Side Story 1 : La jeunesse de Thomas

 

 

Trois petits coups se firent entendre contre la porte. Thomas releva la tête, brusquement tiré de ses rêveries. Il était en train de construire une maquette de l’Espadon d’or, l’un des navires de son père, et tout en emboîtant consciencieusement les pièces les unes aux autres, il s’imaginait déjà naviguant sur les flots bleus de mers inconnues à bord du somptueux galion.

-Entrez ! autorisa-t-il de sa voix qui n’avait pas encore muée. Décidément, pensa-t-il avec dépit, il n’était pas encore prêt à diriger un bateau.

La porte s’ouvrit doucement et Anne-Christine, une de leurs servantes, passa la tête par l’entrebâillement.

-Madame m’envoie vous dire que le dîner va bientôt être servi.

Thomas lui sourit et hocha la tête.

-D’accord, j’arrive dans quelques minutes. Oh Anne-Christine ? Pourriez vous raccommoder quelques-unes de mes chaussettes s’il vous plaît ? Sinon mère va encore voir que j’ai été courir dans la nature sans chaussures et je vais me faire disputer.

-Bien sûr, répondit la jeune fille, souvent complice des quelques excentricités de son petit maître.

-Merci !

La soubrette fit une légère courbette avant de refermer la porte. Thomas se leva alors et soupira. Pourquoi fallait-il toujours aller manger ? La construction de son navire était bien plus intéressante que ce qui allait se trouver dans son assiette. Enfin, puisque c’était la règle…

Pour autant qu’il se souvienne, il avait toujours suivi les règles que ses parents lui avaient imposées. Il était déjà, malgré ses douze ans, un petit garçon parfaitement poli et éduqué, à la culture solide. Mais il n’y avait pas de mystère à cela, il adorait les livres. Presque autant que les bateaux ! Et lorsqu’il s’agissait de livres parlants de bateaux… Il ne put retenir un sourire. Que la vie était une chose merveilleuse ! Cette après-midi il terminerait certainement sa maquette. Il n’aurait plus qu’à la peindre et puis ensuite, elle rejoindrait les nombreuses autres pièces d’une collection dont il était extrêmement fier. Bien sûr, il ne construisait pas les maquettes seul. Son père avait nommé l’un de ses meilleurs ouvriers à la réalisation des minuscules pièces de façon à ce que le modèle réduit soit la reproduction exacte de l’original. Thomas n’avait plus ensuite qu’à assembler les morceaux entre eux. Mais cela était déjà un gros travail. Il aurait certes aimé fabriquer lui-même les parties de bois mais il se savait encore trop maladroit, et puis de toute façon son père le lui aurait interdit. Il aurait eu bien trop peur qu’il ne se blesse avec un outil.

Comme toujours avant de quitter sa chambre, il fit un tour sur le balcon attenant à sa chambre. La brise marine arrivait souvent jusque là. Aujourd’hui le soleil brillait comme rarement et les fleurs de l’immense jardin à ses pieds resplendissaient. Même le gris de la ville et des usines qu’il pouvait apercevoir au loin semblait moins sale qu’habituellement. Quant à la mer… Il la devinait plus qu’il ne la voyait à cette distance mais son éclat ne faisait nul doute. Qui sait, peut-être que s’il était sage et si son précepteur était content de lui après la leçon de cette après-midi, il parviendrait à convaincre son père de l’emmener au port.

Il aimait le port. Partout les bateaux et la mer jusqu’à l’horizon. Et les marins… Comme il les enviait de toujours voyager sur les fabuleux vaisseaux aux voiles immaculées. Lui, il n’aurait probablement jamais cette chance et il s’y était préparé. Son père voulait qu’il reprenne l’affaire et cela c’était bien trop de travail pour qu’il puisse se permettre un long voyage. Mais au moins, il pourrait rester à proximité des bateaux et ça, c’était déjà pas mal ! Son secret espoir était en fait de partir faire un petit voyage un peu avant que son père ne prenne sa retraite. Il serait alors assez âgé pour voyager seul et son père serait toujours la pour tenir la société. Oui, ce rêve après tout n’était pas impossible, loin de là. Il n’y avait vraiment que si son père mourrait que cela échouerait. Mais après tout, pourquoi son père mourrait-il ? Il était en bonne santé et gagnait beaucoup d’argent, et comme il le lui répétait souvent, avec l’argent on est invincible.

Le tintement d’une petite sonnette d’argent le tira de ses réflexions. Oups, il s’était encore laissé aller à rêvasser et en avait oublié le dîner. Il rentra dans sa chambre, ferma l’immense fenêtre et s’élança en courrant sur le sol de marbre. Ses pas claquaient dans toute la maison. Il descendit les escaliers quatre à quatre, n’osant tout de même pas s’asseoir sur la rampe pour se laisser glisser.

Arrivé en bas, sa mère lui jeta un regard réprobateur.

-Thomas, combien de fois vous ai-je dit de ne pas courir dans la maison, c’est extrêmement vulgaire.

-Désolé mère, s’excusa-t-il en baissant les yeux.

Mais il ne put cacher son sourire. Après tout, même s’il était fort bien élevé, il n’était encore qu’un enfant.

 

******************

 

Les leçons du jour s’étaient, comme à l'accoutumée, fort bien passées. M. Juvenne, le précepteur de Thomas lui avait même avoué qu’il était décidément le meilleur élève qu’il n’ait jamais eu. Thomas apprenait vite, retenait bien, avait un esprit des plus logiques, un très joli brin de plume… Et pour ne rien gâcher, il était passionné par ce qu’il faisait.

Fort de ces compliments, Thomas se rendit à la porte du bureau de son père, pour le supplier de l’emmener avec lui au port ce soir. L’un des bateaux avait dû revenir d’un long voyage et Thomas était tout excité à l’idée des merveilles qu’il avait dans ses cales et des histoires que pourraient lui conter les marins fraîchement débarqués. Il était vrai que dans l’ensemble ils aimaient beaucoup le jeune fils du patron.

L’arrivée d’un navire était bien l’unique chose qui pouvait convaincre le père de Thomas de l’emmener au port. En général celui-ci préférait éviter que son fils ne traîne trop dans cet endroit qu’il considérait comme vraiment mal famé. Cela n’était vraiment pas digne de sa condition. Mais sa condition, Thomas s’en fichait bien… Enfin quand il s’agissait du port ! Autrement, c’est vrai qu’il préférait vivre dans sa luxueuse demeure située au milieu d’un océan de verdure au flan d’une colline que dans les petites maisonnettes crasseuses qui formaient la plus grosse partie de la ville. Tout cela avait l’air tellement sale.

Thomas leva la main pour frapper lorsque, de l’intérieur de la pièce, des éclats de voix se firent entendre. Son père était en compagnie de son comptable et apparemment ça bardait. Monsieur Pierre était le comptable de son père depuis des années et cela s’était toujours passé le mieux du monde jusqu’à ces derniers mois où rien ne semblait pouvoir les réconcilier.

Thomas n’y connaissait pas grand chose en investissement mais apparemment Monsieur Pierre n’était pas du tout d’accord avec les choix de son père.

-Monsieur Gautier ! Avec tout le respect que je vous dois je vous avais prévenu que cette histoire de mine n’était qu’une vaste escroquerie ! Et maintenant voilà vos millions perdus !

Monsieur Pierre était ordinairement un homme calme mais là, il paraissait vraiment au bord de la crise de nerfs. La voix forte du père de Thomas se fit entendre, faisant sursauter celui-ci.

-Vous ne m’avez pas conseillé du tout ! Vous m’aviez dit que cette affaire vous semblait étrange mais sans plus ! Et désormais ce voleur s’est enfui avec mon argent ! Mais cela, vous n’en avez rien à faire ! Vous ne perdez rien dans toute cette histoire ! La fortune que je vous avais confiée à gérer n’était pas la votre !

-Monsieur ! Comment pouvez vous dire une chose pareille ? Je vous ai toujours servi avec loyauté et au mieux de mes capacités. Et puis de toute façon même si la situation est grave, elle n’est pas désespérée. La plus grosse partie de votre fortune est toujours là… Vous n’aurez à l’avenir qu’à mieux jauger vos placements et à ne pas être trop aventureux.

-N’empêche que j’avais bien besoin de cela après le naufrage de Solaris !

Thomas eut un petit pincement au cœur. Solaris avait été l’un des plus beaux vaisseaux de la flotte de son père mais il avait été pris quelques semaines auparavant dans une tempête alors qu’il se trouvait dans des îles lointaines et avait irrémédiablement coulé à pic au fond des flots. La perte subie avait été énorme pour son père. Mais pas autant que le chagrin de Thomas. Il aurait tellement aimé partir sur la magnifique caravelle.

 

La voix du comptable succéda à celle de son père.

-Encore une tragédie que nous n’avons pas pu éviter. Mais la malchance ne peut continuer à s’abattre sur vous. Voyez donc, le Mendoza est de retour et nul doute que les richesses qu’il nous rapporte nous aideront à remonter la pente.

-Je l’espère bien ! Rendons-nous vite au port voir ce qu’il nous ramène.

Avant que Thomas n’ait pu esquisser un geste la porte s’ouvrir et il se retrouva nez à nez avec la silhouette longiligne de son père.

-Père, murmura-t-il.

-Thomas ? Que faites-vous là ?

Thomas devint tout rouge. Son père avait dû croire qu’il était en train de l’espionner, ce qui n’était pas complètement faux mais pas tout à fait vrai non plus.

-Eh bien… Je me demandais si vous ne vouliez pas m’emmener au port avec vous… Voir le bateau.

Son père poussa un long soupir.

-J’espère que vous avez conscience du fait que j’ai beaucoup de travail en ce moment !

-Je sais mais… Père, j’ai bien fait tous mes devoirs et Monsieur Juvenne m’a même félicité. Je vous en prie père, je n’ai jamais vu le Mendoza, et je vous promets d’être sage.

Monsieur Gautier haussa les épaules.

-Je sais que je peux vous faire confiance Thomas. Venez, vous l’avez bien mérité mon fils.

Thomas se retint difficilement de ne pas se jeter au cou de son père pour le remercier. Mais cela ne se faisait pas chez eux. Comme l’aurait dit sa mère, cela était fort vulgaire.

-Mais monsieur, protesta le comptable.

-Monsieur Pierre, j’espère que vous ne contestez pas le fait que je fasse plaisir à mon fils ?

-Non monsieur.

-Bien ! Alors allez voir si le cocher peut rapidement atteler les chevaux, j’aimerais que nous partions le plus vite possible.

-J’y vais immédiatement monsieur.

Le comptable sortit la tête basse. Thomas sourit. Son père était quand même un sacré homme !

 

******************

Comme habituellement en fin de journée, le port était bondé et bruyant. La voiture tirée par de magnifiques chevaux eut toutes les peines du monde à se frayer un passage jusqu’au Mendoza.

Une fois leur but atteint, le cocher leur ouvrit la porte et Thomas, son père et le comptable sortirent pour directement s’engager sur la passerelle les menant à bord. Le Mendoza était, depuis le naufrage de Solaris, le plus beau bateau de la flotte. Ses quatre immenses mats semblaient toucher le ciel, du moins c’est la vision qu’en avait un enfant comme Thomas. Il aurait aimé grimper sur les cordages jusqu’au poste de vigie pour de là tenter de toucher les nuages. Mais son père ne l’y autorisait pas. C’était bien trop dangereux.

Dès leur arrivée sur le pont, un marin vint les accueillir. Son père demanda à parler au capitaine du navire. Le marin leur annonça que le capitaine était mort au cours de la traversée mais que son second était là et avait beaucoup de choses à lui annoncer. A la mine sombre du marin, tous se doutaient que les nouvelles n’étaient pas réjouissantes. Son père, l’air pincé, suivit l’homme jusqu’à la cabine du capitaine.

Pendant ce temps là, Thomas se mit à courir sur le pont du navire, explorant le moindre recoin et à la recherche d’un marin qui accepterait de discuter avec lui. Finalement ce fut une grosse voix qui l’interpella.

-Thomas ? Comme tu as grandi mon bonhomme !

Thomas se retourna et se retrouva face à face avec Pat, un immense gaillard barbu, qui travaillait depuis longtemps pour la compagnie de son père.

-Pat ! s’exclama Thomas, ravi.

-Comme je peux le constater, tu aimes toujours autant le navire ! fit remarquer le matelot en s’asseyant sur le pont à côté de l’enfant.

-Oh oui, répondit énergiquement Thomas ! Un jour j’espère bien partir sur un bateau comme celui-ci !

Pat lui sourit et soudainement Thomas remarqua quelque chose d’étrange.

-Pat, ton œil ? Qu’est-ce que tu as ?

Sur l’un des yeux bleus délavés de son ami se trouvait en effet un bandeau qui n’était pas là la dernière fois qu’ils s’étaient rencontrés. Pat baissa la tête.

-Nous avons eu un petit problème au cours du voyage, murmura-t-il, ses mots presque immédiatement emportés par la brise.

Thomas fit une mine interloquée qui se mua vite en curiosité.

-Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Raconte moi !

-Je ne sais pas si…

-S’il te plaît.

Pat fit l’erreur de plonger les yeux dans le regard suppliant de Thomas et ne put faire autrement que répondre à sa requête.

-Nous avons croisé des pirates…

-Whaouh, s’extasia Thomas. Des vrais pirates ? Avec des crochets et des jambes de bois.

 

Pat éclata de rire devant de tels clichés d’enfants.

-Non, rien de tout cela. Mais leur capitaine avait le regard le plus sombre que j’ai jamais vu.

-Et alors ? Vous les avez battu ?

Pat secoua la tête.

-Ils nous ont abordé, tués notre capitaine et de nombreux membres de l’équipage et volé la plus grosse partie de la marchandise. Les autres se sont révoltés et après une bataille sanglante, nous avons réussi à nous enfuir en récupérant le bateau qu’ils s’apprêtaient à couler, mais j’ai perdu un œil dans l’affaire.

-Quels monstres ! s’exclama Thomas, indigné.

-Oui… De véritables monstres.

Il passa une main tremblante sur son œil blessé.

-Surtout ne dis pas à ton père que je t’ai raconté tout cela hein ?

-Promis !

-Bon il faut que je te laisse. Après tant de mois en mer, j’ai besoin de me dégourdir les jambes.

-A bientôt Pat !

Le marin lui décocha un dernier sourire avant de s’engager sur la passerelle menant au quai.

Thomas allait repartir dans ses explorations pour cette fois-ci s’aventurer dans les entrailles du bateau, quand son père, le pas raide, sortit de la cabine du capitaine. Thomas ne l’avait jamais vu aussi pâle. Il accourut vers lui, s’inquiétant de son état.

-Père ? Vous allez bien ?

-Nous rentrons Thomas. Monsieur Pierre et moi avons encore beaucoup de travail.

-D’accord !

Thomas s’élança en direction de leur voiture mais avant cela, il entendit son père glisser quelques mots à l’oreille du comptable.

-Cette fois nous sommes perdus.

 

********************

Thomas s’éveilla en sursaut. Un bruit venait de sous son lit. Un rat sans doute. Il frissonna de dégoût. Il avait horreur de ces bestioles. Cela faisait plusieurs mois qu’avec sa famille il était venu s’installer dans ce sordide petit appartement mais il n’était pas encore habitué à tous les désagréments que cela engendrait. Quoique mieux que sa mère… Celle-ci avait de plus en plus de mal à supporter la situation. Et c’était encore pire depuis que son époux était parti trois mois auparavant en tant que marin à bord du Mendoza qu’il avait dû revendre pour combler ses dettes. Si Thomas ne trouvait pas bientôt le moyen de ramener un peu d’argent…

Le rat couina et Thomas s’enfonça un peu plus sous sa couverture. Il détestait les rongeurs ! Mais à quinze ans, il n’allait tout de même pas avoir peur d’une souris. Une grosse souris certes, mais quand même une souris. Courageusement, il attrapa une de ses chaussures qu’il avait laissée au pied du lit et la jeta sur l’endroit où devait se trouver la bête. Le rat ne fut pas touché mais le bruit suffit à le faire fuir.

Thomas se rallongea. Où en était-il ? Ah oui, gagner de l’argent… Parfois, quand il y avait du travail, il traînait sur le port et faisait le docker, mais la concurrence était rude et le salaire misérable, et bien qu’il soit déjà bien robuste pour son âge, porter de lourdes caisses n’était pas une chose aisée. De plus, le port lui paraissait un endroit bien moins sympathique que lorsqu’il était enfant. Il comprenait ce que son père voulait dire désormais par "lieu mal famé ". Il avait pendant un temps pensé à devenir écrivain public mais ceux-ci étaient déjà nombreux et organisés en une relativement puissante corporation, interdisant l’entrée dans le métier à tout nouveau rival. Son père n’était pas parvenu à s’y faire accepter, il n’avait donc aucun chance.

Il y avait bien une autre solution… Thomas secoua la tête. Non, il n’allait pas… Puis il repensa à sa mère. Tous les jours celle-ci passait des heures, assise seule sur une misérable chaise de bois dans la cuisine à pleurer son passé perdu. Parfois, quand elle s’apercevait qu’elle n’avait plus de quoi préparer la soupe ou qu’elle était plus sale que jamais, elle s’écroulait dans un coin et hurlait le nom de son mari absent. Dans ces moments là, Thomas avait vraiment peur. Il se rendait bien compte que sa mère sombrait peu à peu dans la folie mais il ne savait comment l’aider, alors il s’enfuyait et partait traîner dans les rues. Généralement, à son retour, sa mère s’était endormie d’épuisement à l’endroit même où elle avait piqué sa crise. Alors, délicatement, comme pour s’excuser d’être parti, Thomas la prenait dans ses bras et la couchait, recoiffant d’un geste de la main les cheveux gras et emmêlés et caressant ce visage sale strié de marques de larmes. Peut être que s’ils avaient un peu plus d’argent, sa mère supporterait mieux leur situation. Si au moins elle avait de quoi s’acheter une nouvelle robe… C’était décidé, demain il irait voir ce commerçant qu’il avait rencontré sur les quais qui en échange de son corps lui avait promis une belle somme. Il avait honte mais si cela pouvait aider sa mère… Et puis pour une fois…

Mais cela ne fut pas la seule fois.

 

********************


La nuit était encore présente et l’obscurité régnait encore dans le petit appartement mais Thomas entendait clairement des bruits de pas sur le parquet grinçant. Qu’est-ce que sa mère pouvait faire à une pareille heure ? Il avait l’esprit encore trop ensommeillé pour vraiment y réfléchir. Après tout il n’était rentré qu’une heure ou deux auparavant…

Mais celle-ci, une bougie fumante à la main, pénétra dans sa chambre.

-Mère ? demanda-t-il, inquiet.

Sa mère vint s’asseoir sur le bord de son lit. Elle caressa son visage puis sans un mot se pencha vers lui et lui déposa un léger baiser sur la joue. Surpris, Thomas ne sut comment réagir.

-Mère… murmura-t-il de nouveau.

Celle-ci lui sourit tendrement. Un sourire qu’il n’avait vu depuis tellement longtemps.

-Je suis venu te dire au revoir Thomas. Et te dire que je suis désolée de ce que tu as dû faire à cause de moi.

Thomas frissonna. Sa mère était donc au courant qu’il… Pourtant il avait toujours pris garde à être discret à ce sujet ! Il ne voulait surtout pas qu’elle l’apprenne. Soudainement, autre chose le choqua.

-Au revoir ? Mais pourquoi ?

Sa mère détourna le visage, sans doute pour cacher ses larmes.

-Je pars rejoindre ton père.

A cette heure matinale, Thomas interpréta mal ses paroles.

-Le rejoindre ? Le Mendoza est revenu ?

Le navire était maintenant parti depuis plus d’un an et nul n’avait eu de ses nouvelles. Beaucoup supposaient qu’il avait sombré bien loin de là. Thomas faisait parti de ceux là et s’était fait une raison. Mais jamais sa mère n’avait perdu espoir. Il fallait bien qu’elle se raccroche à quelque chose…

Celle-ci secoua la tête et se leva avant de quitter la pièce.

-Mais alors… murmura Thomas.

Brusquement, en entendant la porte d’entrée se refermer, il s’extirpa de son lit et se lança à sa poursuite. Mais celle ci avait fermé la serrure avec l’unique clé qu’ils possédaient. Thomas tira vainement sur la poignée. Paniqué, il se précipita à la fenêtre mais il était beaucoup trop haut pour sauter sans se rompre le cou. Sa mère sortit de l’immeuble et s’éloigna en courrant en direction du port.

-Mère ! appela faiblement Thomas.

Celle-ci ne se retourna même pas.

-MERE ! hurla-t-il de toutes ses forces.

Mais elle disparut au loin.

Thomas se précipita alors vers l'entrée et, sans même prendre garde à la douleur, fit sauter la porte en quelques coups d'épaule. Il se rua alors à la poursuite de sa mère.

Paniqué et essoufflé, il arriva sur le port, mais ne trouva nulle trace de sa mère. Le cœur battant la chamade, il attrapa le premier passant venu et l’interrogea.

-Vous n’auriez pas vu une femme… Une femme…

Dans son affolement, il ne trouva même pas les mots pour décrire sa propre mère. Il est vrai que celle-ci, si splendide et rayonnante autrefois, était devenu tellement banale au cours des derniers mois. Le gaillard éclata de rire.

-Tu m’as l’air sacrément en manque mon garçon ! Si c’est une femme que tu cherches, va à la taverne là-bas. La patronne en garde toujours quelques-unes une au frais !

D’un geste rageur et impuissant, Thomas repoussa l’homme et reprit sa course sur le quai. Arrivé au bout de la jetée, il n’avait toujours pas retrouvé sa mère.

Rejoindre mon père, pensa-t-il. Elle n’a quand même pas…

Thomas crut apercevoir au loin un bout d’étoffe flottant au gré des vagues mais il n’en fut jamais sûr.

Incapable de retenir plus longtemps ses pleurs, il s’écroula au sol face à la mer.

-Mère… MERE… MAAAAAAMAAAAAANNNNNNN ! 

Mais ses hurlements restèrent sans réponse. Secoué de sanglots, il resta un moment prostré, le visage contre les rochers. Puis son cœur se remplit de haine. Une haine immense des bateaux… De la mer. Il se tourna vers cette dernière et s’adressa à elle comme si elle le comprenait.

 

-Je t’aimais, murmura-t-il. Je t’aimais profondément. Je voulais tellement te connaître, t’apprivoiser… Alors pourquoi… Pourquoi… POURQUOI M’AS TU TOUT PRIS ?

D’un geste rageur, il attrapa un galet et le lança de toutes ses forces. Le bruit qu’il produit en touchant l’eau lui sembla tellement dérisoire comparé à la force de sa colère et de sa douleur… Il ne sut combien de temps il resta ainsi sans plus aucun but dans la vie.

 

**********************


Assis au comptoir d’un bar quelconque, Thomas sirotait une bière. La serveuse, une petite blonde, l’avait servi en rougissant, et son père, le patron, un grand barbu auquel le pire des corsaires n’aurait osé chercher des histoires, avait visiblement vu cela d’un très mauvais œil et depuis ne cessait d’interroger Thomas, cherchant à savoir s’il n’était pas un de ces voyous qui voudraient sans état d’âme abuser de sa fille.

Thomas ne répondait que par monosyllabes. Il n’était pas d’humeur à discuter. Il venait de quitter l’appartement dans lequel il avait vécu pendant des années pour s’installer dans une unique pièce. Et même comme cela, il se demandait encore comment il allait pouvoir payer le propriétaire.

Il fallait qu’il trouve quelque chose à faire. Quelque chose dans ses compétences… Mais que savait-il faire ?

Le barman lui demanda alors ce qu’il faisait dans la vie et sans réfléchir Thomas répondit, sans même savoir pourquoi, qu’il était écrivain. L’attitude de l’homme changea alors. Il regarda Thomas d’un air un peu étonné puis lui proposa de lui offrir un repas si Thomas acceptait de lui faire lire l’un de ses écrits. C’était une offre que Thomas ne pouvait refuser. Le problème était qu’il n’avait encore rien écrit. Alors il rentra rapidement chez lui et passa le reste de la nuit une plume à la main, comme au temps de son enfance.

Le texte remporta un franc succès auprès de Chris, le barman avec qui il avait tout de même sympathisé. Il fut particulièrement impressionné et ému par la façon réaliste avec laquelle Thomas dépeignait cette femme gagnée par le désespoir après la disparition de son mari et qui finit par le rejoindre au fond des océans.

Thomas se contenta de hausser les épaules.

-L’imagination, répondit-il d’une voix froide et creuse.

Et il planta sa fourchette dans le morceau de viande qu’il avait bien gagné grâce à sa nuit blanche.


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