Un titre ? Bahhhh j’ai laissé tombé maintenant…

 

Thomas poussa la porte de l’auberge de Chris avec un pincement de mélancolie au cœur. C’était probablement la dernière fois qu’il y pénétrait, du moins la dernière fois avant un bon moment. Il avait fini la veille de préparer ses bagages, qui se résumaient à quelques vêtements, son encre et son papier et pendant que Mathieu leur cherchait un bateau sympathique et bon marché, il avait décidé de dire au revoir à ses uniques amis dans cette ville. Il ne savait pas du tout qu’elle réaction attendre de leur part… Ils seraient sans doute surpris, voire tristes de son soudain départ mais après tout, Thomas n’allait tout de même pas leur sacrifier sa vie. En fait, il craignait principalement la réaction d’Adeline. Il n’avait pas envie de lui faire du mal, encore moins de la faire pleurer mais il se doutait pertinemment qu’elle n’allait pas accueillir la nouvelle avec un grand sourire.

Comme toujours en cette heure matinale, la grande salle était bondée, bruyante et enfumée. Adeline, qui se frayait difficilement un passage entre les tables et les corps les mains pleines de vaisselle, le remarque et lui sourit. Thomas hocha la tête et se rendit près du comptoir où, comme à son habitude, Chris remplissait d’énormes verres de mauvaise bière. Voyant approcher le jeune homme, il servit rapidement les derniers clients arrivés et s’accorda quelques instants de pause.

-Thomas ! s’exclama-t-il d’une voix enjouée, ça faisait longtemps que tu n’étais pas passé ! Tu as meilleure mine que la dernière fois ! Qu’est ce qui t’amène donc par ici ? 

Thomas baissa la tête, ne se sentant pas prêt à affronter le regard de Chris…

-Allons bon, qu’est ce qu’il se passe encore ? Ne me dis pas que tu as encore des problèmes avec Mathieu ! 

Thomas secoua la tête avec véhémence.

-Non, non, pas du tout, bien au contraire ! Je… Je venais te dire au revoir, à Adeline et à toi ! Mathieu et moi avons décidé de quitter la ville, nous pensons embarquer dans quelques heures. 

Chris leva un sourcil surpris. Visiblement, il s’était attendu à tout sauf à ça ! Un peu plus loin, un client le réclama.

-Excuse-moi quelques secondes, murmura-t-il, visiblement toujours sous le choc.

Il sortit un nouveau verre de sous le comptoir, le remplit à raz bord, le posa sur le comptoir et encaissa son dû. Thomas en profita pour s’installer sur l’un des hauts tabourets qui venaient de se libérer. Apparemment, un bateau n’allait pas tarder à appareiller et la salle jusqu’alors pleine s’était considérablement vidée.

Tant mieux, se pensa Thomas. Il préférait des adieux plus intimes que ceux proférés dans une pièce pleine d’inconnus…

Chris revint prendre place face à lui et déclara soudainement :

-Tu dois être sacrément amoureux pour qu’il ait réussi à vaincre ta phobie de la mer !

Thomas se sentit rougir jusqu’au bout des oreilles. Chris n’avait jamais été un homme de tact c’est vrai mais Thomas ne s’était pas encore habitué à ses propos sans détour.

Il poussa un long soupir.

-Honnêtement, je n’en sais rien. Je tiens énormément à lui c’est vrai, j’ai même besoin de lui, je ne supporterai probablement pas qu’il essaie de me quitter une seconde fois… mais ces choses là sont tellement difficiles à analyser !

Chris se contenta d’approuver d’un signe de tête sans pour autant interrompre Thomas.

-Je dois dire qu’il a également su se montrer particulièrement convaincant… Il pense également que cela peut m’aider à apporter une certaine dose de réalisme à mon roman. Je ne sais pas s’il le pense vraiment mais en tout cas j’ai envie de tenter l’aventure.

Chris le regarda pendant quelques instants en silence puis, après avoir bu une gorgée du verre de whisky qu’il venait de se servir demanda :

-Et vous comptez partir dans quel coin ? 

Thomas haussa les épaules.

-Je ne sais pas… En fait nous n’avons pas vraiment de destination précise. Mathieu a décidé de choisir un bateau " qu’il trouverait joli ". Je sais que ce n’est pas une méthode très rationnelle mais c’est sa façon à lui de voir les choses et puisqu’il m’a dit que jusqu’à présent ça avait toujours bien marché… Je lui fais confiance ! Moi après tout ça m’est bien égal. Pour tout t’avouer, je n’ai toujours pas très envie de partir mais je lui ai promis… et ça lui fait tellement plaisir…

-C’est bien ce que je disais, tu es amoureux !

-Chris !

Chris évita le coup que Thomas fit mine de lui donner et éclata d’un rire qui s’arrêta net à peine commencé. Il posa sa main épaisse sur l’épaule de Thomas et plongea son regard presque tragique dans celui du jeune homme.

-Tu vas me manquer, murmura-t-il, la voix quelque peu tremblante. Tu es un peu mon fils, Thomas, mon petit garçon… Alors prends bien soin de toi surtout. Fais très attention, ne prends pas de risques idiots et ne fais pas n’importe quoi pour les beaux yeux de ton compagnon surtout…

Thomas lui sourit, la gorge un peu nouée par l’émotion.

-Ne t’inquiète pas pour moi. J’ai toujours su plus ou moins m’occuper de moi tout seul. Je te promets que tout va bien se passer.

Chris hocha la tête et serra Thomas contre lui.

-J’ai une chance de te revoir un jour ?

-Bien sûr ! Tu ne crois tout de même pas que je m’en vais pour toujours ! Moi tu sais les voyages… J’ai accepté une petite croisière pour faire plaisir à Mathieu mais aussitôt terminé, je rentre à la maison et j’y reste. Et je trouverai bien un moyen de le convaincre de rester avec moi…

-Pour ça je te fais confiance !

-Qu’est ce qu’ils vous arrivent tous les deux à faire ces têtes d’enterrement ?

La voix d’Adeline qui venait de se glisser près d’eux les fit sursauter.

-Oh Adeline ! s’exclama Thomas, le cœur battant de la surprise mais aussi de ce qu’il allait devoir lui annoncer.

-Adeline, je pense que Thomas a quelque chose à te dire… en privé. 

Chris poussa une planche, libérant le passage entre la salle commune et la cuisine. Thomas s’en engouffra suivi par une Adeline au visage crispé par l’angoisse. L’attitude des deux hommes ne laissait présager rien de bon.

La cuisine était chaude, baignée par la douce lumière du grand feu qui brûlait dans l’immense cheminée construite dans l’un des murs et sentait la riche odeur presque écœurante de la soupe au lard y mijotant dans un gros chaudron…enfin, cela restait tout de même une odeur plus agréable que les relents nauséabonds du port. Thomas s’avança presque tout au bout de la pièce, préférant retarder de quelques secondes encore le moment de la séparation. Puis il osa se retourner, affronter le regard d’Adeline.

Celle ci se trouvait face à lui, dans son vieux tablier mille fois rapiécé. Elle se tenait d’une manière très raide, les mains jointes devant elle trahissant sa crispation et la tête légèrement penchée sur le côté, tout à l’attention de Thomas. Ses cheveux blonds étaient retenus en arrière par deux petites pinces d’argent, le seul luxe qu’elle ne se soit jamais permis, et ses yeux bleus étaient rougis par la fatigue et la fumée qui constamment envahissait la taverne. Mais même ainsi, dans son extrême simplicité de jeune fille du peuple, Thomas la trouva très mignonne. Il s’en voulait vraiment qu’elle se soit attachée à un type comme lui et espérait vivement qu’un jour elle trouve quelqu’un d’assez bien pour elle. Il doutait néanmoins que cela existe dans un bourbier comme celui dans lequel ils vivaient…

-Thomas ? demanda-t-elle d’une petite voix craintive, le coupant dans ses pensées.

Sans réfléchir, il lui prit la main et ses joues s’empourprèrent immédiatement.

-Adeline, je sais que je vais te faire du mal alors… je t’en prie pardonne-moi. Je tiens beaucoup à toi tu sais mais… Je pars avec Mathieu. Nous embarquons aujourd’hui.

Thomas sentit les doigts qu’il tenait se mettre à trembler puis se retirer vivement. Adeline s’était reculée à quelques pas de lui et avait pris appuie sur la grande table de bois qui occupait la quasi-totalité de la pièce.

-J’ai toujours su que cela allait arriver ! s’exclama-t-elle d’une voix hachée, comme si elle tentait de calmer ses pleurs en respirant fortement. Mais pas si tôt Thomas… Pas si tôt…

Elle lui tourna le dos, tout à sa douleur. Elle semblait s’être recroquevillée sur elle-même, avoir diminuée de moitié. Sa tête s’était rentrée dans ses épaules, ses bras avait enserré son corps presque maigre… Ce spectacle fit mal à Thomas. Il s’en savait responsable mais ne savait que faire pour réparer les dégâts.

-Adeline… appela-t-il doucement, posant timidement la main sur son épaule.

-Bonne chance Thomas. Amuse-toi bien surtout… Et sois heureux.

-Adeline je suis désolé, sincèrement je ne voulais pas…

Mais devant son absence de réponse, il préféra s’éloigner. Il allait atteindre le seuil de la cuisine quand elle le rappela.

-Thomas !

Le cœur battant, il revint près d’elle.

-Adeline, je…

-Thomas, si tu tiens vraiment à moi un petit peu, si je ne devais plus jamais te revoir… Est-ce que m’accorderais une dernière faveur ?

-Bien sûr Adeline, tout ce que tu veux !

-Embrasse-moi…

-Hein ?

-Embrasse-moi Thomas s’il te plaît, juste une fois…

Elle s’était de nouveau tourné vers lui et le regardait, ses yeux humides emplis d’une force nouvelle, d’un courage soudain. Thomas s’était attendu à tout sauf à ça. La douce Adeline, la timide Adeline, lui demandant de… Il aurait pourtant été tellement heureux de lui faire plaisir une dernière fois…

-Je suis désolé… Je ne peux pas…

-Pourquoi ! s’exclama-t-elle d’une voix tendue où perçait désormais la colère. Pourquoi ? Tu me trouves répugnante à ce point ?

Thomas recula d’un pas. Non, il ne voulait pas que ça se passe comme ça. Il ne voulait pas que ça se termine ainsi. Il voulait… il voulait qu’Adeline garde une bonne image de lui, qu’elle ne le haïsse pas pour ce qu’il faisait mais…

-Adeline, je t’en supplie, pas de ça ! Ca n’a rien à voir, tu le sais bien ! Si je faisais ça, même si tu me le demandes, ça ne serait pas quelque chose de sincère, j’aurais l’impression de te manquer de respect et je tiens trop à toi pour ca. Je t’en prie comprends-moi !

Lui-même avait un peu hausser le ton sur la fin de la phrase, ce qui eut pour effet de définitivement faire couler les larmes de son amie.

-Oh, Adeline, je suis désolé… Je ne voulais pas, je…

-Va-t-en Thomas.

-Adeline…

-Pars puisque c’est ce que tu veux.

Elle s’était assis sur un petit tabouret de bois, le dos tourné, lui cachant ses larmes.

-Adeline je…

-Ne te sens pas coupable, je ne t’en veux pas… enfin je ne t’en voudrais plus, avec le temps… C’est moi qui suis une imbécile, alors je t’en prie laisse-moi seule.

Il recula, gardant les yeux sur elle quelques instants.

-Je suis désolé… répéta-t-il une nouvelle fois avant de retourner dans la salle commune.

Chris se tenait tout près de la porte. Sans un mot il serra Thomas une dernière fois contre lui puis entra dans la cuisine, consoler sa fille qui en avait bien besoin. Sans même jeter un dernier coup d’œil à la taverne, Thomas sortit. Ces adieux avaient aussi éprouvants que dans ses pires prévisions. Pourquoi les choses étaient-elles donc parfois si difficiles ? Lui-même se sentait presque dans un état aussi pitoyable qu’Adeline et pourtant c’était lui qui délibérément avait décidé de tout plaquer. Il soupira. Maintenant il n’avait plus qu’à retrouver Mathieu dans l’immensité du port…

Il n’avait pas fait trois pas que la voix de son ami se fit entendre et avant même que Thomas n’ait eu le temps de réagir, il lui avait sauté au cou.

-Thomas !

-Doucement Mathieu, je…

Mathieu posa un doigt sur ses lèvres pour le faire taire et l’observa quelques secondes, une expression un peu peinée passant sur son visage ordinairement si enjoué.

-Tu as une sale tête ! s’exclama-t-il finalement. Ca ne s’est pas bien passé, c’est ça ? Bah, t’en fais donc pas, bientôt tu n’y penseras plus. Nous sommes ensemble pour toujours, n’est-ce pas le meilleur moyen d’être heureux ?

Et pour illustrer ses propos, il embrassa fougueusement Thomas qui une fois la surprise passée, se détourna avec précipitation.

-Thomas ! se plaignit Mathieu.

-Mathieu, nous sommes en pleine rue ! Tiens-toi un peu.

Mathieu lui jeta un regard boudeur qui dura quelques secondes avant que son visage ne se fende de son habituel sourire. Il attrapa la main de Thomas et l’entraîna d’un pas presque dansant de l’autre côté du port.

-Tu sais, j’ai trouvé un bateau ! Tu vas voir, il est magnifique ! Nous partons dans moins d’une heure. Nos affaires sont déjà à bord !

-Quoi ? Tu as déjà tout fait embarquer ?

-Tout, tout, il n’y avait pas grand chose… marmonna Mathieu, sentant encore une légère réticence dans la voix de son amant.

-Mais sans même me consulter ! Et si…

-Et si quoi Thomas ? le coupa Mathieu, visiblement exaspéré. Tu ne vas tout de même pas changer d’avis maintenant ?

-Non, je voulais juste dire que…

Mais avant qu’il ait eu le temps de poursuivre, Mathieu avait stoppé devant un sublime galion dont les quatre mats se balançaient doucement au gré du vent. Les voiles étaient encore baissées mais sur le pont régnait une grande agitation. Les marins finissaient de vérifier l’état du matériel avant le grand départ. Sur les flancs, les trappes à canon s’ouvraient et se fermaient successivement, sur la passerelle d’embarquement, les passagers et les larbins terminaient d’embarquer paquets et marchandises. La voix d’un homme criant ses ordres se faisait faiblement entendre au milieu de l’excitation ambiante. Le navire n’en était probablement pas à son premier voyage, à en juger par la peinture bleue et or qui s’écaillait sur sa coque mais il paraissait tout de même en fort bon état. Thomas se souvenait que lorsqu’il était enfant, il avait vu des bateaux quitter le port dans des conditions telles qu’on se demandait par quel miracle ils ne se brisaient pas à la première vague venue. Thomas aurait refusé tout net de monter à bord d’un pareil rafiot. Mais c’était loin d’être le cas du… Thomas se tordit le coup pour apercevoir le nom de leur futur navire… du " Linde ", si sa vue ne le trompait pas.

-Linde ? demanda-t-il à Mathieu. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Mathieu haussa les épaules.

-Qu’est ce que j’en sais moi ? C’est toi qui es censé être cultivé, il me semble ! Et puis qu’est ce que ça peut faire ? Crois-moi j’ai déjà vu des noms de navires bien plus étranges ! Allez, viens !

Visiblement, Mathieu semblait très pressé d’embarquer, comme un gosse qu’on a trop longtemps privé d’un plaisir et qui finalement n’y tient plus. Poussant un soupir, Thomas le suivit.

Ils allaient s’engager sur la passerelle quand une grosse dame les bouscula pour y monter avant eux. Les pans de sa robe étaient si larges qu’ils dépassaient de la planche de bois pour presque tremper dans l’eau. Mathieu l’injuria entre ses dents mais Thomas en profita pour observer tous ceux qui les entouraient. Hormis les marins, il s’agissait presque exclusivement de gens aux tenues soignées et coûteuses, qui allaient et venaient paresseusement sur le pont, gênant ceux qui tentaient d’y faire leur travail et en plaisantant comme si rien ne pouvait de toute façon les atteindre. Une catégorie que Thomas connaissait bien et qu’il avait longuement fréquenté dans son enfance. Les amis de ses parents étaient tous dans ce genre. Apparemment, le " Linde " était un bateau destiné à recevoir du beau linge.

Thomas attrapa Mathieu par le bras. Celui se retourna en grognant.

-Quoi encore ?

-Heu… Tu es sûr que nous avons de quoi payer le voyage ? Je veux dire, regarde tous ceux qui nous entourent, ils…

-Nous avons les moyens ne t’en fais pas ! Nous n’aurons bien sûr pas une cabine de luxe mais tout de même un endroit où dormir, nous aurons de quoi manger et boire pendant la traversée, ne t’inquiète pas, je me suis arrangé avec le capitaine.

-Bon, puisque tu le dis…

Puis alors que Mathieu allait se détourner…

-Attends ! Tu… Tu as fait quoi avec le capitaine ?

-Comment ça j’ai fait quoi avec le capitaine ? Je me suis arrangé je viens de te…

Puis réalisant ce que Thomas voulait dire par là, ses joues se teintèrent de rose et sa bouche s’ouvrit en " o " comme s’il était outrageusement choqué.

-Thomas ! Qu’est ce que tu vas imaginer ? Je n’ai rien fait de " ce genre " avec le capitaine ! Tu ne me fais plus confiance ?

-Je voulais juste m’en assurer… après tout ce que tu m’as raconté aussi !

-C’est du passé, je te l’ai dit ! J’ai simplement promis de lui peindre les endroits que nous traverserons pour qu’il les ramène en souvenir à sa douce et tendre qui se plains de ne rien connaître de sa vie en mer ! C’est tout !

Thomas lui sourit.

-Je préfère ca.

Mathieu secoua la tête.

-Je m’en doute bien. N’empêche que tu m’as choqué sur ce coup.

-Toi ? Choqué ? A d’autres ! Allez viens, embarquons-nous dans je ne sais quelle galère puisque tu le désires tant.

Mathieu lui répondit par son sourire le plus rayonnant.

 

*******************

Mathieu, qui avait apparemment déjà repéré les lieux, conduisit Thomas jusqu’à leur cabine sans même se perdre. Comme il l’avait annoncé, celle-ci était toute petite, équipée de simplement un lit étroit dans lequel ils ne pourraient dormir à deux qu’en se collant l’un à l’autre ce qui bien sûr n’était pas particulièrement un problème, une petite table qui servirait de bureau à Thomas et sous laquelle était entreposé un tabouret de bois et un placard où Mathieu avait déjà entreposé leurs maigres affaires. Un pichet d’eau douce était posé au sol, pour leur permettre de se décrasser tout en économisant la précieuse denrée et un pot de chambre était caché dans un coin. Du plafond pensait une lampe à huile quelque peu grinçante. Il n’y avait pas de fenêtre donnant sur l’extérieur et avant que Mathieu n’allume la lampe, le noir le plus total y régnait.

Thomas explora quelques instants la chambre mais n’y trouva nulle trace de rat ou quelconque autre rongeur. Cela le rassura un peu. La vermine devait se trouver plus en bas, dans la cale, là où les marchandises offrait des abris et de la nourriture à foison. Puis il s’assit sur le lit, en testant la résistance et le trouva, malgré son aspect précaire, bien plus confortable que celui de sa chambre miteuse, et ce, avant même qu’il ne devienne bancal ! Mathieu vient s’asseoir à ses côtés, lui prenant la main et posa la tête sur son épaule.

-Ce n’est pas le grand luxe mais ça devrait suffire, tu ne crois pas ?

Thomas hocha la tête.

-C’est parfait Mathieu. Vraiment. Et puis nous ne sommes pas obligés d’y être tout le temps. Je suppose que nous risquons de passer pas mal de temps sur le pont…

Mathieu approuva avant d’ajouter, laissant sa main s’aventurer sur la cuisse de Thomas :

-De toute façon, je crois que si je suis avec toi, le pire des cachots deviendrait vivable.

-Mathieu…

-Quoi ? interrogea-t-il de son air le plus innocent alors que sa main s’aventurait plus haut, entre les jambes de son amant. Tu n’as pas envie de tester notre nouveau lit ?

Thomas retira la main de Mathieu de son entrejambe.

-Tu n’es pas tenable ! Si, j’ai envie de tester mais on a bien le temps tu ne crois pas ? Je n’ai pas envie de manquer l’appareillage. Il vaudrait mieux que nous retournions sur le pont.

Mathieu soupira et fit une moue boudeuse.

-Si j’avais su que ça te rendait impuissant, je ne t’aurais jamais demandé de prendre le bateau…

Thomas prit un air outré et resta quelques secondes sans voix.

-Que… Ca ne me rend pas impuissant ! C’est juste que je ne suis pas aussi obsédé que toi et que je n’ai pas que ça en tête ! Mais si..

-Ca va, ça va, le coupa Mathieu en éclatant de rire. Je plaisantais ! Embrasse-moi…

Cette fois-ci Thomas ne se fit pas prier et entourant la frêle silhouette de Mathieu de ses bras protecteurs, laissa sa bouche s’unir et explorer celle de son amant avec tendresse et passion. Il ne rompit le contact que lorsqu’il sentit de nouveau les mains de celui-ci s’aventurer dans des zones particulièrement sensibles de son anatomie.

-Seulement un baiser, lui rappela Thomas. Maintenant vient, allons sur le pont !

Ils prirent le chemin inverse de part où ils étaient arrivés. Thomas constata alors que leur cabine, ainsi que celle des quelques autres passagers presque aussi démunis que lui et Mathieu, se trouvait à côtés du quartier des marins, assez éloignés de celles des passagers de hauts rangs. Au moins, il n’aurait pas à trop fréquenter cette populace bourgeoise si imbus d’elle-même et qui n’aurait pas manqué de faire renaître en lui de douloureux souvenirs.

Arrivé sur le pont, le " Linde " parut immense à Thomas. A terre, il l’avait certes trouvé impressionnant mais une fois à bord, cette sensation n’en était que plus renforcée encore. Le navire mesurait bien entre cinquante et soixante mètres de long pour vingt ou vingt-cinq mètres de largeur, estimait Thomas. A l’arrière, le château s’élevait sur pas moins de cinq étages et les quatre mats semblaient toucher le ciel. En se penchant par-dessus la rambarde, Thomas compta environ soixante-dix trappes à canon et donc autant d’armes cachées derrières… Le " Linde " était tout à fait le type de navire dans lequel il rêvait de s’embarquer lorsqu’il était enfant. Comme à cette époque, lorsque son père l’emmenait avec lui au port, il arpentait le pont de long en large, en explorant le moindre recoin sous l’œil visiblement amusé de Mathieu. Les marins le regardaient d’un air mauvais, inquiets de ce novice s’immisçant dans leurs affaires mais trop occupés par le départ imminent pour lui faire un quelconque commentaire. Quant aux autres passagers, ils ne prenaient pas garde à lui. Tous avaient un proche, un parent sur le quai à qui ils adressaient un dernier au revoir avant le début de la grande aventure. Enfin on monta les voiles et largua les amarres, directives lancées par le capitaine que Thomas n’avait pas encore vu mais seulement entendu la voix puissante et le Linde s’ébranla. Le cœur de Thomas bondit dans sa poitrine. Ca y est, il partait ! Ce qu’il avait cru impossible pendant des années se réalisait enfin.

Il vint s’appuyer sur la rambarde aux côtés de Mathieu, visiblement serein et heureux. Sur le quai, les larmes et les grands signes fusaient. Dans un dernier sursaut d’espoir, Thomas chercha au milieu de la foule Chris et Adeline. Peut-être allaient-ils venir lui dire une dernière fois au revoir ? Peut-être Adeline lui avait-elle déjà pardonné ? Mais il ne reconnut aucun visage… Il n’y avait personne pour lui… du moins à quai car sur le pont Mathieu avait déjà discrètement glissé sa main dans la sienne, comme pour lui rappeler qu’il serait toujours là pour lui et qu’il n’avait nulle raison de s’inquiéter. Thomas tourna la tête et lui sourit avant de reporter son attention sur le port qui s’éloignait. Ils restèrent ainsi sans doute plusieurs dizaines de minutes, sans parler, sans bouger, à regarder la ville qui rapetissait jusqu’à ne devenir qu’un point minuscule au milieu d’une terre qui s’amenuisait de plus en plus au fur et à mesure que le Linde fendait les flots vers la mer profonde. Autours d’eux, les passagers s’étaient pour la plupart désintéressés rapidement du spectacle et étaient retournés dans leur cabine ou partis à l’exploration du navire et le pont s’était rapidement vidé. Il ne restait plus que quelques gentlemen préférant discuter au grand air et les marins, toujours en pleines manœuvres. Mais Thomas ne se lassait pas de regarder ce pays qui l’avait vu naître et grandir disparaître à l’horizon. Il ne parvenait pas encore à réaliser qu’il était parti, peut-être pour toujours, malgré les paroles rassurantes qu’il avait prodiguées à Chris. Ce fut la voix douce de Mathieu qui le tira de sa rêverie. N’ayant pas saisi sur le coup ce que venait de lui murmurer son ami, il lui demanda de répéter.

-Je disais, reprit Mathieu d’une voix exceptionnellement basse et vibrante, que je crois n’avoir jamais été aussi heureux de ma vie. Embarqué sur un magnifique navire… avec toi.

Et comme pour donner plus d’impact à ses paroles, il serra le plus fort qu’il pouvait la main de Thomas, presque à lui faire mal. Thomas lui sourit, pris de la soudaine envie de le tenir dans ses bras et de l’embrasser, pour lui faire comprendre à quel point il tenait à lui, ce qui aurait été tout à fait inconvenant en un tel lieu. Il se contenta donc d’entrelacer leurs doigts, laissant son pouce caresser discrètement la paume de son amant.

-Et si nous retournions dans notre cabine ? proposa Mathieu d’un sourire entendu.

L’idée semblant excellente à Thomas, il était sur le point d’accepter lorsqu’une pensée le frappa soudainement.

-Mais au fait… Où va-t-on ?

Mathieu réfléchit quelques secondes avant de conclure :

-Je ne te le dis pas ! Je te laisse la surprise !

-Mathieu, si nous sommes embarqués pour des semaines, voire des mois, je doute que tu puisses me faire une surprise quelconque. Les gens vont parler autour de nous et je finirai bien par l’apprendre d’une manière ou d’une autre. Autant me le dire tout de suite !

-Pff, tu n’es pas drôle. Bon, nous allons vers le sud…

-Ca m’avance bien tiens !

-Dans les îles…

-Les îles ? Quelles îles ?

-Et, poursuivit Mathieu désormais à voix basse sans se soucier de la question de Thomas, nous trouverons une île déserte, il n’y aura rien que nous deux et tu me feras l’amour pendant des heures au soleil sur la plage de sable blanc…

-Mathieu, quelles îles ?

-Ah monsieur si vous saviez, les plus belles îles que Dieu ait mis sur Terre sans doute.

Thomas se retourna vers l’homme qui venait de les interrompre et faillit pouffer de rire. A lui seul il paraissait cumuler tous les clichés de l’aristocratie. De taille moyenne, il portait une redingote impeccable et sa fine moustache auburn devait être taillée du matin même. Sans même laisser le temps à Thomas ou Mathieu de placer un mot, le gentleman poursuivit son discours.

-J’y ai passé une bonne partie de mon enfance, sans doute les années les plus heureuses de ma vie. Ce fut un tel drame pour moi d’en partir, c’est pourquoi j’ai décidé de m’installer définitivement là bas maintenant que je le peux. Mais je ne bénirai jamais assez mon père pour m’avoir fait connaître ce lieu. Voyez vous il était dans l’armée, oh pas un simple soldat bien sûr, père était bien au-dessus de cela, c’était un grand général, le plus grand sans doute, à mon humble avis bien sûr, malheureusement, la mémoire des hommes étant ce qu’elle est, l’Histoire n’a pas retenu son nom, cela m’a d’ailleurs à jamais dégoûté de l’armée et c’est bien pour cela que, malgré l’admiration que je vouais à père, j’ai décidé de ne pas suivre la même voie que lui, enfin bref, comme je vous le disais père était dans l’armée et ayant été envoyé…

Mathieu jeta un regard sombre à Thomas, comme pour lui reprocher de ne pas avoir accepté immédiatement de retourner dans leur cabine. Thomas haussa les épaules dans un geste d’impuissance et s’installa plus confortablement contre la rambarde. Après tout autant rendre les tortures les moins douloureuses possibles…

 

*****************

 

Ils finirent par échapper au caquetage incessant du lord, dont ils apprirent au cours du monologue qu’il se nommait Andrew, mais pas de la manière dont ils l’auraient souhaité.

Pour autant que Thomas s’en souvienne, cela commença par un léger poids sur l’estomac, il y prit à peine garde au début. Ce type de sensation est fréquent lorsque comme lui on se nourrit d’aliments pas toujours très frais. Puis le poids s’alourdit, de plus en plus, comme si une pierre dans son ventre grossissait un peu plus à chaque seconde. Son cœur aussi le gênait, il semblait drainer un sang empoissonné, gluant, épais et douloureux, il manifestait l’envie évidente de s’échapper de cette poitrine qui l’accueillait depuis plus de vingt ans. La douleur s’étendit dans ton son corps. L’air paraissait s’être raréfié et Thomas leva la tête, à l’affût du moindre souffle salvateur. Son dos se couvrit d’une sueur glaciale. Il sentait ses jambes s’affaiblir, comme si elles n’aillaient bientôt plus être capables de le soutenir. La voix de Lord Andrew n’était plus qu’un vague murmure balayé par les sensations… Il respira profondément, tentant de regagner le contrôle de son corps mais rien sans résultat, le malaise était toujours là, le gagnant profondément. L’oxygène ne paraissait pas vouloir dépasser le stade de sa gorge comme obstruée.

-Je… bulbutia-t-il.

Mathieu tourna la tête vers lui, surpris par l’apathie de sa voix.

-Thomas ? Ca ne va pas ? Tu es tout pâle !

-Je… répéta une nouvelle fois Thomas.

Il eut à peine le temps de se retourner pour vomir dans l’océan en contrebas les restes de son maigre petit-déjeuner.

-Je crois que votre ami ne se sent pas très bien, fit timidement remarquer Lord Andrew.

-C’est aussi l’impression que ça me fait, constata Mathieu d’une petite voix. Il avait posé la main sur le dos de Thomas dont le corps était toujours secoué de spasmes bien qu’il n’eut plus rien dans l’estomac.

-Si vous voulez bien nous excusez, demanda Mathieu à Lord Andrew, je crois que je ferais mieux de le ramener à notre cabine.

-Faites donc, faites donc.

Le jeune lord s’éloigna de quelques pas, leur libérant le passage. Mathieu prit le bras de Thomas et le força à avancer.

-Viens, tu vas t’allonger quelques minutes et ça ira bien mieux après.

Thomas essuya du revers de la main le filet de bile qui coulait sur son menton et s’appuya de tout son poids sur Mathieu, de peur que ses jambes ne le trahissent, puis il se laissa docilement guider jusqu’à la cabine. Ils mirent quelques minutes à y parvenir, la descente des escaliers sombres ayant été un passage particulièrement difficile. Enfin, Mathieu laissa tomber Thomas à l’endroit où il pensait que se trouvait approximativement le lit et alluma la lampe à huile en soupirant.

-Bon dieu c’que tu es lourd ! s’exclama-t-il en se massant l’épaule sur laquelle Thomas avait pris appuie.

Le jeune écrivain ne répondit pas. Il s’était roulé en boule sur le lit et tremblait. Mathieu attrapa une couverture et l’en couvrit, puis il décolla tendrement quelques mèches de cheveux du visage verdâtre de son amant.

-Dis donc, quand tu as le mal de mer toi, tu ne fais pas semblant !

-Pardon, murmura Thomas en lui jetant un regard désespéré.

Mathieu lui sourit.

-Ce n’est pas de ta faute, ça peut arriver à n’importe qui. Ne t’en fais pas ça va passer. Dans tous les navires que j’ai pris, il y avait toujours quelques passagers pour se sentir mal au début mais au bout d’une semaine, ils étaient tout aussi fringants que les autres.

-Une semaine ? parvint à articuler Thomas. Je ne tiendrais jamais une semaine dans cet état. Achève-moi tout de suite…

Mathieu éclata de rire et lui ébouriffa les cheveux, comme Thomas le lui faisait parfois. Autant en profiter, pour une fois qu’il était le plus fort des deux…

-Allons, ne dis pas n’importe quoi. Bientôt ca ne sera plus qu’un mauvais souvenir.

Il se pencha au-dessus de Thomas et lui embrassa doucement le front.

-Essaie de dormir un peu, ça ira mieux après.

-Dormir ? Alors que j’ai l’impression que je vais bientôt cracher mon estomac, tu plaisantes ?

Il fut prit d’un nouveau spasme et un nouveau filet de bile coula aux commissures de ses lèvres. Mathieu soupira, attrapa son sac, en sortit un chiffon et essuya le visage souillé de Thomas.

-Voilà, même tout vert, il faut que tu restes le plus beau !

Il lui sourit, tentant de lui redonner un peu courage. Mais Thomas se contenta de grogner et de s’enfoncer plus profondément encore sous sa couverture. Mathieu se leva alors et si dirigea vers la porte.

-Mathieu ? Où tu vas ? Me laisse pas tout seul… supplia Thomas d’une petite voix qu’il ne s’était jamais entendu.

-Ne t’inquiète pas, je reviens tout de suite. Je vais voir si je ne peux pas te dégotter un médicament ou quelque chose comme ça. Je n’aime pas te voir dans cet état là.

-Et je n’aime pas me sentir dans cet état là… Dépêches-toi…

-Oui, j’en ai pour cinq ou dix minutes maximum, promis !

Thomas se tassa au fond du lit. Il ne s’était jamais senti aussi malade de sa vie. Comment un simple roulis pouvait-il mettre un homme dans un état pareil ? Il espérait vivement que Mathieu avait raison et qu’au bout d’une semaine il se sentirait mieux, sinon, s’il devait passer la totalité de la traversée comme ça, autant se jeter tout de suite par-dessus bord. Son estomac se rebella une fois encore mais il n’avait plus rien à vomir et ses organes digestifs ainsi que son œsophage le brûlaient comme s’il avait bu de l’acide. Il gémit et se roula en boule. Mathieu l’avait abandonné au moment où il avait le plus besoin de sa présence… Il savait cette pensée particulièrement égoïste vu qu’il était celui qui gâchait le début de leur périple et surtout que Mathieu était parti chercher quelque chose pour le soulager, mais si cela lui permettait d’oublier la douleur, autant se focaliser là dessus.

Ce que parut être à Thomas de très longues minutes passèrent et Mathieu n’était toujours pas de retour. Thomas commençait à franchement s’inquiéter. Il lui avait promis de revenir le plus vite possible ? Qu’est ce qu’il était en train de faire encore ? Thomas préféra ne pas y penser, sinon il risquait grandement de devenir suspicieux et il avait promis à Mathieu de lui faire confiance. Finalement, contre tout attente, il s’endormit.

Lorsqu’il se réveilla, Mathieu n’était toujours pas revenu. Mais il est vrai que Thomas n’aurait pu dire s’il avait dormi cinq minutes ou cinq heures. Tout ce qu’il savait, c’est que même s’il se sentait toujours bien mal en point et faible, son estomac s’était calmé et les spasmes s’étaient pour le moment arrêtés, même si son corps était toujours parcouru de frissons. Poussant un soupir, il tenta de poser un pied au sol. Il lui fallait retrouver le peintre ! Son absence prolongée ne présageait rien de bon. Un second pied rejoint le deuxième et il ordonna à son corps de se lever. Une fois debout, ses jambes se dérobèrent sous lui et il dut prendre appuie sur la table branlante pour ne pas tomber. Sa tête tournait, le monde tanguait comme si le bateau était soudainement prit dans un ouragan. Il avait un peu surestimé ses forces. Tentant de reprendre sa respiration, il ferma les yeux… et sursauta lorsque la porte s’ouvrit brusquement.

-Thomas ! le blâma la voix de Mathieu, mais qu’est ce que tu fais ? Retourne au lit immédiatement. Regarde-toi ! Tu n’es pas encore en état de marcher

Avant que Thomas n’ait pu même essayer de se justifier, Mathieu l’avait saisit d’une poigne incroyablement puissante pour sa frêle silhouette et recouché. Il avait dû pour cela lâcher tout le barda qu’il tenait dans ses bras en entrant.

-Non mais franchement Thomas, tu es pire qu’un gosse ! Tu aurais pu te blesser ! Imagine si tu t’étais écroulé et cogné la tête sur le coin de la table ou…

-Où étais-tu passé ? le coupa Thomas. Je t’ai attendu longtemps, j’ai même dormi et tu n’étais toujours pas là… Qu’étais-tu en train de faire ?

-Je cherchais de quoi te soigner figure-toi. Pardonne-moi si j’ai mis un peu de temps. Je ne voulais pas t’inquiéter. Mais tu sais parfois je suis tellement… comment dire… Je n’ai pas trop conscience de la réalité des choses, du temps qui passe et tout ça. Mais j’ai de quoi te soigner… enfin je l’espère.

Il piqua les lèvres de Thomas d’un rapide baiser avant de ramasser le bazar dispersé à terre qu’il posa sur la table. Puis il tira le petit tabouret de sous la table et s’assit à côté du lit. Il tendit le bras et attrapa un seau en bois qu’il venait de ramener.

-Ca, c’est l’équipage qui me l’a donné, si tu ne te sens pas bien. Ca évitera de te faire vomir dans le pot de chambre. Ca, c’est un linge propre à humidifier, pour te rafraîchir. Et ça, termina-t-il en ouvrant une petite boite pleine de poudre grisâtre, c’est Madame Gladys qui me l’a donné. Tu sais c’est la grosse dame qui nous a bousculés lorsque nous avons embarqué ! Finalement elle est très gentille. Lord Andrew lui avait déjà raconté tes malheurs et cette petite boîte était prête pour toi lorsque je suis arrivé sur le pont. Il paraît que ca soulage l’estomac. Comme elle est sujette au mal de mer, elle en a toujours une quantité pas croyable avec elle quand elle voyage et elle en distribue aux autres ! D’ailleurs elle tient à s’excuser de son impolitesse de ce matin. Elle m’a raconté qu’elle avait une envie pressante et qu’elle avait peur de ne pas tenir jusqu’à la chaise percée de sa cabine !

Mathieu éclata de rire avant de reprendre.

-Apparemment, tu n’es pas le seul à avoir ce type de problème. Monsieur Rochefort m’a dit que son épouse était dans le même état, ainsi que les enfants Viret ! Une véritable hécatombe les premiers jours de mer ! Et…

-Mathieu, ne me dis pas que tu connais déjà tous ces gens ? parvint à articuler Thomas, qui était prêt à poser n’importe quelle question pour faire taire son ami, sur le point de raviver sa migraine.

-Bien sûr que si. Tu sais bien que je suis quelqu’un de très sociable.

Thomas soupira. Il comprenait pourquoi Mathieu avait mis autant de temps à revenir maintenant. S’il se mettait à papoter avec la première personne qu’il croisait, évidemment…

-D’ailleurs Madame Gladys m’adore déjà ! Je lui ai promis pour la remercier de la poudre que je lui donnerai des cours de dessins à elle et à ses amies. C’est une espèce de club de riches veuves qui s’organisent régulièrement des voyages ! Elles sont ravies de ma proposition parce que des mois en mer, c’est long, il faut savoir s’occuper ! Et…

-Pire que Lord Andrew… se plaignit doucement Thomas en remontant la couverture par-dessus sa tête.

-Pardon ?

-Je disais que tu es pire que Lord Andrew !

Même sans le voir, Thomas n’est aucun mal à imaginer la mine outrée que devait faire Mathieu à ce moment là. Au moins il lui avait coupé le sifflet…

-Thomas tu es méchant ! s’exclama finalement Mathieu.

Thomas ne put retenir un éclat de rire, rapidement stoppé par un spasme violent.

-Voilà, bien fait ! se vengea mesquinement Mathieu.

-Mathieu… le supplia Thomas.

Mathieu baissa la couverture pour découvrir le visage de nouveau en sueur de son amant et lui sourit. Très tendrement, il le prit dans ses bras, lui caressa les cheveux et l’embrassa sur le front.

-Ca va bientôt aller mieux Thomas, je te le promets. Je vais te préparer un peu de la poudre magique de Madame Gladys et tu seras très vite sur pieds.

-Je suis désolé Mathieu. Je gâche tout.

-Ne dis pas n’importe quoi ! Je préfère t’avoir prêt de moi malade que loin de moi en bonne santé.

-Charmant… murmura Thomas.

-Non ! Ce que je voulais dire c’est que tant que je suis avec toi, je vais bien ! Tu ne gâches rien, c’est juste un mauvais moment qu’on oubliera très vite !

Thomas passa ses bras tremblant autour de la taille de Mathieu et le serra contre lui. Puis celui ci se dégagea et s’installa à la petite table. Il sortit du seau un verre de métal bosselé dans lequel il versa un peu de poudre et arrosa le tout avec un peu d’eau du pichet. Il tendit le breuvage à Thomas. Tout comme la poudre, la boisson était d’un gris pale et sentait plutôt mauvais. Mais Thomas n’était plus à une torture près. Il inspira fortement et vida le verre d’un trait, ne pouvant pour autant retenir une grimace. Ca serait un véritable miracle s’il ne revomissait pas le tout dans les cinq minutes à venir.

-Pouah, c’est dégueulasse ! s’exclama-t-il en rendant le verre à Mathieu.

-Oui, madame Gladys m’avait prévenu, mais après tout, c’est le résultat qui compte.

Thomas se laissa retomber sur l’oreiller plat. Maintenant, il n’avait plus qu’à attendre que ça agisse. Il sentit le matelas s’affaisser sous le poids de Mathieu qui venait de s’asseoir près de lui. Il sentit une main jouer avec une de ses mèches.

-Alors ça va mieux ?

-Laisse un peu le temps d’agir…

-Madame Gladys m’a dit que ça agissait très…

-Passe-moi le seau !

-Hein ?

-Vite passe-moi le seau !

-Non, non, non ! Il faut que tu te forces à tout garder !

Mathieu replaqua sur le lit Thomas qui s’était redresser.

-Mathieu !

-Non Thomas, tu dois te retenir !

-Peux pas, balbutia son amant secoué d’un premier spasme.

Mathieu plaqua alors ses deux mains contre sa bouche, le forçant à tout garder.

-Ferme les yeux et respire doucement, Thomas. Ca va passer. Laisse le temps à la poudre d’agir.

Thomas passa quelques bonnes minutes concentré sur son estomac, le forçant à accepter ce qu’il venait d’y introduite et finalement la crise passa. Il essuya d’une main lasse quelques larmes qui avaient perlé au coin de ses yeux.

-Je hais la mer, constata-t-il simplement.

Mathieu éclata de rire.

-Mais non tu l’adores ! Laisse simplement le temps à ton corps de s’y habituer !

-Ca ne t’a jamais fait ça à toi ?

Mathieu sembla réfléchir quelques secondes et secoua la tête.

-Non, je ne crois pas.

-Tu as bien de la chance.

-J’imagine, ça a l’air douloureux hein ?

Thomas soupira et s’enroula dans sa couverture, tournant le dos à Mathieu.

-Ca on peut le dire.

Il ignorait si la poudre de madame Gladys y était pour quelque chose ou pas mais il s’endormit soudainement comme une masse.

 

Ce fut le bruit de la porte brusquement ouverte qui le réveilla. Il cligna des yeux et aperçut une silhouette qui pénétrait dans la chambre.

-Mathieu ? appela-t-il doucement.

-Oh, je t’ai réveillé ? Je suis désolé. D’un autre côté tant mieux, tu vas pouvoir manger chaud.

Thomas se redressa sur un coude. Mathieu venait de pénétrer dans la chambre avec dans les mains un plateau où était posée une assiette fumante.

-Quelle heure est-il ? demanda Thomas d’une voix pâteuse. Il avait la gorge sèche et son estomac était comme un point brûlant dans son ventre.

-Presque dix-neuf heure. Tu as déjà manqué le repas du midi avec ta première sieste alors j’ai décidé de t’apporter quelque chose pour le soir. Madame Gladys m’a assuré qu’avec son médicament, une soupe passerait sans problème.

L’odeur de la soupe lui parut à la fois étrangement appétissante et repoussante. Son estomac vide le torturait, il n’avait rien mangé depuis le matin et déjà avait il rendu tout son petit déjeuner… D’un autre côté, il craignait ce qui pourrait arriver s’il avait encore quelque chose… Mais comme de toute façon il n’allait pas se laisser mourir de faim… Finalement il s’assit, le dos appuyé contre le mur. Mathieu prit place à ses côtés, posa le plateau sur ses genoux avant de s’emparer de la cuiller qu’il trempa de la soupe pour la tendre à Thomas.

-Mathieu, je ne suis pas diminué au point de ne pas être capable de manger tout seul !

-Peut-être mais ca me fait plaisir !

Thomas ne pouvait décidément pas lutter contre ce type d’argument. Docilement, il ouvrit la bouche laissant Mathieu le nourrir.

Contrairement à ses craintes, son estomac accepta de garder le maigre repas, un miracle sans doute dû à la poudre immonde de la fameuse madame Gladys. Lorsque l’assiette fut vide, Mathieu la posa, ainsi que le plateau, sur la table et prépara un nouveau verre de l’infect breuvage gris. Thomas fit une petite moue lorsque Mathieu le lui tendit.

-Thomas, ne fais pas l’enfant. Je ne doute que ça n’est pas très bon mais visiblement ça marche. Alors bois-le.

Poussant un soupir déchirant, Thomas s’exécuta. C’était aussi mauvais que la première fois et eut les mêmes effets soporifiques. Thomas se rallongea, épuisé. Du coin de l’œil, il vit Mathieu récupérer le plateau et l’assiette, dans le but évident de ramener le tout aux cuisines.

-Au fait, demanda-t-il d’une voix pâteuse, tu as mangé toi ?

-Oui, oui, j’ai mangé avant avec madame Gladys et son club des vieilles douairières comme elles s’appellent !

Thomas hocha la tête.

-Bon, je ramène tout ça et je reviens tout de suite.

-A dans deux ou trois heures !

-Thomas, promis, cette fois je me dépêche vraiment !

Il souffla la lampe et sortit.

 

***************

Mathieu fut effectivement de retour quelques minutes plus tard. Thomas, qui se trouvait dans une phase de demi-sommeil entrouvrit un œil.

-Déjà ? articula-t-il péniblement.

Mathieu referma la porte et la pièce fut plongée dans l’obscurité absolue.

-Je t’avais dit que je me dépêchais.

-Tes nouvelles amies ne t’ont pas retenues ?

-Elles m’ont invité à jouer aux dés mais tu sais moi les dés…

Il y eut le bruit d’un tabouret qu’on renverse et Mathieu jura entre ses dents. Thomas retint un sourire.

-Tu peux allumer si tu veux…

-Non, non, ça va aller. J’avais juste oublié que la pièce était aussi étroite.

Il entendit Mathieu se déshabiller dans le noir. Il l’imaginait sans peine, retirant tout d’abord ses chaussures, puis laissant son gilet et sa chemise glisser au sol, révélant le corps mince et blanc. Puis le bruit d’un objet posé sur la table… ses lunettes sans doute. La boucle de la ceinture qu’on défait… Mais contrairement à son esprit, son corps était trop faible pour y trouver une quelconque excitation. Thomas ne put retenir un soupir.

-Qu’est ce que tu as, murmura Mathieu. Tu te sens encore malade ?

-Non, non, rien à voir.

Le lit craqua quand Mathieu y prit place, se glissant sous les draps pour coller son corps nu à celui de Thomas.

-Tu n’as pas peur de dormir avec moi ? interrogea ce dernier.

Mathieu posa sa tête sur son épaule et entoura sa taille de son bras en soupirant de satisfaction. Mais pour une fois, il ne tenta pas de pousser plus loin la séduction, il savait que Thomas n’état pas en état.

-Pourquoi j’aurai peur ?

-Et bien, si je suis encore malade pendant la nuit, je pourrais…

-Ne dis pas n’importe quoi, le coupa Mathieu. Même si tu es malade et bien… Oh j’en sais rien mais j’ai envie de dormir contre toi !

Thomas passa un bras autours des frêles épaules. Mathieu sentait l’iode. Il avait dû passer une bonne partie de la journée sur le pont, l’océan le baignant de ses embruns… L’avoir tout contre lui lui faisait un peu oublier les émotions de la journée et le malaise qu’il ressentait toujours un peu. Il se sentait presque, si ce n’est en forme, du moins en meilleure condition.

Le sommeil s’emparait de lui encore une fois, les roulements du bateau qui l’avaient tant rendu malade le berçant presque à présent, lorsque la voix de Mathieu le fit sursauter.

-N’empêche que j’avais raison sur un point…

-Quoi donc ?

-Prendre le bateau te rend impuissant.

Thomas lui pinça le bras.

-Aie !

-Ca, tu me le paieras… enfin dans quelques jours.

-Mais j’espère bien, conclut-il d’un ton espiègle.

La journée avait dû épuiser Mathieu car il s’endormit presque immédiatement. Thomas resta éveillé pendant encore de longues minutes. Bizarrement, le sommeil qui menaçait de l’emporter quelques minutes auparavant l’avait déserté et il écoutait le bruit des vagues venant s’écraser contre les flancs du Linde. C’était d’ailleurs le seul bruit, avec la respiration paisible de Mathieu dans son cou, qu’il entendait. Il n’y avait pas fait attention mais dans la journée le bateau raisonnait des pas et des voix des marins et des passagers. A cette heure qu’il supposait avancée de la nuit, tout était calme. Les marins de corvée restaient silencieux, respectant le sommeil de leurs semblables et les passagers devaient avoir rejoint leurs cabines. Nulle âme ne semblait plus vivre autour d’eux, seulement le grondement de l’océan…

 

*****************

Les jours suivants furent bien maussades pour Thomas. Il n’était plus aussi malade qu’au premier jour mais tout de même bien patraque, ne pouvant faire quoique ce soit d’autre que de rester allonger dans son lit à écouter la vie qui bourdonnait autour de lui, les cris des marins, les rires des passagers, auxquels devait se mêler celui de Mathieu. Au début, ce dernier avait voulu tenir compagnie à Thomas mais celui ci l’en avait dissuadé. Il faisait un bien piètre compagnon et Mathieu s’épanouirait sans doute plus sur le pont en compagnie de ses nouvelles amies qu’avec lui, enfermé dans une cabine puant la maladie. Il ne le voyait plus qu’à l’heure des repas quand, plein de compassion, Mathieu lui apportait sa pitance, ou le soir, lorsqu’il venait se coucher. Il se sentait pitoyable, honteux et pitoyable.

Au cinquième jour, il n’y tint plus et décida de bouger ce corps qui refusait toujours de parfaitement lui obéir. Il n’avait pas vomi depuis deux jours et sentait ses forces lui revenir peu à peu, même si ses jambes lui paraissaient encore vacillantes. Qu’à cela ne tienne, s’il devait mettre une heure pour se traîner jusqu’au pont, il le ferait et ne resterait pas une minute de plus dans cette cabine étouffante.

Difficilement, il se leva. Il dut prendre appui pendant quelques secondes sur la table mais finalement il parvint à trouver son équilibre. Au second jour, Mathieu lui avait apporté une grande chemise de nuit blanche que son amie Gladys lui avait confiée et depuis il ne l’avait plus quittée. Elle sentait à présent la sueur et les déjections… Thomas la retira et la jeta dans un coin de la pièce. Son corps nu protesta sous la morsure du froid. Difficilement, des élancements vrillant ses muscles, il sortit le pot de chambre de sous le lit et s’y soulagea. A ce niveau là aussi, Mathieu s’était montré impeccable, ne se plaignant pas une seule fois lorsque Thomas lui demandait son aide ou lorsqu’il fallait vider l’objet. Puis il s’accroupit près du pichet, remplit une petite cuvette, autre objet ramené d’on ne sait où par son amant, et se lava rapidement. L’eau était froide mais vivifiante et c’était tellement agréable de le laver après tant de temps passé dans sa crasse. Il s’essuya rapidement à l’aide d’un vieux morceau de tissu et prenant appuie sur les murs, tituba jusqu’au placard. Il en sortit des vêtements propres et s’assit au sol pour s’habiller, préférant économiser ses forces pour la traversée des couloirs et surtout la montée des escaliers. Il se démêla ensuite les cheveux sans trop de peine, chaque jour Mathieu s’était déjà acquitté de cette tâche. Il les aurait bien attachés mais ne se sentait pas le courage de fouiller dans le placard à la recherche de ses rubans que Mathieu avait rangé il ne savait où.

Il se sentait fin prêt. Péniblement, il se remit debout. Bon, en y allant doucement, il devrait y arriver. Il ouvrit la porte et fin un pas dans le couloir. Sous ses pieds le sol tanguait doucement mais cela était certainement plus le mouvement naturel du bateau qu’un quelconque malaise. Contrairement à ses attentes, une fois en mouvement, il n’eut pas trop de mal à atteindre les escaliers menant au pont. Enfin escaliers était un bien grand mot. C’était plus quelque chose oscillant entre des escaliers et une échelle. Les marches semblaient stables mais très à pique et étroites. Il fallait faire de grandes enjambées pour passer d’une marche à l’autre. Mais Thomas y parvint. Il arriva au bout un peu essoufflé et les jambes tremblantes mais il avait réussi ! Un demi-souriree aux lèvres, il poussa la porte donnant sur le pont.

On devait être en milieu d’après-midi et le soleil brillait très haut dans le ciel, se reflétant dans l’immensité de l’océan. La lumière soudaine força tout d’abord Thomas à fermer les yeux. Après cinq jours passés à la seule lueur d’une petite lampe à huile, il avait besoin de se réhabituer au véritable jour. Au bout de quelques secondes, la sensation de brûlure passa et il put observer ce qui l’entourait. Ce qui le choqua tout d’abord fut le bleu, à perte de vue, aussi bien celui très clair du ciel sans nuage que celui plus profond, impénétrable de l’océan. Puis le blanc des voiles claquant au vent et enfin l’agitation qui régnait sur le pont. Bien qu’autrefois il ait été un galion militaire, le Linde ressemblait désormais tout à fait au navire de plaisance qu’il était devenu. Des chaises avaient été dressées sur le pont où hommes et femmes en tenues chics discutaient avec agitation. Des enfants courraient au milieu des marins bougonnant. Thomas remarqua sans peine un petit groupe de femmes, assises autour de chevalets de fortunes, qui riaient des " œuvres " qu’elles se présentaient les unes aux autres. Au milieu d’elles, son habituel sourire aux lèvres, se tenait Mathieu, tentant sans doute de leur expliquer pourquoi la pomme qui leur servait de modèle ressemblait à tout sauf à une pomme une fois reproduite sur leur feuille.

Comme s’il avait deviné sa présence, Mathieu leva les yeux vers lui et ne put retenir un cri de joie. Thomas lui adressa un petit signe de la main et claudiqua en direction du groupe, appréciant au passage l’air iodé délicieusement frais comparé à celui puant de la cabine. Son amant courut à sa rencontre et lui offrit son bras en soutien. Thomas secoua la tête, bien décidé à atteindre seul la rambarde. Il y arriva avec soulagement. Y appuyant son dos, il se tourna vers un Mathieu trépignant de bonheur.

-Tu te sens mieux Thomas ? C’est vrai ? Ca va aller ?

-Oui, ca va, ca va.

Il se retint bien de lui dire qu’il avait les jambes en coton et l’estomac en feu, mais après tout, c’était tout à fait supportable après tout ce qu’il avait vécu depuis cinq jours.

-J’en suis heureux, murmura Mathieu, les yeux brillants de soulagement. Alors, continua-t-il en désignant tout ce qui l’entourait, que penses-tu de tout ça ?

Thomas laissa une fois de plus son regard glisser sur la surface bleue de l’océan. Il était calme, endormi, simplement perturbé par le passage de leur navire. Il semblait vide aussi, comme si les habitants du Linde étaient les seuls êtres vivants au monde. Thomas savait qu’il n’en était rien, que sous leurs pieds grouillait une vie mille fois plus importante que celle sur terre, mais c’était tout de même l’impression qu’il avait en cet instant.

-C’est… c’est impressionnant… Très beau aussi, presque effrayant.

-Ca te plait ?

Thomas prit quelques secondes pour répondre, rejetant la tête en arrière, fermant les yeux, laissant le vent frapper son visage, faire voler sa chevelure, sentant les embruns humidifier sa peau encore trop pale.

-Oui… je crois… Je crois que ça me plait.

Avant que Mathieu ait eu le temps de commenter, une voix féminine, toute en puissance mais pleine d’humour et de satisfaction, les interrompit.

-Vous êtes Thomas je suppose.

L’intéressé rouvrit les yeux pour les poser sur la grosse dame qui venait de planter ses larges jupes à ses côtés. Elle avait des cheveux courts et bouclés et on pouvait lui donner une bonne cinquantaine d’année. Ses yeux noisette brillaient au-dessus de pommettes roses. Thomas approuva d’un hochement de tête.

-Et vous madame Gladys il me semble ?

-C’est cela même jeune homme. Je vois que notre petit protégé vous a parlé de moi.

-Comment ne l’aurait-il pas fait ! C’est tout de même vous que je dois remercier pour… beaucoup de choses en fait.

Elle secoua la main comme si tout cela n’était que banalité.

-Voyons, ce n’était rien ! Comment aurais-je pu résister à la mine apitoyée de notre petit Mathieu quand il parlait de vous ? Je suis cependant surprise de vous voir déjà debout. D’après les symptômes que m’avait décrit Mathieu, je pensais qu’il vous faudrait deux ou trois jours de plus avant d’être sur pieds.

-Et bien… commença Thomas avant d’être de nouveau interrompu.

-Il faut dire que je vous comprends. Moi aussi j’aurai une jolie petite chose comme Mathieu, je me dépêcherai de guérir !

-C’est à dire que…

-Non mais regardez le pauvre chou, ajouta-t-elle en tendant la main vers le peintre, quelques jours privé de son chéri et il se retrouve déjà coincé entre les pattes d’une troupe de veilles veuves !

Les autres femmes, qui s’étaient réunies autour d’eux éclatèrent de rire, tout comme Mathieu d’ailleurs. Mais Thomas roula des yeux ronds. Mathieu leur avait déjà parlé de la véritable nature de leur relation ? Alors tout le bateau devait être au courant… Il jeta à son amant un regard qui se voulait plein de reproches. Mathieu secoua les mains devant lui, dans un geste d’impuissance.

-Thomas, je t’assure, c’est pas moi ! Je ne leur ai rien dit !

-Mathieu…

-Allons, allons jeune homme, le coupa une nouvelle fois Gladys, vous devriez plus lui faire confiance. Il n’a pas pipé mot. Mais que croyez-vous ? Deux jolis petits jeunes hommes partageant la même minuscule cabine à lit unique, ça fait travailler l’imagination !

Ses compagnes approuvèrent encore une fois par de vigoureux hochement de tête. (ndla : j’ai l’impression d’imaginer les filles de la ML dans trente ou quarante ans ^^;;) Thomas les regarda, surpris et un peu mal à l’aise. Sur quels phénomènes étaient-ils encore tombés ?

-Voyons Thomas, poursuivit Gladys, ne faites pas une tête pareille. Vous savez, les pensées des femmes sont souvent bien moins sages que l’homme ne le croit, surtout lorsque comme nous, elles ont déjà connu bon nombre de choses !

-Oui mais…

-Ne prenez pas cet air horrifié ! Il n’y a pas de honte à être… comme vous êtes ! Bon, j’avoue, tout le monde n’a la même opinion mais pour ma part, ça ne me dérange pas ! Mon époux, paix à son âme, n’avait certes pas la même vision de des choses. Nous avions un serviteur qui était… comme vous. Mon époux voulait…

Allons bon, se dit Thomas, madame Gladys avait beau être charmante, elle possédait le même défaut que bine d’autres bourgeois et aristocrates, à savoir monologuer sur sa vie.

-… le renvoyer, sous prétexte qu’il portait atteinte à l’honneur de la maison. Je lui ai dit Edgar, c’était le nom de mon époux, Edgar donc, il est peut être comme il est mais il fait les meilleures pâtisseries de toute la ville et entre mon honneur et mon estomac, vous savez parfaitement ce que je choisis ! Et donc nous l’avons gardé ! Mais j’arrête de vous ennuyer avec mes anecdotes ! Je vais bientôt devenir pire que Lord Andrew !

Thomas pouffa de rire. Apparemment il n’était pas le seul à avoir été traumatisé par le jeune lord. D’ailleurs, comme s’il avait entendu son nom, il apparut sur le pont et se dirigea vers le petit groupe.

-Bien le bonjour madame Gladys, encore occupée à harceler ce pauvre petit peintre ?

-Grand Dieu non mon cher Lord. Nous parlions justement de vous !

-Oh, et puis-je savoir ce que vous racontiez de si intéressant à mon sujet ?

-Bien du mal dois-je avouer.

Thomas comprit rapidement que l’échange devait être prit au second voire troisième degré. Malgré leurs propos acides, ces deux là semblaient très complices. Puis Lord Andrew aperçut Thomas au milieu du rassemblement et lui adressa un grand sourire.

-Ravi de vous voir de retour dans le monde des vivants mon cher. Vous avez bien meilleure mine que la dernière fois que j’ai pu vous croiser !

Thomas hocha la tête.

-J’avoue me sentir bien mieux aussi.

-Et je suppose que cela est encore un miracle dû à la poudre de perlimpinpin de notre très vénérable madame Gladys ?

Avant que Thomas ne put répondre, Gladys décida de prendre elle-même sa défense.

-Sachez mon cher que ce que vous nommez vulgairement poudre de perlimpinpin est un savant mélange préparé sur mes ordres par le meilleur apothicaire du pays !

-Je le sais, nous avons déjà discouru de cela il y a quelques jours si je me souviens bien.

-C’est exact en effet.

-Enfin peut importe ! Le plus important c’est que monsieur Gautier, c’est bien votre nom n’est ce pas, soit de nouveau en forme, bien que, entre nous je vous trouve tout de même un peu palot. Vous ne voulez pas nous asseoir ? Ces dames pourront ainsi poursuivre leur cours de dessin. Elles en ont après tout bien besoin !

Et il s’éloigna sous les protestations indignées des dames en question. Thomas le suivit des yeux, se demandant s’il devait lui emboîter le pas ou non mais Andrew se saisit de deux chaises et vint les installer tout prêt des chevalets. Il fit ensuite signe à Thomas de le rejoindre alors que les veuves, sous les directives de Mathieu, reprenait leur étude de pomme.

-J’aime les spectacles divertissant lorsque je parle, expliqua Andrew pour justifier le choix de l’emplacement.

-Nous devrions alors peindre vingt-quatre heures sur vingt-quatre, fit remarquer madame Gladys.

Thomas dissimula un sourire.

-C’est une attaque bien basse que vous me portez là Gladys.

Puis il embraya sur un tout autre sujet. Bien rapidement, Thomas cessa de l’écouter, se contentant de temps à autre de hocher la tête. Il se sentait revivre. L’air frais, l’océan infini, le Linde fendant les eaux, les gens autours de lui et surtout Mathieu qui ne cessait de se retourner pour lui sourire, tout cela contribuait à lui apporté une impression de sérénité qu’il n’avait pas connue depuis fort longtemps. De temps à autre, la voix plaintive de Gladys lançant un " je ne comprends pas, je fais exactement comme lui et ça ne ressemble à rien ! " le tirait de ses rêveries mais il n’y replongeait que mieux ensuite. La fin de l’après midi passa à une vitesse folle comparé aux interminables heures qu’il avait passé seul dans son lit et avant même qu’il ne l’ait réalisé, l’air s’était refroidit et le soleil s’enfonçait dans la mer, la colorant d’une teinte sanglante. Soutenu par Mathieu, ses jambes affaiblies rendues raides à être resté trop longtemps assis, Thomas s’appuya sur la rambarde pour observer les derniers rayons rougeâtres disparaissant à l’horizon. Le pont s’était vidé, les autres étaient partis dîner, connaissant bien maintenant le tableau du couchant. Puis le ciel prit une couleur d’encre où apparurent des étoiles dans une quantité que Thomas n’avait jamais vue. Une myriade de diamants constellait le firmament.

-C’est magnifique, murmura Thomas.

Mathieu hocha la tête. Il se blottit tout contre Thomas.

-Tu as froid ? interrogea ce dernier.

-Un peu… et faim aussi.

Thomas lui sourit.

-D’accord, allons dîner. Nous aurons de nombreuses autres occasions d’admirer les étoiles.

-Je l’espère bien !

Toujours soutenu et guidé par Mathieu, ils se dirigèrent vers la salle à manger.

Thomas y pénétrait pour la première fois. Elle n’était pas aussi luxueuse qu’il s’y était attendu mais après tout il aurait du s’en douter. A l’origine le Linde n’avait pas été bâti à des fins touristiques. Il n’y avait pas de moquettes, pas de dorures, simplement quelques tableaux maritimes aux murs, des lampes en quantité et de grandes tables de bois. La salle était pratiquement vide en cette heure tardive. Il n’y avait qu’un couple, terminant leur assiette. Mathieu les salua d’un signe de la tête et Thomas l’imita. Ils s’installèrent dans un coin et Mathieu partit leur chercher de quoi se nourrir. Il revint avec de la viande séchée pour lui et une assiette de soupe pour l’estomac encore délicat de Thomas.

Ils mangèrent en silence, se jetant de longs regards expressifs et se prenant la main lorsque le dernier couple fut parti, leurs doigts s’entrelaçant. Lorsque les plats furent vides, Mathieu les rapporta aux cuisines tandis que Thomas l’attendait à la porte. Ils retournèrent ensemble à leur cabine. Mais dans l’escalier, les jambes de Thomas le lâchèrent et il s’assit sur une marche, craignant de s’écrouler s’il faisait un pas de plus. Il sourit misérablement à Mathieu.

-Apparemment j’ai surestimé mes forces…

Mathieu lui attrapa le bras et le força à s’appuyer sur son épaule.

-Tu es sûr que tu vas pouvoir me soutenir.

-Oui, oui, ça va aller. Allons-y doucement.

Avec l’aide de Mathieu, Thomas parvint finalement à se traîner jusqu’à leur cabine. Le peintre alluma la lampe et Thomas se laissa tomber lourdement sur le tabouret.

-Je n’en peux plus, soupira Thomas.

-C’est normal, tu as fait beaucoup d’efforts aujourd’hui. Je suis quand même content que tu aies pu rester tout l’après midi avec moi sur le pont.

-Moi aussi ! Sauf que…

Il se pencha vers le placard, y attrapa sa trousse d’ustensiles et en sortit une paire de ciseaux. Mathieu le regarda avec des yeux ronds.

-Qu’est ce que tu comptes faire avec ca ?

Thomas lui la lui tendit.

-Avec le vent, ces saletés m’ont gênées toute la journée, expliqua-t-il roulant dans ses doigts une mèche de cheveux. Coupe-moi ça s’il te plait.

Mathieu prit les ciseaux et s’approcha de Thomas.

-Je raccourcis les mèches de devant c’est ça ?

-Non, j’en ai assez, coupe tout. Un peu le même genre de coupe que toi, même plus court encore, ça me laissera de la marge.

Les ciseaux atterrirent brusquement sur la table.

-Mathieu ?

-C’est hors de question !

-Quoi ?

-Je refuse que tu te coupes les cheveux.

-Mathieu, soupira Thomas, ce sont mes cheveux, c’est moi que ca gêne.

Mathieu se planta face à lui et glissa ses doigts dans la chevelure de Thomas, comme il le faisait souvent.

-Et moi j’aime tes cheveux, j’aime la façon dont ils soulignent ton visage, j’aime la façon dont ils volent au vent…

-Mathieu…

Celui ci s’était assis sur ses genoux fragiles et collait son corps contre le sien.

-J’aime les toucher, poursuivit-il dans un souffle, j’aime les caresser…

Et plongeant ses deux mains dans les mèches brunes de son amant, Mathieu l’embrassa avec fougue, glissant sa langue dans cette bouche tant désirée qu’il n’avait pu goûter depuis des jours. Thomas passa ses bras sous le corps de son amant, le soulevant un peu pour soulager ses jambes, oubliant en un instant toute cette histoire de coupe de cheveux.

La bouche de Mathieu quitta la sienne pour s’emparer de son cou, le mordillant avec presque férocité.

-Le goût de ta peau m’a tellement manqué, murmura-t-il entre deux assauts.

Thomas ne put retenir un soupir lorsque la main avide du peintre se glissa entre ses cuisses. Il la prit dans la sienne et l’éloigna de son corps. Mathieu le regarda avec étonnement.

-Pas ce soir Mathieu, je me sens encore tellement fatigué… Et… tu me fais mal aux jambes.

Mathieu se leva précipitamment comme s’il avait oublié la faiblesse de Thomas. Il lui prit le bras et l’aida à s’installer sur le lit. Puis il posa ses lunettes sur la table et se déshabilla lentement, caressant son corps fin. Lorsqu’il fut entièrement nu, son excitation visible à l’érection qu’il venait de découvrir, il s’installa au-dessus de Thomas, l’embrassa de nouveau et commença à déboutonner sa chemise.

-Mathieu… soupira Thomas.

Celui ci lui posa un doigt sur les lèvres.

-Chut, laisse moi faire. Je m’occupe de tout…

Thomas ferma les yeux et s’abandonna aux caresses de Mathieu. Celui ci ouvrit entièrement sa chemise, révélant son large torse qu’il lécha avidement, jouant avec les tétons alors qu’une de ses mains se glissait dans le pantalon qu’il venait de délacer. Malgré la fatigue extrême de son corps, Mathieu parvint à faire naître en lui le même besoin qu’habituellement. Abandonnant sa poitrine, Mathieu se glissa entre ses cuisses et lui retira entièrement son pantalon, le jetant au pied du lit. Il prit le sexe gonflé de Thomas dans sa main, le caressa doucement.

-Pour un qui n’était pas d’humeur, je te trouve sacrément en forme, constata-t-il avant de le prendre dans sa bouche.

Thomas gémit de plus belle, soulevant ses hanches, s’enfonçant toujours plus loin dans la gorge de Mathieu, laissant les doigts de celui-ci jouer avec la base de son sexe et ses testicules. Mais son corps n’avait pas la même résistance que les autres fois et il jouit sans même pouvoir se retenir, se déversant dans la gorge de Mathieu qui n’en perdit pas une goutte. Il ouvrit brusquement les yeux et dévisagea son amant. Celui ci avait relâché son membre ramolli et se léchait les lèvres.

-Mathieu, je suis désolé, je n’ai pas pu me retenir, je…

Mathieu lui sourit.

-Ne t’inquiète pas, j’ai encore bien des façons de m’amuser…

Il lui lécha l’intérieur des cuisses et Thomas referma les yeux. Il ne les rouvrit pas lorsque Mathieu lui écarta plus encore les jambes, il ne les rouvrit pas non plus lorsqu’il le pénétra, pas plus que lorsqu’il atteignit de nouveau l’orgasme, s’abandonnant au plaisir que lui apportait chaque coup de boutoir de son amant. Il sentit Mathieu se déverser en lui, gémissant son nom, il le sentit se retirer et les nettoyer tous les deux à l’aide d’un chiffon humide. Il l’entendit souffler la lampe avant de se glisser de nouveau dans ses bras.

Thomas l’enserra sans un mot mais avec une tendresse bien plus significative que tous les discours. Et tous deux s’endormirent, bercés par le roulement des vagues que Thomas avait finalement vaincu.

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