
_ Oh!, c’est vrai? Tu me le prêterais? C’est vrai?
_ O... oui, répondit Pierre, un peu confondu par le sourire extatique de Saylan. " Et d’autres si tu veux...
Saylan acquiesça avec vigueur, tandis que la prof entrait. Tout en se levant pour rejoindre sa place, il répondit :
_ Ce serait génial! Tu peux me l’amener demain?
Décidément, Isabelle n’était pas la seule des deux à le désarçonner facilement. Ce garçon, Saylan, avait l’air d’avoir un drôle de caractère, pas facile du tout. Pierre commençait à comprendre pourquoi il évitait de parler aux autres élèves. Si c’était pour se disputer à chaque fois, mieux valait qu'il s’en dispense!! Et puis, Pierre était vaguement choqué de l’attitude de la soeur (?) de Saylan. Lui-même avait un frère aîné, et jamais celui-ci ne lui aurait demandé de faire ses corvées à sa place. Il aurait été à la place de Saylan, il aurait refusé tout net. Enfin, le soir venu, Pierre alla chercher dans sa bibliothèque le livre promis. Ce n’était pas la première fois qu’il prêtait des livres à d’autres élèves, mais il avait l’impression qu’aucun d’entre eux ou presque ne les avaient appréciés. Cela lui faisait mal au coeur à chaque fois. Lui qui aimait tellement lire, il aurait bien aimé pouvoir partager ce qui lui plaisait avec d’autres. Peut-être qu’avec ce garçon... Bah, il se faisait encore des illusions!
Le lendemain, Pierre avait amené la pièce, se demandant si Saylan serait toujours aussi enthousiaste que la veille. Il ne fut pas déçu. Saylan arrivait toujours très en avance à l’école (il devait habiter assez loin), et attendait habituellement la sonnerie donnant l’ordre de rentrer en classe assis sur l’un des bancs de la cour. Il se leva dès qu’il vit Pierre et alla à lui, le saluant d’un signe de tête.
_ J’y ai pensé, annonça d’emblée le garçon tout en sortant le livre de son cartable.
Saylan le lui arracha littéralement des mains.
_ Merci beaucoup!!
Puis, réalisant que peut-être il fallait y mettre plus de formes :
_ J’en prendrais soin!
Pierre soupira de soulagement. Tandis que Saylan rangeait précieusement le livre dans son propre sac, Pierre demanda :
_ Alors, tu as pu aller faire les courses hier?
_ Quoi? Ah, oui!
Saylan hocha la tête, l’air un peu dépité
_ Oui, j’y suis allé... Et tu sais quoi! J’ai vu Sandra - Sandra c’est ma cousine et la fille que tu as vu hier- qui faisait la queue pour aller au cinéma!
_ Tu ne t’en doutais pas?
_ Je pensais bien qu’elle allait s’amuser... Mais elle avait dit qu’on irait voir ensemble ce film-là! Elle aurait pas dû!
Saylan avait l’air assez en colère, et Pierre lui tapa sur l’épaule pour le calmer. Finalement, ils rentrèrent tous les deux dans la classe. Pierre était heureux de voir que Saylan avait accepté son livre avec enthousiasme, mais maintenant, allait-il le lire? Saylan lui rendit le livre le lendemain même, et Pierre se dit qu’encore une fois, il s’était trompé, et qu’il lui faudrait chercher quelqu’un d’autre. Pourtant, Saylan s’était empressé de lui dire à quel point il l’avait dévoré, combien il l’avait aimé. Et Pierre se sentit tout joyeux, et passa la journée dans un état d’excitation qui fit dire à son père, le soir venu : " Pierre a dû trouver un nouvel ami ". Etant donné l’aperçu qu’il avait eu du caractère de Saylan, il se retint d’acquiescer. Pourtant, il en avait furieusement envie.
Le même manège dura pendant un bon petit mois. Chaque semaine, Pierre apportait un livre ou deux à Saylan, qui les dévorait littéralement en deux ou trois jours, et les lui rendait non sans babiller dessus la journée durant. Ils se retrouvaient tous les trois avec Isabelle les jeudis midi, ;que Pierre avait fini par attendre avec impatience. Ils s’entendaient bien, en fin de compte, et l’obstination d’Isabelle, qui lui avait parut quelque peu rédhibitoire au début, l’avait bien vite amusé, puis séduit complètement. Il savait à présent que ces deux-là n’étaient pas amoureux l’un de l’autre. Il ne savait pas vraiment ce qui lui permettait de dire ça, mais il en était certain. Au club de théâtre, l’ambiance était assez électrique. Saylan ne disait rien la plupart du temps, mais Isabelle parlait pour deux, et même pour trois. Plus il fréquentait Saylan, plus Pierre se demandait pourquoi ce dernier n’avait pas plus d’amis. Il parlait très peu aux autres élèves, et dans l’ensemble était un peu dur d’approche. Pourtant, dès que la glace avait été rompue avec lui, Pierre avait senti tout le bien-être que Saylan ressentait au contact des autres. Il en avait parlé une fois avec Isabelle, qui lui avait raconté l’histoire de sa famille, de sa vraie famille et de sa famille adoptive. Pierre y avait beaucoup réfléchi. Il ne savait pas vraiment ce qui, dans l’attitude de Saylan relevait de cet aspect tragique de son passé et ce qui était inhérent à son caractère. En tout cas, cette histoire l’avait bouleversé, et il avait résolu d’être le meilleur ami que Saylan puisse trouver... à part Isabelle bien sûr (qui lui aurait arraché les yeux pour avoir seulement osé penser une chose pareille). Un jour, Saylan vint lui demander s’il pouvait se mettre à côté de lui en cours, et Pierre accepta, bien sûr. C’était aux alentours du mois de Novembre.
Ce fut à peine quelques jours plus tard que Saylan reçut la première des nombreuses lettres d’amour qui allaient parsemer ses années de collège. Il riait beaucoup en la montrant à Pierre. Il ne l’avait même pas encore ouverte, et Pierre jugea sa réaction peu charitable.
_ Pourquoi est-ce que ça te fait rire comme ça?, lui demanda-t-il un peu brusquement.
_ Je ne sais pas, avoua Saylan en réprimant son rire avec effort. " Ca me fait mourir de rire, c’est tout! Pourquoi, t’es jaloux?
_ Pas du tout!, s’empressa de répondre Pierre. " C’est juste pas très gentil pour la fille qui te l’a écrite! Elle doit être morte de peur à l’heure qu’il est! Faut beaucoup de courage pour écrire quelque chose comme ça!!
_ Qu’est-ce que tu veux que je te dise!, répliqua Saylan. " Je ne ris pas d’elle, c’est juste que... je ne sais pas... ça me fait trop rire que quelqu’un m’envoie une lettre d’amour!! C’est bizarre!!
Pierre se sentit mal à l’aise. Il n’arrivait pas à comprendre l’hilarité qui secouait Saylan. Un adulte aurait pu dire qu’il s’agissait d’une hilarité nerveuse, mais Pierre n’était pas capable de le percevoir. Saylan rangea la lettre dans son sac, toujours fermée.
_ Tu vas la lire quand même?, demanda Pierre, un peu choqué
_ Je ne sais pas... Tu veux la lire à ma place?
_ Mais non voyons!!
Saylan sourit, et emporta la lettre. Tout ce que Pierre put dire fut que le lendemain, il aurait aussi bien pu ne rien se passer la veille, du moins en ce qui concernait Saylan. Il ne sut même pas s’il avait lu la lettre.
Et les lettre se succédèrent tant et si bien que Pierre ne tiqua plus, jusqu’au jour où, quelques mois plus tard, Saylan arriva le rouge aux joues dans la salle de classe, l’air à la fois surexcité et très embarrassé. Il venait de recevoir une nouvelle lettre. Mais celle-ci venait... d’un garçon. Pierre avait vraiment dû faire une drôle de tête en apprenant ça parce que Saylan avait éclaté de rire.
_ Tu sais qui c’est?, avait-il dit. " C’est le grand brun qui fait du théâtre avec nous.
_ Le gars qui ne t’adresse jamais la parole?, avait demandé Pierre, vaguement dégoûté.
Saylan avait acquiescé. Maintenant, Pierre se souvenait que ce garçon évitait ostensiblement Saylan depuis qu’il était au club, mais il n’aurait jamais pensé que...
_ Et qu’est-ce que tu vas faire?, avait-il demandé.
Saylan avait haussé les épaules, l’air de le prendre pour un idiot.
_ Rien du tout bien sûr. Mais il n’a pas intérêt à me serrer de trop près!!
Pierre en avait soupiré de soulagement. Bien sûr, il avait déjà trouvé que le visage de Saylan était très beau et assez délicat, mais il n’avait jamais réfléchi au fait qu’il puisse attirer... des garçons. L’idée ne soulevait pas chez lui les cris d’indignations que ses autres amis n'auraient pas manqué de pousser, mais il ne pouvait pas dire que cela le mettait à l’aise.
_ Et Isa en pense quoi?
_ Je ne lui en ai pas encore parlé, avait répondu Saylan. " Ca va beaucoup la faire rire je pense. Elle m’avait déjà parlé de ce garçon avant.
_ Ah bon???
_ Elle devine très bien qui sont les gens, avait conclu Saylan, définitif.
Isabelle avait effectivement beaucoup ri. Et l’affaire avait été classée. Classée, et d’autant plus classée que ce fut à cette époque que Saylan vint pour la première fois en cours avec un bleu sur le visage.
_ Mais qu’est-ce qui t’es arrivé?, avait demandé Pierre, inquiet devant la mine défaite de son ami. C’était la première fois qu’il voyait quelqu'un arriver à l’école avec le visage abîmé, et cela soulevait en lui des vagues d’indignation qu’il devinait dignes d’Isabelle.
_ Je me suis battu avec mon cousin, avait répondu Saylan. " Ce n’était pas méchant, c’était juste pour s’amuser. Marc est beaucoup plus fort que moi, il n’a pas fait exprès.
Isabelle lui avait quant à elle donné un autre son de cloche. Saylan lui avait fourni la même explication, mais à la différence de Pierre, elle ne s’en satisfaisait pas. Elle n’aimait pas du tout Marc, à ses yeux, c’était une grosse brute, et elle était sûre que le coup avait été très intentionnel. Saylan, qui avait surpris la discussion entre eux deux s’était même disputé avec elle à ce sujet. Pierre avait décidé de croire Saylan plutôt qu’Isabelle, dont il se méfiait parfois un peu des jugements à l’emporte-pièce. Après tout, Saylan, malgré son côté renfermé, était un gentil garçon. Qui aurait pu vouloir lui faire du mal consciemment? Il en parla même à son père, car il n’arrivait pas à se sortir le visage de Saylan de l’esprit. Son père lui avait demandé s’il connaissait Marc, et si c’était la première fois que Saylan arrivait dans cet état à l’école. Devant les réponses de son fils, il lui avait conseillé d’attendre avant de s’affoler. Après tout, il était tout à fait possible que Saylan ai dit la vérité.
Cependant, tout au long de l’année, divers incidents émaillèrent la confiance que Pierre portait aux paroles de Saylan, du moins en ce qui concernait sa famille. Depuis qu’ils se connaissaient, ils s’étaient souvent retrouvés tous les trois chez Isabelle ou chez lui pour s’amuser ou travailler un peu, mais jamais chez Saylan. Celui-ci alléguait plusieurs excuses, mais finalement, il dut bien reconnaître qu’elles se résumaient à une seule : son cousin. Celui-ci était entré en seconde, et visiblement, il fréquentait un groupe de garçons plutôt louches qui avaient une grande influence sur lui. Saylan avait raconté que de violentes disputes l’opposait à son père, et que, invariablement (il ne l’avait pas posé dans ces termes-là, mais et Pierre et Isa avaient compris), tout retombait sur lui. Heureusement, Patrice, son oncle, s’interposait la plupart du temps, car Marc, ayant cinq ans d’écart avec Saylan, était beaucoup plus grand et fort que lui. D’ailleurs, s’était empressé d’ajouter Saylan, la situation n’était pas rose pour Sandra non plus, que son frère agonisait d’insultes à chaque repas, sans que personne comprenne vraiment pourquoi. Enfin, Patrice ne devait pas toujours être là au bon moment, car de temps à autres, Saylan revenait avec des bleus sur les côtes ou les bras.
Bien que Saylan fut très discret à ce sujet à l’école, un professeur avait tout de même constaté que quelque chose ne tournait pas rond. Monsieur Drabant, leur jeune prof de français, aimait beaucoup Saylan à qui, comme Pierre, il n’hésitait pas à prêter des livres. Il avait remarqué quelques marques suspectes, et était allé en toucher un mot à l’administration, qui n’avait convoqué l’oncle de Saylan. L’affaire s’était conclue sans remous, et jusqu’à la fin de la 6ème et pendant l’année de 5ème, la situation se rétablit plus ou moins. En 5ème, Isa se retrouva d’ailleurs dans la même classe que ses deux amis, ce qui leur permit d’être plus proche que jamais. Lorsqu’ils passèrent, toujours ensemble, en 4ème, Monsieur Drabant quitta le collège pour le lycée, et la situation se dégrada pour Saylan. Ses relations avec Marc devenaient de plus en plus chaotiques, et il devenait très difficile de le faire parler à ce sujet. Tout ce que Pierre savait était qu’il y avait visiblement eu un clash entre Saylan et plusieurs membres du groupe de Marc, mais il n’en savait pas plus. Durant ces années-là, Pierre avait d’ailleurs rencontré le cousin de Saylan, au cours d’une visite épique chez lui. Saylan et Isa avaient tous les deux été malades et manqué les cours, et Pierre était allé visiter l’un et l’autre. Chez Isa, tout s’était bien passé. Il n’en avait pas vraiment été de même chez Saylan.
Il avait sonné, et attendu assez longtemps que quelqu’un vienne lui ouvrir. Enfin, la porte s’entrebailla, et une espèce de jeune géant lui demanda d’un air rogue :
_ Qu’est-ce que tu veux?
_ Euh... je, bredouilla Pierre pétrifié de peur, " Je voudrais voir Saylan, pour... lui apporter ses devoirs!
_ Pfffff.... Bon....
Le jeune géant s’écarta, visiblement à contrecoeur, et indiqua à Pierre le chemin à suivre pour trouver la chambre de Saylan. Au passage, Pierre reconnut Sandra, elle aussi au lycée désormais, assise dans le salon. Il frappa à la porte, désireux de ne plus sentir le regard menaçant qui pesait sur ses épaules. La présence de ce type le mettait drôlement mal à l’aise. Pas étonnant que Saylan en ai peur.
Saylan vint lui ouvrir lui même, et parut assez surpris de le voir.
_ Qu’est-ce que tu fais-là?, demanda-t-il à Pierre
_ Je suis venu t’apporter tes devoirs! (ferme donc la porte derrière moi), lui chuchota-t-il
Saylan s’exécuta et lui dit de s’asseoir où il voulait dans sa chambre. Il n’y avait pas de siège, toute la place disponible étant prise par le lit, une petite bibliothèque où Pierre ne reconnut que ses propres livres ou presque, et un vieux bureau en assez piteux état. Il s’assit donc à côté de Saylan sur le lit défait.
_ T’as vraiment une sale tête! Alors, qu’est-ce que tu as comme maladie?, demanda Pierre. " Une gastro, comme tout le monde?
_ Je ne sais pas, répondit Saylan en hochant les épaules. " Je n’ai pas encore vu le médecin.
_ Hein?
_ Oui, expliqua Saylan. " D’abord, mon oncle veut voir si je ne guéris pas tout seul en un ou deux jours, et là, seulement si ça ne va pas mieux, on appelle le médecin.
_ Hein?
_ Mais enfin tu es sourd?, s’énerva Saylan, faisant monter un peu de couleur à ses joues pâles.
_ T’as vu ta tête?, s’énerva Pierre en retour, " Même moi je peux dire que t’as de la fièvre et que t’es pas bien du tout! Alors qu’est-ce que tu me chantes?
_ C’est comme ça qu’on fait ici. C’est tout.
_ Bah à mon avis, tu devrais aller voir le médecin en vitesse. C’est qui le type qui m’a ouvert d’ailleurs?
_ C’est mon cousin.
_ Il est assez... imposant, non?
_ ...
Saylan ne répondit pas. Pierre le regarda de la tête aux pieds. Il avait de la fièvre, ça c’était sûr. Il portait un pyjama bleu un peu étriqué qui le faisait paraître 11 ou 12 ans, pas plus. Il avait l’air pitoyable, et tellement vulnérable ainsi!
La porte claqua brutalement, faisant sursauter et Saylan et Pierre. Marc se tenait dans l’embrasure, l’expression déterminée :
_ Dis donc, reste pas trop longtemps! T’as pas besoin de 10 ans pour filer les devoirs! OK?
_ Oui mais, vous ne croyez pas que Saylan devrait voir un médecin?, tenta Pierre malgré sa frousse.
_ De quoi j’me mêle?, avait rétorqué Marc avec agressivité. " C’est pas ta chérie pour que tu t’en occupe comme ça, non? Si?
Pierre avait rougi jusqu’aux oreille et Marc n’avait pas insisté.
_ Ne t’en fais pas, lui dit Saylan une fois la porte refermée. " C’est pas après toi qu’il en a. Il est toujours comme ça.
_ " Toujours comme ça "... sympa...
_ Boaf, on survit, c’est juste une question d’habitude, coupa Saylan en lui faisant un clin d’oeil qui se voulait joyeux.
Pierre n’était pas vraiment convaincu, et lorsqu’il s’en alla, il fut très soulagé de ne pas rencontrer Marc de nouveau.
En 3ème, Isabelle se retrouva à nouveau, et ce, à sa grande fureur, dans une autre classe, alors que Saylan et Pierre continuaient ensemble.
Pierre avait, depuis, rencontré plusieurs fois Sandra et Marc, et son opinion ne s’était pas améliorée, loin s’en faut. Une fois, il était avec Saylan en ville, un samedi après-midi, et ils avaient croisé Marc et ses amis, qui les avaient copieusement insultés l’un et l’autres en des termes qui l’avaient profondément choqué. Marc avait même fait mine d’attraper Saylan par le bras, et ce dernier avait fait un tel bond pour s’éloigner que Pierre en avait déduit qu’il devait avoir beaucoup d’entraînement. Mais somme toute, les choses semblaient suivre leur cours...
_ En fait, conclut Pierre, " La situation s’était à nouveau tendue entre Saylan et son frère en 3ème. Vu qu’on était plutôt habitué à leurs, euh... disputes, on y a pas trop fait gaffe à l’époque, mais c’était le moment où Patrice s’est retrouvé au chômage et il a commencé à lâcher du leste. C’est devenu pire après, au lycée, mais malheureusement, on était plus là pour aider Saylan...
_ Lâcher du leste?, demanda Hervé
_ Oui... (Isabelle avait repris la parole) Je ne dis pas que c’était un bon père ou un bon oncle avant. Il avait pas mal de problèmes avec le voisinage pour des histoires stupides, y compris avec mes parents, et il se foutait en colère pour un rien. Je me souviens de l’avoir vu une fois littéralement balancer Saylan par la porte d’entrée. Je l’attendais au bas des marches, Saylan discutait avec lui, et je ne sais pas ce qu’il lui a dit, mais trois secondes plus tard il était étalé à mes pieds! Ca fait un sacré choc!! Avant que je déménage, juste après la troisième, il venait souvent dormir chez moi, vu que mes parents l’adorent, et histoire d’éviter son cousin, mais après... Et Patrice qui se mettait avec Marc pour lui rendre la vie impossible... C’est devenu vraiment pire après... Mais ça, c’est une autre histoire, et nous, on ne la connaît pas. Tu n’auras qu’à demander à Saylan, hein ? Après tout, c’est le premier concerné ! T’es pas d’accord ?
Hervé sentit ses épaules se contracter. Elle l’énervait, avec ses allusions ! !
Dès qu’Hervé et Saylan eurent quitté la maison, Pierre s’adressa à Isabelle :
_ Tu as été un peu dure avec ce garçon ! A un moment, il avait vraiment l’air mal à l’aise.
_ Moi ?, s’étonna Isabelle, " Dure ? Je n’ai rien dit de spécial !
_ Ca se voyait que tu ne voulais pas lui parler. Et puis, tu lui as vraiment dit le strict minimum sur Saylan !
_ Toi aussi, rétorqua Isabelle, "Tu ne lui as pas tout dit. De toute façon, ça ne le concerne pas vraiment. Saylan lui en parlera si ça l’amuse.
_ Tu sais bien qu’il ne le fera pas. Il ne raconte jamais rien.
_ Il a bien parlé à Alex, non ?, contre attaqua Isabelle.
_ Alex, c’est Alex… ce n’est pas son frère…, tenta timidement Pierre.
_ Ca, c’est clair comme de l’eau de roche !
_ T’es vraiment mauvaise aujourd’hui ! ! !, s’esclaffa Pierre en lui tapant sur l’épaule.
Hervé ressortit de chez Pierre les idées sans dessus dessous et l’estomac dans les talons. Saylan marchait à côté de lui, sombre, renfermé. Il ne savait pas ce qui avait résulté de son entretien avec le père de Pierre, mais visiblement, il n’en était pas satisfait. Quant à lui, Hervé, il aurait donné son bras droit pour la suite de l’histoire de Saylan. Pierre et Isabelle n’avait pas continué au delà du collège, interrompus par le retour impromptu du jeune garçon. Et il avait l’impression qu’ils lui en avaient tu beaucoup, bien qu’il comprenne que ni l’un ni l’autre ne puisse déballer toute l’histoire devant un quasi inconnu. Il n’arrivait pas bien à faire coïncider les images de Saylan enfant et Saylan maintenant. Pourtant, ce qu’il avait appris lui donnait envie de voler à son secours (même s’il n’en avait manifestement nul besoin), de le prendre dans ses bras en lui disant : " Je sais tout ! Tu peux te confier à moi, je te comprendrai ! " Au moment où il se disait ça, il vit l’accueil que recevrait un tel comportement… Cependant… peut-être Saylan en serait-il touché ? Cette histoire l’avait tellement remué, il voulait tellement faire comprendre à Saylan qu’il était son ami, qu’il pouvait lui faire toute confiance !
_ Tu veux qu’on s’arrête quelque part avant de rentrer ?, demanda Hervé afin de faire un peu parler son compagnon.
_ Non.
_ Pour acheter quelque chose à manger ? Non ?
_ J’ai déjà fait les courses ce matin, je te rappelle.
Le tranchant de la voix de Saylan le découragea immédiatement de continuer.
_ Qu’est-ce que tu vas faire alors ? Pour cette histoire de chambre, je veux dire ?
Saylan s’arrêta pile, regardant fixement le bout de ses chaussures.
_ Je vais accepter, dit-il sans regarder Hervé, visiblement très mécontent de lui-même.
_ Vraiment ? Pourquoi ?
Saylan releva la tête et regarda Hervé droit dans les yeux.
_ J’ai besoin d’argent, c’est tout. Et comme je suis majeur et en rupture avec ma famille, c’est une façon de m’en procurer un peu. C’est déjà surprenant que Patrice ne m’ait pas tout simplement viré… je suppose que cette proposition soulage sa conscience tout en lui permettant de se débarrasser de moi…
Il se remit à marcher, obligeant Hervé à redémarrer pour le suivre. Il ne tardèrent pas à revenir à l’appartement. Saylan chercha dans sa poche pour les clefs. Il avait l’air un peu las. Hervé se dit que c’était peut-être le bon moment.
_ … euh… Pierre et Isabelle m’ont raconté ton passé.
Saylan s’arrêta, et jeta un regard meurtrier à Hervé qui cilla. Il avait beau s’y attendre, il espérait toujours qu’un miracle se produise et lui amène Saylan…
_ Ces bavards ! !, dit-il d’un ton menaçant. " Qu’est-ce qu’ils t’ont raconté exactement ? Et pourquoi ça t’intéresse d’abord ?
Il n’était que cinq heures, mais déjà le ciel était très sombre, et le temps s’était refroidi. Il y avait très peu de monde dans les rues, et personne ne faisait attention aux deux silhouettes qui se dressaient face-à-face.
_ Je t’aime bien, lui répondit Hervé.
_ Ah bon. Et alors ? T’as pas besoin de connaître mon passé pour ça, non ?
Saylan était en colère une fois de plus, et Hervé hésita : reculer ou continuer ? Il opta pour un chemin détourné.
_ J’aime bien savoir qui mon frère fréquente aussi et…
_ Tu ne crois pas qu’il est assez grand pour se débrouiller tout seul ?, le coupa froidement Saylan. " Ou alors, c’est que tu juges que je suis pas une assez bonne fréquentation pour lui ?
_ Tu m’as mal compris, dit Hervé pour tenter de l’apaiser " Je n’ai pas voulu dire ça. Mais Alexandre t’aime tellement, que je voulais comprendre pourquoi et…
Il s’arrêta de lui-même. Il avait dit vouloir comprendre pourquoi son frère lui portait intérêt. La gaffe. A tous les coups, Saylan allait très mal le prendre. Hervé vit ses sourcils se froncer d’un air menaçant et il s’empressa d’enchaîner avant que quelque chose d’irréparable ne se produise, agacé de sa propre maladresse :
_ Ce que je veux dire de puis le début, reprit Hervé sans réfléchir à ce qu’il disait, " C’est que je voudrais seulement savoir qui tu es, pour mieux te comprendre, pour mieux, euh, t’apprécier. Tu es parfois un peu bizarre et…
Mais quand apprendrait-il à tenir sa langue ! ! Saylan dut se dire que la coupe était pleine.
_ Et qui te dit que j’ai envie que tu saches quoi que ce soit de moi ? Et d’abord, si tu voulais savoir quelque chose, la moindre des politesses, c’était de me demander au lieu d’aller fouiner ! Tu ne crois pas ?
A ces mots, Hervé sentit une flambée de colère l’envahir et embraser son esprit. Il était furieux contre Saylan, et il aurait donné n’importe quoi pour pouvoir le dompter, le soumettre à sa volonté une bonne fois pour toutes. Sa retenue habituelle le déserta :
_ Comment veux-tu que je te demande quoi que ce soit si tu es toujours en train de faire la gueule ? J’ai jamais réussi à avoir une seule vraie discussion avec toi ! !
Saylan haussa les épaules sans colère, mais pire, avec mépris.
_ T’es peut-être pas capable d’y parvenir ?
Hervé fit deux pas vers Saylan. Sans même sans rendre compte, il se dit que comparé à lui, Saylan était plus petit, moins fort, tellement plus faible… Celui-ci le fixait d’un regard calme, presque serein. Il avait l’air parfaitement à l’aise. Hervé sentait la colère courir en lui en flammèches brûlantes, alimentée par sa frustration et ses rêves irréalisés.
_ Ne dis pas des choses pareilles, gronda-t-il d’un ton menaçant.
Saylan se contenta de sourire et passa une main dans ses cheveux tout en détournant le regard. La colère ne quittait pas Hervé, mais il se mêlait à elle un sentiment de désespoir. Il sentait qu’il était en train de tout perdre, le peu qu’il avait réussi à obtenir de Saylan, mais il ne pouvait pas s’empêcher de continuer, malgré qu’au fond de lui il priât pour que quelque chose se produise qui permette d’éviter la catastrophe. Tout lui glissait entre les doigts, tout le bonheur dont il avait rêvé, toute la joie qu’il aurait voulu lui donner, tout… Et le pire, c’était l’absence de réaction presque totale de Saylan… un calme qui confirmait ses plus grandes craintes.
_ Pourquoi je ne dirais pas des choses pareilles ?, répliqua Saylan avec flegme. " Est-ce que tu crois vraiment que tu peux me commander ? Me dire ce que j’ai à faire ? Tu ne sais même pas qui je suis !
_ Tu n’as jamais voulu que je le sache !
_ Je n’ai pas envie d’en parler en pleine rue, trancha Saylan, et Hervé frémit de la tête au pied… cette phrase lui rappelait soudain horriblement celle prononcé le matin même lors de la conversation qu’il avait espionnée au téléphone : " Je ne veux même pas en parler ". Et il se souvint comment celle-ci s’était achevée : " Ce n’est même pas la peine qu’on se revoit "… Il se sentit devenir pierre.
_ Et où est-ce que tu veux qu’on en parle ?, murmura-t-il. " Pas chez Alexandre en tout cas !
Les commissures des lèvres de Saylan jouèrent imperceptiblement, cherchant à retenir un sourire. Il observa quelques secondes Hervé avec attention, semblant prendre une décision, puis il répondit très lentement, sans se presser, en pesant bien ses mots :
_ Et pourquoi pas ?… Oui, pourquoi pas ?… une dispute, ça peut arriver tous les jours à n’importe qui ! (le ton se fit moqueur) Tu es son frère, alors il ne risque pas de croire à une querelle d’amoureux et d’être jaloux ! Non ? Alors pourquoi ne pas rentrer et continuer devant lui ? Il aura peut-être son avis à donner, tu ne crois pas ?
A ces mots, Hervé sentit sa bouche se dessécher, tandis que Saylan joignait le geste à la parole et introduisait la clé dans la serrure. Hervé bondit et arrêta sa main en l’emprisonnant dans la sienne, serrant du plus fort qu’il pouvait.
_ Ne fais pas ça !, gémit-il, ne sachant que faire, crier ou supplier, prêt à tout pour effacer ces derniers mots, ces dernières phrases, ces phrases si cruelles qu’il n’arrivait pas à croire que Saylan ait pu les dire ou même les penser. Il savait tout, c’était sûr maintenant, tout des sentiments d’Hervé, et il venait de les lui envoyer en pleine face sans aucun état d’âme.
_ Tu me fais mal, statua froidement Saylan. Devant l’absence de réaction d’un Hervé pétrifié, il reprit : " J’aimerais bien que tu me lâches. Sinon, tu vas me laisser des marques.
Hervé devint enragé. D’un coup sec, il força Saylan à se retourner, à lui faire face.
_ Laisser des marques ?, reprit Hervé sans plus de mesure, "Une de plus ou une de moins, ça ne fait pas beaucoup de différence pour toi, non ?
Le visage de Saylan vira au gris cendreux. Hervé regretta sa phrase une fraction de seconde trop tard.
Saylan ne répondit rien, il se contenta de regarder Hervé, les yeux dilatés. Puis, sans mot dire, il attrapa le poignet d’Hervé qui emprisonnait toujours sa main droite et l’ôta de force. Hervé n’avait plus le courage de résister. Effondré, il commença à bégayer :
_ Attends… je voulais juste…
_ C’est pas la peine.
_ Non, ne…
Hervé allait faire un mouvement pour toucher Saylan de nouveau quand celui-ci lui jeta :
_ Qu’est-ce que tu comptes faire là? Me frapper peut-être ?
Ces mots figèrent Hervé sur place. Désespéré, ne sachant plus que faire et s’accablant déjà de tous les noms, il ne bougea pas quand Saylan passa le seuil. La porte claqua avec fracas.
Hervé n’avait pas bougé du trottoir.