_ Fous-moi le camp !

Saylan l’avait déjà agrippé par le bras pour le faire sortir de force, mais Hervé se libéra, retrouvant brutalement l’usage de la parole :

_ Et toi tu peux me dire ce que t’étais en train de faire ?

_ J’ai aucun compte à te rendre ! Dehors !

_ Et Alexandre, t’as des comptes à lui rendre ? Il est au courant que tu te tapes ton prof dans son dos ?

_ FOUS LE CAMP ! !, cria Saylan furieux tout en le projetant d’un coup sec vers la sortie.

Surpris, Hervé allait riposter, il ne savait pas trop comment, mais il ne pouvait pas laisser faire ça, il ne pouvait pas partir et laisser…

_ Calmez vous tous les deux !

La soudaine intervention de Drabant stoppa net la dispute. Si Saylan était positivement furieux, le visage empourpré par la colère, Drabant était très calme, mais aussi très mal à l’aise. Il s’efforçait visiblement de maintenir une façade de calme, mais celle-ci était fragile.

_ Saylan, Hervé, continua-t-il, " Je crois que nous devrions…

_ Je ne veux pas vous écouter !, rétorqua Hervé, " Je ne veux pas vous parler ! Vous me dégoûtez! Ca fait combien de temps que ca dure tout ca ? Vous n’avez pas honte ? Tromper tout le monde, et faire ça en cachette ici ! Ici !

_ Je te trouve pas gêné de nous faire la morale !, contre attaque Saylan, les mains sur les hanches " J’aurais eu qu’à faire un geste et tu aurais…

_ C’est pas le problème ! Et dire que mon frère a confiance en toi !

D’un geste rageur, Saylant secoua la tête :

_ Tu ne sais rien ! Tu ne peux pas comprendre !

_ Arrêtez donc, intervint Drabant avec autorité, " Vous ne faites qu’envenimer les choses en criant !

_ Ah parce que maintenant c’est de ma faute si les choses vont mal ?, ironisa Hervé, mais la voix de Drabant lui avait fait l’effet d’une douce froide, tant elle était autoritaire. Et Saylan s’était tu.

_ Il fallait bien que ça arrive un jour ou l’autre, marmonna Drabant tout en les invitant tous les deux à s’asseoir autour de la table de la cuisine. Hervé lui fut brièvement reconnaissant de ne pas avoir choisi le canapé. Ils s’installèrent, Saylan l’air buté et toujours furieux, mais au moins, il ne disait plus rien. Hervé était sidéré par son apparente absence de remords. Il n’était que colère. Drabant quant à lui, s’il avait pour l’instant réussi à rétablir la situation, n’en menait visiblement pas large. Hervé hésitait entre la colère et l’ébahissement total devant la situation improbable. Au fond de lui, il ne savait pas se qui prédominait : il ne se sentait pas tant choqué que trahi, ce à quoi il savait qu’il n’avait aucun droit. Mais il ne pouvait s’en empêcher. Il sentait couler dans son ventre un sentiment de dépit, corrosif comme un acide, qui alimentait sa colère.

_ Saylan tu ne voudrais pas préparer quelque chose à boire ?, demanda Drabant. " Je crois qu’on va en avoir besoin.

Sans un mot, Saylan s’exécuta – de mauvaise grâce. Néanmoins, le temps nécessaire pour préparer une boisson permit visiblement à Saylan de se calmer, et de réfléchir un peu.

Après quelques minutes passées dans un profond silence, Hervé se retrouva avec une tasse de café noir brûlant en face de lui. Il n’osa pas demander du sucre. Drabant non plus d’ailleurs. Après avoir ouvert les volets, Saylan s’abattit sur sa chaise, sa tasse fumante à la main, l’air à présent plus inquiet qu’en colère. Cela ne l’empêcha pas de commencer les hostilités.

_ Alors? Qu’est-ce que tu comptes faire Hervé ? Tu vas tout raconter à Alex ?

_ Tu voudrais que je fasse comme si rien ne s’était passé ? Mentir à mon tour ?

Saylan passa nerveusement les mains dans ses cheveux ébouriffés.

_ Et vous, d’ailleurs, continua Hervé en s’adressant à Drabant, " Vous en pensez quoi ? Vous étiez pas censé être comme son grand frère, ou comme de la famille ? Ca donne une jolie image de la famille, un peu incestueuse, non ?

_ Tais-toi !, hurla Saylan en donnant un grand coup de poing sur la table, faisant sursauter tout le monde " Laisse ma famille en dehors de ca, tu veux ?

_ Je vois ce que vous voulez dire, répondit Drabant tout en posant une main rassurante sur l’épaule de Saylan, qui la rejeta aussitôt. " Je suis… vraiment navré.

_ " Navré " ?, s’exclamèrent en même temps Saylan et Hervé.

Ce dernier continua sans s’arrêter :

_ Navré de quoi ? De coucher avec un élève que vous avez eu au collège ? De le faire en cachette ? Et ca fait combien de temps que ca dure cette histoire ? Est-ce qu’il était seulement majeur quand…

_ Ca suffit Hervé, ce sont mes affaires, ça ne te regarde pas.

_ Donc t’étais même pas majeur…, constata Hervé d’un ton malgré lui incrédule. " C’est dégoûtant de la part d’un prof…

A côté de lui, il vit du coin de l’œil Drabant se prendre la tête dans les mains.

_ Ca te regarde pas, lâcha Saylan. " Je savais ce que je faisais. Et j’étais presque majeur.

Hervé haussa les épaules, et Saylan s’adossa à sa chaise, prenant une profonde inspiration.

_ Toute cette histoire, commença Drabant dans le silence, " C’est de ma faute. Je… Je n’ai pas voulu que Saylan me quitte… J’ai insisté pour rester près de lui…

_ Ca avait pas l’air de trop lui déplaire, ce que vous lui faisiez…, remarqua perfidement Hervé " Au contraire, même…

Drabant ne put s’empêcher de rougir un peu, et détourna le regard.

Saylan les regarda tous les deux alternativement, avant de reprendre :

_ Christian… tu pourrais nous laisser, Hervé et moi ? Je crois qu’il vaut mieux que ca se règle entre nous.

_ Tu… Tu es sûr ?, demanda Drabant, très étonné, et sans doute un peu blessé.

Saylan acquiesça, mais Drabant continua à protester :

_ Tu ne vas pas régler cette affaire tout seul…. Je suis autant responsable que toi et…

_ Ca ira. Je me débrouillerai. Il vaut mieux que tu partes.

Son ton était sans appel, et Drabant se leva, à contrecoeur. Distraitement, Hervé l’entendit claquer la porte derrière lui.

Maintenant, il était seul avec Saylan.

_ Bon, commença celui-ci tapotant du bout des doigts sur le bord de la table, l’autre main soutenant sa joue gauche. " Qu’est-ce que tu veux ?

_ Je n’ai pas envie de me disputer avec toi, Saylan, répondit doucement Hervé. " Je t’aime beaucoup. Je n’ai pas envie de te faire de mal. Mais je croyais que tu aimais Alexandre…

_ Oui, c’est le cas.

_ Mais alors pourquoi tu fais ca ?, explosa Hervé. " Tu trouves ca bien ?

Saylan détourna le regard :

_ Ce n’est pas si simple.

_ Alors dis-moi pourquoi tu fais ca ! Peut-être que si tu m’expliquais, je pourrais comprendre…

Saylan remua sur sa chaise, l’air pensif, sans rien dire.

_ Explique-moi Saylan ! Dis-moi que c’était juste un… un moment d’égarement, qu’il t’a forcé, je ne sais pas !

Saylan le regarda avec sérieux, sans sourire.

_ Tu sais bien que ce n’est pas vrai. Tu ne comprendrais pas si je t’expliquais. Je sais pas si j’en serais capable de toute façon. Et puis j’en ai pas envie.

_ Mais, je…, Hervé en perdait patience, " Alors ça rime à quoi ce que tu fais ? Tu les aimes tous les deux ?

Saylan réfléchit quelques secondes avant de répondre prudemment :

_ C’est avec Alex que je veux vivre. Christian… Christian, c’est une partie de ma vie dont je ne peux pas me détacher, mais… j’irais pas bien loin, si je restais avec lui. Mais j’ai pas le cœur à le laisser.

_ C’est stupide !, s’insurgea Hervé " Il faudrait que tu saches un peu ce que tu veux !

_ Tu vois, je ne vois pas pourquoi je me tuerais à tenter de t'expliquer, marmonna Saylan en regardant ses mains.

_ Mais…, commença Hervé, avant d’être coupé par un Saylan devenu furibond en un clin d’œil

_ Evidemment, pour vous autres c’est pas qui on aime qui est important, mais avec qui on couche ! On peut aimer quelqu’un de toutes ses forces, mais si on découche une fois, c’est fini !

_ Ben oui, c’est normal…, tenta Hervé

_ Et pourquoi ca ? Aimer et coucher, c’est pas forcément la même chose! Et il y a tellement de manières d’aimer quelqu’un…

_ En gros, coupa Hervé, " Tu es en train de me dire ce que tu fais n’est pas grave, parce qu’en fin de compte c’est Alex que tu aimes. Je suis sûr que ça le réconforterait d’apprendre ca !

Saylan donna un coup de poing rageur sur la table, faisant trembler la tasse d’Hervé.

_ Ca sert à rien que je discute avec toi ! Tout ce que je te demande, c’est de ne rien dire à Alex ! C’est mon affaire, pas la tienne, compris ? Tout allait très bien jusqu’à présent, pourquoi il a fallu que tu viennes fouiner, hein ? Tout est de ta faute !

_ Ca c’est la meilleure !, s’écria Hervé tout en se levant à demi, imité par Saylan " Personne t’a demandé de coucher avec ce type ! Un vieux en plus ! Il te file quelque chose en échange, c’est pour ca ?

L’espace d’un instant, Hervé crut que Saylan allait exploser, mais celui-ci se contenta de porter une main à sa gorge, luttant contre la colère. Il se calma au prix d’un gros effort sur lui-même, prit une profonde inspiration

_ Sors, Hervé.

_ Je…

_ Fais ce que tu veux. Je veux plus entendre parler de toi.

D’un geste brusque, Saylan lui indiqua la sortie.

_ Tu peux dire ce que tu veux à Alex. Mais je t’épargnerai pas, je te préviens. Et je te garantis que tu en as plus que moi à perdre dans cette histoire. Maintenant, dehors. Dehors, ou c’est moi te jette dans la rue !

Sans demander son reste, presque effrayé,, Hervé prit le chemin de la sortie. Dans son dos, il entendit Saylan se rasseoir. Juste avant qu’il ne ferme la porte, le bruit d’une tasse se brisant sur le sol le fit sursauter.

Une fois dehors, Hervé prit deux profondes inspirations, tentant à tout prix de se calmer. Son cœur battait la chamade, ses mains tremblaient. Il n’arrivait pas à croire en ce qui venait de se dérouler. Ca devait être un rêve, un cauchemar… il n’y avait pas d’autres explications… Lui qui avait cru devenir ami avec Saylan devenir quelqu’un d’important pour lui, il se rendait soudain compte à quel point ses efforts étaient vains. Ce n'était pas juste ce qui se passait, pas après tous les efforts qu'il avait faits!

Il ne pouvait pas laisser les choses en l’état ! Il ne pouvait s’y résoudre ! Tant pis si ça devait tourner à l’engueulade ! C’était trop important ! Pas une seule fois il ne lui vint à l'idée que peut-être cette affaire ne le concernait pas, que son frère pouvait défendre de lui-même ses propres intérêts. Au fond de lui sourdait juste un sentiment de colère et de dépit qu'il n'arrivait pas à ignorer.

Pourquoi… pourquoi cet homme? Pourquoi lui?

Essayant d’être le plus discret possible, il ouvrit de nouveau la porte, et rentra dans l’appartement. A l’intérieur, il entendit, au loin, un bruit d’eau coulant à flot dans l’évier. Sur la pointe des pieds, il alla jusqu’au coin cuisine. Saylan, que Hervé voyait de profil, était debout face à l’évier. Visiblement, il avait commencé à laver les deux tasses rescapées, mais là, il se tenait immobile, sans rien faire, l’air profondément absorbé dans ses pensées, les sourcils froncés. Il passa la main dans ses cheveux, se décoiffant un peu plus, tout en mordillant sa lèvre inférieure. Hervé décida de se manifester :

_ Saylan ? Je suis revenu.

Le jeune homme se retourna lentement, posant un regard réticent sur Hervé :

_ Je croyais t’avoir dit de sortir.

Prit d’une impulsion qu’il ne chercha pas à combattre, persuadé en son fort intérieur que Saylan serait attendri par son affection sincère, Hervé traversa la pièce en trois pas jusqu’à la cuisine, et alla le prendre dans ses bras. Saylan se raidit dans son étreinte, avant de le repousser d’un geste très froid, presque dégoûté.

_ Me touche pas.

_ Je voulais te dire, continua Hervé tout en le tenant par les coudes, " Que je veux juste t’aider. Je… Je ne suis pas contre toi, tu me comprends ? C’est juste que je pense que ce serait mieux que la situation soit clarifiée, et si je peux t’aider je veux le faire. Si tu veux, j’irai voir ce type et je lui dirai que c’est plus la peine qu’il essaie de te revoir et…

Cette fois-ci Saylan prit les mains d’Hervé dans les siennes et les repoussa d’un geste décidé, presque violent, les lâchant aussitôt après les avoir éloignées de son corps.

_ Sois gentil, ne décide pas pour moi, lâcha-t-il d’un ton distant. " Ne t’avise surtout pas d’essayer de " m’aider ", te connaissant ça pourrait bien tourner à la catastrophe.

_ Je…, tenta Hervé une seconde fois.

_ J’apprécie que tu veuilles m’aider. Maintenant, tu peux t’en aller, rétorqua Saylan sans attendre la fin de sa phrase. Il avait plongé les mains sous le jet d’eau chaude, et posa une première tasse sur l’égouttoir.

Hervé ne bougea pas plus qu’une pierre. Il attendit patiemment que Saylan eut fini sa vaisselle et se fut séché les mains avant de faire un pas vers lui. Son estomac était noué comme aux premiers temps qu’il le connaissait. Ses mains tremblaient légèrement, son corps était recouvert de chair de poule. Il ne savait pas quoi faire. Mais il n'arrivait pas à partir! Il ne pouvait tout simplement pas, attendant la suite des événements le souffle court.

_ Saylan je voudrais juste…

D’un geste brusque, Saylan le poussa en arrière, le faisant basculer par dessus le dossier du canapé, sur lequel il s’effondra lourdement. Une douleur fulgurante le prévint que sa colonne vertébrale n’avait pas apprécié le traitement. Mais la seconde d’après, Saylan avait fait le tour et s’était abattu sur lui, punaisant ses poignets au tissu du divan d’une poigne de fer. Hervé sentit sa gorge se dessécher : cette proximité physique, couplée à la colère froide qui émanait de Saylan, provoquait en lui des réactions qu’il aurait préféré ignorer étant donné la situation. Il était pourtant le premier à savoir que Saylan n’était jamais plus séduisant que lorsqu’il était en colère, quelle que fut l'intensité de celle-ci.

_ Pourquoi tu t’obstines ?, menaça Saylan, " T’es bouché ou quoi ? Je veux pas de ton aide !

_ Mais, je… te fâche pas !

Saylan sourit froidement.

_ Je ne suis pas fâché… pas vraiment. Mais je veux que tu cesses de t’occuper de ce qui m’arrive, c’est compris ?

L’étau sur ses poignets se resserra un peu plus, devenant douloureux.

_ Je veux juste t’aider !, supplia Hervé.

_ Bien. Bien. Alors, je te donne ta chance. Aide-moi. Enfin, essaie.

Et sur ces mots, sans prévenir, Saylan l’embrassa, comme lors de cette autre nuit, mais sans toute la douceur qu’il avait ressentie à ce moment-là. Le baiser était rude, presque agressif, et il en était d’autant plus savoureux et excitant.

Pris dans un maelström de sensations comme il n’en avait jamais connu, Hervé n’objecta pas au cours que prirent les évènements par la suite.

Au contraire, d’ailleurs.

Saylan avait lâché ses poignets et pris sa tête entre ses mains, la serrant fermement, si fort que Hervé sentait ses le sang dans ses tempes sous pression palpiter follement. Tout en l'embrassant, Saylan commença à tirer violemment sur son T-shirt, forçant Hervé à se redresser sur le canapé pour lui permettre de l'ôter d'un geste sec. Saylan le jeta au pied du meuble, indifférent, son attention déjà tournée vers autres chose. Silencieux, Saylan se déshabilla lui-même, rapidement, et sans gestes superflus, ses mais ne quittant presque pas la peau d'Hervé, continuant à le caresser avec une certaine brusquerie, plus piquante qu'incommodante. Hervé savourait ce contact intime, sa rencontre longtemps attendu avec le corps de Saylan, jouissant du moment présent sans néanmoins parvenir à oublier, au fond de sa tête, que rien de tout cela n'était innocent ou exempt de conséquences. Mais ce n'était pas le moment de se torturer avec tout ca. Tout ce qui comptait pour l'instant, c'était les mains sur son corps et la bouche descendue à présent tout près de son nombril. Levant un moment les yeux, Saylan le punaisa de son regard à la fois terne et brûlant, Hervé ne savait pas comment le décrire, mais personne ne l'avait jamais regardé ainsi, avec des yeux qui soufflaient en lui à la fois le chaud et le froid, le feu et la glace.

_ Tu… tu ne veux pas plutôt aller dans la chambre?, parvint-il a souffler malgré sa gorge serrée

Saylan se contenta de secouer la tête.

_ On reste ici. Et tais-toi donc.

Tout en le fixant droit dans les yeux, Saylan pressa doucement l'entrejambe d'Hervé, où son sexe toujours contenu dans son jean pulsait sans relâche. Sous le plaisir, mêlé à une légère sensation de douleur, Hervé se tut aussitôt.

Sans un mot, Saylan se rhabilla. Hervé l’imita, un peu inquiet… un peu honteux, également. Et ce n’était que le début. Confusément, il sentait que la honte en lui allait grandir et se développer plus encore dans les heures à venir. Et le pire, c’est qu’il n’avait qu’une envie : recommencer immédiatement ce qu’ils venaient de faire. Saylan, dont la carnation revenait peu à peu à la normale, jeta enfin un coup d’œil à Hervé, qui se raidit, mal à l’aise, et attendant les mots qu’il n’allait pas manquer de prononcer et qui décideraient de la suite.

Mais Saylan ne dit rien, se contenta d’aller se chercher quelque chose à boire en cuisine, demandant d’un signe de tête à Hervé s’il voulait une boisson. Une fois revenu, il alla s’asseoir aux côté d’Hervé sur le canapé, étouffa un baillement.

_ Alors ?, finit-il par demander.

_ Alors quoi ?, murmura Hervé, rougissant incontrôlablement, et se maudissant pour ca.

_ Alors, est-ce que tu comprends mieux ce que je voulais t’expliquer tout à l’heure ?

Hervé, la gorge serrée, sentit quelque chose de très froid descendre de son œsophage jusqu’à son estomac.

_ Tu peux préciser ?

_ Le sexe et l’amour c’est pas la même chose.

_ Ah.

_ Et puis, merci de m’avoir aidé, d’ailleurs.

_ De t’avoir aidé ?, s’étonna Hervé malgré la sensation de fin du monde qui planait sur lui. Il ne s'était bien sûr pas attendu à une quelconque déclaration, ou même à un mot tendre de Saylan, il n'était pas si naïf que ça, mais la dernière phrase du jeune homme l'avait frappé comme une gifle. Ce qu'elle sous-entendait…

_ Oui, expliqua Saylan en le regardant droit dans les yeux d’un air presque compatissant, " Maintenant, après ce qui s’est passé, je suis sûr que tu n’auras pas l'indélicatesse d'aller parler à Alex. C’était la meilleure façon dont tu pouvais m’aider, merci.

Ca, c’était le comble!

Hervé sentit des larmes monter à ses yeux. Il essaya de les masquer, honteux, mais finalement ne put s’empêcher d’éclater en sanglots, la tête entre ses mains, furieux et surtout désespéré que jusqu'au bout, Saylan ne l'ait utilisé que comme un instrument. Etait-ce donc la seule valeur qu'il avait pour lui? N'avait-il aucune considération pour Hervé en tant qu'ami? C'était déjà pénible, mais pas insurmontable, de se dire que Saylan n'avait pas couché avec lui parce qu'il l'aimait, mais savoir qu'il avait fait cela juste pour lui celer la bouche définitivement! Jamais il ne pourrait aller voir son frère et lui dire ce qu'il avait surpris en son absence : maintenant, il en était indirectement complice, et il sentait que Saylan ne se gênerait pas pour informer Alex de ce qui s'était passé si son jeune frère se mettait à parler… Et confusément, sans pouvoir se l'expliquer, Hervé sentait que, au lieu de desservir Saylan comme elle aurait dû le faire, une telle révélation l'aiderait à garder Alex, mais lui perdrait définitivement son frère.

Il sentit la main de Saylan, légère, caresser ses cheveux en un geste tendre, le premier qu’il ait reçu de lui depuis leur retour en ville. Quand il leva les yeux, Saylan le regardait avec un peu plus de gentillesse.

_ Je ne voulais pas spécialement te blesser, Hervé, murmura Saylan. "Je t’aime bien moi aussi

_ Encore heureux!, hoqueta Hervé tout en tentant de se calmer. Il leva les yeux, et au-dessus de lui, Saylan le regardait sans rougir, sans sourire, mais sans mauvaise humeur, le vert de ses yeux presque noir et la peau presque translucide dans la lumière vieillissante de la fin d'après-midi. S'il avait été fâché tout à l'heure, il n'y en avait plus trace. Son visage était paisible, ses traits détendus, et il était très calme. D'un geste inconscient, il replaça quelques mèches rebelles, en position derrières ses oreilles, yeux mi clos, avant de s'enfoncer plus confortablement dans le canapé, repliant ses jambes sous lui.

_ Tu aurais tort de m'en vouloir, dit-il après quelques secondes de silence, le temps qu'il avait fallu à Hervé pour regagner contrôle sur lui-même. Malgré son humiliation, malgré toute la honte qu'il ressentait, il n'arrivait pas à s'arracher du canapé et à partir en claquant la porte. La totale placidité de Saylan à côté de lui désamorçait presque entièrement son hostilité. Lui restait la douleur, la honte, l'humiliation d'avoir été utilisé.

_ Parce que tu pense avoir arrangé la situation? Plus jamais je pourrai regarder mon frère en face, plus jamais je ne pourrai te…, commença Hervé, plus pour éviter au silence de se réinstaller entre eux que pour entendre la réponse.

_ J'ai essayé de faire pour le mieux, le coupa Saylan avec douceur en lui posant un doigt sur les lèvres. "Tu finiras par trouver que j'avais raison. Tu verras. Avec le temps. Tout change de perspective, avec le temps.

_ Ca m'étonnerait.

Saylan haussa les épaules d'un geste languide

_ Ce n'est que ta première expérience. Les suivantes effaceront ce souvenir. Du moment où tu retombera amoureux, tout cela sera oublié aussi sûrement que si ça n'avait jamais eu lieu. Ca ne mérite pas autre chose d'ailleurs.

Le silence encore, pendant quelques secondes. Saylan avait fermé les yeux à côté de lui, il avait l'air aussi serein que s'il avait été endormi

_ En tout cas, tu n'avais pas besoin de me blesser comme ca, marmonna Hervé pour lui-même, mais Saylan l’entendit malgré tout. Il ouvrit les yeux, s'étira comme s'il avait été effectivement assoupi. Il sourit à Hervé d'un air indulgent, et pour la première fois depuis que ce dernier avait pénétré dans l'appartement, vaguement gêné. Cette gêne qui n'allait pas jusqu'au remords ne poussa d'ailleurs pas Saylan à formuler une quelconque excuse. Après tout, Hervé l'avait-il jamais entendu demander pardon? Gentiment, en guise de consolation, Saylan, dont la chevelure rousse rayonnait presque dans la lumière rase envahissant l'appartement, lui fit un clin d'œil et chuchota, comme s'il lui confiait un amusant secret :

_ On ne meurt pas d’avoir fait l'amour, tu sais. Pas avec moi, en tout cas.

Puis, plus rieur, presque taquin, il ajouta :

_ Et puis, ca faisait longtemps que tu en avais envie, non? Tu devrais être content de m’avoir surpris avec Chris. En fin de compte, ca t’a plutôt rendu service!

 

Epilogue

Quelques semaines plus tard

Hervé navigua dans les cartons jusqu'à son frère. Alexandre avait l'air soucieux, et surtout, exténué. Tout s'était décidé tellement vite, il avait fallu être efficace et travailleur, et maintenant que les préparatifs touchaient à leur fin, tout le monde se ressentait des effets de la fatigue.

_ Je n'aurais jamais cru que l'on puisse venir à bout de tout ca en si peu de temps, marmonna Alexandre plus pour lui même que pour Hervé. Par "tout ça", il ne désignait pas seulement le déménagement, mais l'ensemble des événements des dernières semaines. Un ouragan aurait pu s'abattre en ville qu'il n'aurait pas plus bouleversé les choses. Hervé lui-même, qui savait grosso modo à quoi s'en tenir sur son frère et Saylan, avait eu du mal à suivre les choses tant elles s'étaient déroulées rapidement. Heureusement que les cousins de Saylan étaient en ville. Leur présence lui apportait beaucoup, beaucoup plus qu'il ne l'aurait cru possible. En particulier celle de Michel. Il avait mauvais caractère, il était difficile de rester plus d'une heure avec lui sans se disputer, mais sa simple présence était revigorante. Et puis, avait fini par noter Hervé, il n'était pas désagréable à regarder non plus.

_ Tu as tout fini?, demanda Hervé à son frère, "Tout est en caisse, prêt à partir?

_ Y a intérêt, lui répondit Alexandre en lui décochant un grand sourire. "Les parents arrivent dans une demie heure pour tout emmener. Bon, je pense que tout est au point. Il n'y a plus qu'à les attendre.

Il s'assit sur une caisse, conviant Hervé à en faire autant.

Alexandre était rentré d'Angleterre pareil à lui-même, peut-être encore plus sûr de lui si possible. Le surlendemain de son arrivée, il avait pris ses parents à part pour discuter. En d'autres termes, pour mettre les choses au clair, révéler sa relation avec Saylan et leur faire part de leur projets communs. Hervé, qui n'était pas présent lors de ce conciliabule, ne sut jamais comment ses parents réagirent au premier abord, ou si les soupçons de Saylan sur son père étaient fondés. Toujours est-il que visiblement, Alexandre les plaça devant le fait accompli. Lorsque Hervé revint d'une après midi passée en ville, il trouva sa mère éplorée à l'idée non pas d'Alexandre sortant avec un autre garçon, mais d'Alexandre partant étudier dans la capitale.

_ Quoi?, avait bégayé Hervé, pas sûr d'avoir vraiment compris.

_ Ton frère veut s'en aller, avait répondu sa mère, retenant ses larmes. "Il a dit qu'il voulait continuer ses études à Paris! Soi-disant qu'il n'y a pas ce qu'il lui faut ici!

_ Et… et Saylan?

Sa mère lui avait jeté un regard peu amène, presque hostile :

_ Ah, parce que tu étais au courant? C'est quand même un monde qu'Alex ne nous ait dit ca que maintenant! Comment a-t-il pu nous tenir à l'écart de sa vie comme ca! Il n'a que 20 ans!

Se reprenant, elle continua, répondant à sa question :

_ Ce garçon le suit, il paraît! Je n'ai pas bien compris les explications d'Alexandre, mais visiblement toute sa famille habite déjà là-bas. Toute une horde de personnes, je n'ai pas bien compris tous les noms… Alex veut habiter avec lui, ça ne me plaît pas du tout!

_ Et… papa en pense quoi?, demanda Hervé avec prudence.

_ Oh, il n'a pas desserré les dents depuis des heures. Mais il n'a pas l'air de vouloir empêcher Alexandre de partir! Il a l'air résigné, mais tellement triste! Jure moi Hervé que tu ne nous feras pas de coups pareils!

Hervé déglutit, et s'empressa de battre en retraite devant le trop vague serment qu'on lui demandait de prêter. Il monta immédiatement dans la chambre de son frère, pressé d'obtenir confirmation. Alors, finalement, Alexandre sautait le pas! Il ne s'était pas attendu à ce que ce soit aussi tôt. Il entendit derrière lui du bruit, sa mère qui parlait à quelqu'un, mais il l'ignora : il ne voulait pas parler à son père tout de suite. Il frappa trois coups à la porte d'Alexandre, et entra aussitôt, faisant sursauter son frère.

_ Ca t'arrive d'attendre que je te donne l'autorisation d'entrer?, se plaignit Alexandre, mais il n'était pas en colère.

_ C'est vrai ce qu'a dit maman?, commença Hervé d'emblée.

_ Quoi? Qu'est-ce qu'elle t'a dit?, demanda Alexandre en riant, mais on sentait toujours en lui les restes de la tension qui avait dû l'occuper toute l'après-midi.

_ Que tu leur as dit la vérité sur toi et Saylan, et que vous partez tous les deux à Paris! C'est quoi cette lubie?

Alexandre secoua la tête avec indulgence devant l'emportement de son frère.

_ Ce n'est pas une lubie, ca fait longtemps que j'y réfléchis. Je crois que ça nous ferait du bien de nous éloigner d'ici tous les deux. Pour plein de raisons.

A ces mots, Hervé se sentit rétrécir dans ses souliers, mais parvint à garder un visage impassible.

_ Et maintenant que la tante et la grand mère de Saylan se sont engagées à s'occuper de lui, il n'a plus de soucis matériel pressant, il peut faire ce qu'il veut. Ses cousins et Angélique étudient à Paris. Il n'y aurait pu avoir de meilleure occasion. J'ai juste senti qu'il valait mieux mettre les choses au clair avec nos parents avant de partir, c'est tout. A vrai dire, continua Alexandre après une courte pause, "Ca fait longtemps qu'on y pense avec Saylan. Depuis le milieu de l'année dernière. On avait décidé de partir de toute façon. On avait déjà demandé le transfert de nos dossiers à l'inspection académique en mai dernier.

_ Il y a 4 mois?! Si tôt que ça??

Hervé était abasourdi

_ Et tu ne m'en as jamais parlé?

_ C'était notre secret. Le débarquement de la nouvelle famille de Saylan n'a fait que faciliter les choses. On avait décidé de partir, quoiqu'il arrive. Tu ne m'en veux pas de ne t'avoir rien dit?

Hervé, trop secoué pour protester, avait acquiescé. Les événements des vacances prenaient une autre sens sous cette nouvelle lumière. Un coup sec frappé à la porte les fit sursauter tous les deux, et au signal d'Alexandre, Saylan poussa la porte d'un coup décidé :

_ Alex, t'aurais pu me prévenir que tu allais… Oh, Hervé, tu es là?

Saylan le salua d'un coup de tête avant de reporter son attention sur Alex, qui ne put s'empêcher de sourire devant l'énergie de son compagnon.

_ Ta mère m'a harponné en bas, mais comment diable leur as-tu présenté tout ca? Elle est persuadée que tu pars en expédition dans une contrée hostile ou au fin fond de la jungle ou je ne sais quoi!

_ Il faudra bien qu'elle s'y fasse. Assied toi.

_ Bon, moi, je vais vous laisser, s'exclama Hervé tout en se précipitant vers la porte. La présence de Saylan le mettait encore suffisamment mal à l'aise pour qu'il l'évite. Le plus fort de la crise intérieure était passé, mais pas encore effacé. Alex le regarda partir, un peu éberlué.

_ Tu lui as fait peur ou quoi?, demanda-t-il à Saylan une fois la porte fermée.

_ Vas donc savoir!

Saylan lui fit un large sourire, et l'embrassa doucement sur la tempe.

Et voilà comment tout cela était arrivé! S'en était suivi un ballet hautement comique, Hervé, Alex, leurs parents, Saylan et sa famille, tous acteurs d'un improbable chassé croisé pendant quinze jours. Au milieu de tout ça, Saylan et Alex parfois semblaient désespérer, se disant sans doute qu'il aurait mieux valu qu'ils règlent leurs affaires tout seuls sans en référer à l'une ou l'autre famille. Heureusement, la rencontre initiale (et la seule à ce jour) entre les parents des garçons et la tante de Saylan s'était fort bien passée. Il avait été finalement négocié que les deux tourtereaux s'installeraient ensemble, non loin du domicile des cousins (si l'on pouvait trouver un studio convenant dans les environs, bien sûr). Hervé avait trouvé très étrange que le départ d'Alex ait plus traumatisé leurs parents que la révélation de ses relations avec Saylan. Peut-être était-ce seulement que ce dernier avait eu raison, ses parents s'étaient douté de quelque chose depuis longtemps, et l'avaient accepté, tant bien que mal (plutôt mal que bien, d'ailleurs, Saylan n'étant clairement que toléré, et avec réticence, dans la demeure familiale). Et la mère d'Hervé n'arrêtait pas de lui dire de ne pas suivre le mauvais exemple de son frère, sans jamais préciser plus avant! Dans ces moments, Hervé sentait ses oreilles rougir, mais parvenait à faire bonne figure. Parfois, il se demandait distraitement comment Saylan avait expliqué son départ à l'autre, là, celui qu'il n'aimait pas nommer. Nul doute que Saylan, quoiqu'il ait décidé de faire à ce sujet, de rompre ou de conserver cette relation, avait réussi à régler la question sans faire de vagues. Il ne voulait pas s'en mêler. Ce n'était pas son affaire.

Somme toute, c'était sans doute mieux que tout se termine comme ça. Il n'arrivait toujours pas à se comporter normalement envers Saylan, ne lui avait d'ailleurs pas franchement pardonné (quoiqu'il y eut à pardonner). Mais comme celui-ci le lui avait dit, rien de ce qui s'était passé ne l'empêchait de continuer à vivre. C'était plutôt comme une petite goutte d'amertume enfouie au fond de ce qui déjà n'était plus qu'un souvenir.

A propos de souvenir, il fallait pas qu'il oublie d'appeler Michel! Ils devaient convenir d'une heure de rendez vous pour le film qu'ils comptaient aller voir le soir même. Hervé était déjà en retard, et il se dit avec légèreté qu'il allait sans doute se prendre l'engueulade. Tout en regardant son frère qui attendait l'arrivée de leurs parents, Hervé se dit que sa vie à lui venait tout juste de prendre son essor.

FIN

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