Jours de pluie

 

 

Prologue

La pluie tombait sur la ville. Tandis que les passants tentaient désespérément de trouver un endroit sec pour s’abriter, un homme se tenait debout sous les trombes d’eau qui se déversaient sur son corps.

Sur son cœur. Il regarda le ciel. Ses yeux noirs reflétaient une infinie tristesse. Il se souvenait.

*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*

" Où… où suis-je ? "

Il se trouvait dans un espace vide. Blanc. Tout était blanc autour de lui, à perte de vue. Il se sentit plus confus que jamais. Il ne savait pas où il était, ni même, et cela était plus grave encore, QUI il était. Sa mémoire était aussi immaculée que cet endroit.

" Un monde sans espoir. " entendit-il à sa gauche. Il se retourna. A côté de lui se tenait une petite fille d’environ dix ans. Une fillette avec de magnifiques yeux violets, qui le fixèrent intensément.

" Bienvenue. " lui dit-elle au bout d’un moment, un sourire aux lèvres. Elle ne semblait ni inquiète, ni même étonnée par la singularité de ce lieu.

" Bon… bonjour. " réussit-il à articuler. " Pourrais-je savoir où je suis ? " Pour une raison inconnue, il était mal à l’aise en voyant l’enfant lui sourire comme si de rien n’était.

" Là où vous devriez être. Là où tous les autres sont. " Elle leva sa main en direction d’un point éloigné. A la grande surprise de son interlocuteur, l’endroit qu’elle désignait était occupé par des silhouettes indistinctes émettant des gémissements plaintifs.

" Des âmes perdues. " expliqua-t-elle. " Tout comme moi. "

" Co… comment ? " La fillette ne dit rien. Les contours de son corps devinrent flous avant de disparaître complètement dans une pluie de pétales roses.

Il se réveilla en sursaut, pour découvrir qu’il était allongé dans son lit. Pantelant de sueur, le cœur battant à tout rompre, il resta ainsi assis au milieu des draps afin de reprendre son souffle. Quelque chose remua à côté de lui.

" Mmmm… Qu’est-ce qui se passe ? " réussit à articuler péniblement son ami, la voix enrouée par la nuit fraîche.

" Rien, rien, rendors-toi vite. " Il ne voulait pas l’inquiéter. L’autre replongea rapidement dans son sommeil. Il attendit quelques minutes, puis, voyant qu’il n’arriverait pas à se rendormir, il mit un peignoir et sortit sur le balcon de l’appartement qu’ils partageaient maintenant depuis presque un an. Le ciel était gris.

Encore ce cauchemar. A chaque fois avec quelqu’un de différent. Pourquoi me disent-ils tous la même chose ? Qui sont ces gens ?

Il se doutait que cela devait avoir quelque chose à voir avec son passé. Ce passé dont il ne savait rien.

Il soupira. La nuit était si belle. Le temps était couvert, mais le simple fait de savoir qu’il était à l’abri de la pluie et des éléments le rassurait. Au moins, il avait un endroit où aller. Il avait un refuge où s’abriter. Il avait Subaru.

Il sourit à son ami qui dormait paisiblement dans son lit. C’était vrai. Il n’avait nul endroit où aller, nul souvenir de ce qu’était sa vie autrefois. C’est comme s’il n’avait jamais existé. Comment un être sans identité aurait-il pu survivre dans une ville comme Tokyo ? Et pourtant, il y était arrivé. Il était même devenu un homme respecté et respectable, grâce à l’aide et au soutien de l’homme qui partageait à présent sa vie. Subaru Suméragi. Son amour.

Il se souvint du jour où il était " apparu ", selon les registres de police. Celle-ci l’avait trouvé errant dans les rues de la capitale, les vêtements en lambeaux, le corps couvert d’un sang qui n’était pas le sien. Sans aucun souvenir de ce qu’il avait fait pour être dans un tel état. Sans aucun souvenir de quoi que ce soit, si ce n’est son nom. Seishiro Sakurazuka.

Il se sentit las, tout d’un coup. Le vent frais s’engouffrait à travers les pans de son peignoir, hérissait sa peau qui réclamait la chaleur et le confort de son lit. Mais il n’avait pas envie de dormir. Il scruta de nouveau l’horizon, puis retourna dans leur chambre. LEUR chambre.

Hum. Il semblerait que tout le monde se soit habitué à " nous " au lieu de " lui " et " moi ". Tous les deux. L’homme que j’aime. Pourquoi pas ? Ce n’est pas comme si nous étions dangereux, comme si j’allais les tuer dans leur sommeil.

Cette dernière idée le fit sursauter. Des images floues apparurent dans sa tête. Etait-ce… un souvenir ?

Il tenta de les ramener, en vain. Au lieu de cela, il eût un mal de crâne épouvantable. Du rouge. Il avait du rouge devant les yeux. D’où pouvait-il bien venir ? Peut-être était-ce dû à la perte de son œil droit… Il ne se rappelait même pas de quelle façon il l’avait perdu. Rouge. Comme du sang. Du sang ? Le sang de qui ? De tous ceux qu’il avait… ?

Il se sentit vraiment mal, cette fois. Il étouffait dans cet appartement. Il se décida à s’habiller pour sortir se promener. Un peu d’air frais le calmerait peut-être. Sûrement.

*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*~*

Un crissement de pneu sur l’asphalte humide. Un aboiement strident qui déchirait la nuit. La cité silencieuse, les buildings se dressant à l’horizon tels des géants de pierre insensibles.

Seishiro Sakurazuka contempla d’un regard absent le cadavre qui semblait se reposer contre le trottoir. Il y avait encore un instant rempli de vie, à présent presque aussi froid que la pluie qui s’était mise à tomber. Un homme qu’il venait de tuer de ses propres mains. Un criminel. Un meurtrier, tout comme lui. Exactement pareil. Non. Il était pire que cela. Il était Sakurazukamori, le gardien du mont des cerisiers. Sakurazukamori, l’assassin.

Peu importait que cet inconnu ait surgi au milieu de la foule, brandissant son revolver au nez des passants. Peu importait qu’il ait révélé une bombe cachée précautionneusement sous son manteau. Peu importait qu’il ait menacé de tout faire exploser au nom d’une secte fanatique. Il avait tué. Il avait tué un homme, et ce n’était pas la première fois. Il était damné. Il était la Mort.

Tandis que la pluie froide tombait sur la ville, un homme pleurait son âme perdue à jamais.

 

Chapitre 1

Il était soumis au va-et-vient incessant des voitures dans la rue, aux mouvements d’êtres mortels qui évoluaient autour de lui. Il n’y prit pas même garde. Son esprit était ailleurs.

 

Il se trouvait de nouveau dans l’endroit qu’il voyait dans ses rêves. Mais cette fois-ci, ce n’était pas une seule âme qui l’accueillait ; elles étaient plusieurs centaines à le fixer de leurs regards vides.

" Assassin ! " pouvait-il les entendre murmurer.

" Démon ! "

" Voici le monstre qui nous a tués ! "

" Il ne dit rien. Il nous méprise, ce tyran ! "

" …. insensible…. cruel…. un cœur de pierre… assassin ! ASSASSIN ! "

" NON ! " Seishiro tomba à genoux. Les ombres se rapprochèrent jusqu’à le cerner complètement, une masse sombre au milieu d’un paysage blanc.

" Arrêtez ! C’est faux… je n’ai jamais… ce n’était pas moi… arrêtez… "

" ASSASSIN ! "

" Je ne voulais pas… "

" DEMON ! "

" Que quelqu’un m’aide… Subaru… "

Il se mit à pleurer. Il était seul. Les ombres allaient l’engloutir, et il serait pour l’éternité en proie aux reproches amers de tous ceux qu’il avait tués. Il roula son corps en boule, n’osant plus parler, ni même bouger, tandis que ses anciennes victimes continuaient de le tourmenter.

" Assas… "

" SEISHIRO ! " Une voix se fit entendre, dominant les autres. Les ombres devinrent floues avant de s’estomper dans le décor.

Seishiro leva les yeux. Subaru se trouvait devant lui, l’air paniqué. Il était revenu dans le monde réel.

" Seishiro, est-ce que tout va bien ? " demanda désespérément son ami. Autour d’eux, plusieurs policiers le fixaient d’un air étrange. Des policiers ? Ah oui. Peu après " l’incident ", il avait été amené au commissariat de Shinjuku par des gendarmes.

Ils vont peut-être m’arrêter pour ce que j’ai fait. Je vais finir en prison, et Subaru sera furieux après moi.

Non ! Cela signifiait qu’il ne verrait plus Subaru. Ne plus entendre sa voix, ne plus le voir sourire ? Il en deviendrait fou ! Mais que se passerait-il si Subaru le détestait ? S’il ne voulait plus lui parler ?

Je n’aurais plus qu’à mourir. Ce sera mieux que de vivre seul, mieux que d’être hais, méprisé par celui que j’aime. Ma seule raison d’exister.

Il lui sourit faiblement. 

" Tout va bien. " répondit-il faiblement. Subaru n’avait pourtant pas l’air convaincu. Les policiers s’étaient replongés dans leur travail. Il fit un rapide récapitulatif des événements.

Il était assis sur une chaise dans l’un des nombreux bureaux du commissariat. Il ne savait plus depuis combien de temps il était arrivé dans cet endroit ; il se souvenait vaguement avoir été traîné, en état de choc, dans une voiture de police. Et maintenant il se trouvait là, sans doute accusé de meurtre, et l’esprit rongé par un remord qu’il n’avait jamais ressenti auparavant. Se sentant coupable de la mort d’une personne de plus. Quelle ironie, s’en vouloir autant pour le meurtre d’un criminel, alors qu’il n’avait rien ressenti au moment de tuer tous ces innocents. Mais il avait changé… n’est-ce pas ?

Subaru observait son ami sans rien dire, se désolant de le voir son dans cet état. Quoi qu’il s’était passé, cela avait profondément affecté Seishiro. Il ne comprenait toujours pas ce qu’il faisait ici. Pourquoi donc la police l’avait-elle appelé au beau milieu de la nuit, pour lui demander de venir chercher Seishiro ?

Sa détresse l’alarmait surtout. C’était comme s’il s’en voulait de quelque chose, comme s’il avait un poids sur le cœur… ou un souvenir douloureux ? Impossible. Se souvenait-il de… ?

" AAAAAAAAAAHHHHHHHHHH ! ! ! ! ! "

Le cri surprit les deux amants.

" Tu… tu as entendu ? Qu’est-ce que c’était ? On aurait dit qu’on égorgeait quelqu’un ! "

Seishiro se tourna vers celui qui avait prononcé ces paroles. Il fallait s’y attendre. Subaru était un jeune homme sensible qui ne supportait pas la souffrance des autres ; un véritable modèle de gentillesse et de sincérité. Qu’est-ce qu’un être aussi pur faisait avec le monstre qu’il était ?

" Je… " murmura-t-il. Subaru le toisa d’un air étrange.

" Dis-moi… Subaru-kun… si jamais tu avais l’occasion de rencontrer un…démon… un être sans morale, qui n’a d’humain que l’apparence… que ferais-tu ? Tu t’enfuirais ? Tu te mettrais à le détester, à cause de ses crimes ? " Il fixait obstinément le plafond, comme pour y chercher une réponse qu’il ne pouvait découvrir seul. Son ami mit plusieurs minutes avant de lui répondre.

" Je pense, " finit-il par dire,  " que ce n’est pas à moi de juger. Chacun voit différemment le monde qui l’entoure. Mais même un démon, aussi détestable soit-il, peut avoir un cœur. Et toi, qu’en penses-tu ? " Il attendait anxieusement la réponse.

" Je ne sais pas. Mais si tu apprenais qu’il avait tué des dizaines d’innocents, arriverais-tu malgré tout à lui pardonner ? "

" Des milliers de gens meurent chaque jour. "

" NON ! PAS COMME CA ! " Il se leva brusquement, renversant la chaise sur laquelle il était assis, effrayant presque Subaru. Il vit sa mine indécise et se calma.

" Excuse-moi. " chuchota-t-il. " Je suis à bout de nerfs, en ce moment. " Il semblait si désespéré que son ami chercha à le rassurer.

" Tout va bien. Je suis là, je ne laisserais personne t’enlever loin de moi. Je te protègerais et te soutiendrais, quoi que tu fasses." Il le prit dans ses bras, ignorant les regards gênés des policiers autour d’eux. Seishiro s’était remis à pleurer doucement, murmurant des mots incompréhensibles pour d’autres que les deux hommes.

" Shikigami… cerisier… âmes damnées… arrêtez de me torturer…"

C’était cela. Seishiro devait avoir retrouvé la mémoire. Enfin. Savait-il toute l’histoire ? Mais cela n’avait pas d’importance, pour l’instant. Il était avec lui. Il l’aiderait à surmonter cette évidence, jusqu’à ce qu’il l’ait acceptée. Seishiro restera Seishiro, il se le promit.

Ne va pas penser que tu puisses m’échapper de nouveau. Cette fois-ci, Seishiro, tu es à moi, tout à moi. Tant pis si tu en souffres ; tu n’avais qu’à éviter ma route. Je te ferais regretter ces années de solitude, Sakurazukamori, espèce de salaud. Je ne te laisserais pas encore gâcher ma vie. Sois un peu patient, et fais des efforts pour te souvenir. Je t’y aiderais, sois-en sûr. Tu seras à moi, pour toujours.

Dans très bientôt, mon amour.

Tandis que Subaru tenait silencieusement ces propos, deux marques se mirent à scintiller doucement sur ses mains, à l’insu de tous. Des étoiles à branche inversée. La chasse allait pouvoir recommencer.

 

Chapitre 2

Seishiro Sakurazuka.

Sexe : masculin.

Age : inconnu.

Nationalité : probablement japonais.

Taille : 1,85 m

Métier exercé : Néant

Domicile : Habite actuellement chez un certain Subaru Suméragi. Voir dossier le concernant.

Signes particuliers : Perte totale de l’œil droit. A subi d’importants troubles de la mémoire il y a un an. Actuellement en séances de rééducation chez un psychanalyste.

En gros, il est amnésique , pensa Enjoji.

Mouais. Pas bon, ça. On n’a absolument rien sur le passé de ce type.

Kei Enjoji soupira. Cela faisait maintenant un an qu’il était aux trousses de cette mystérieuse secte qui se faisait appeler " Les Dragons du Ciel ". Il avait finalement réussi à identifier et à suivre discrètement un de ses membres jusqu’à leur lieu de rendez-vous où, pensait-il, il trouverait leur chef.

Mais au lieu de le mener au reste du groupe, celui-ci avait sorti un revolver et s’était mis à tirer plusieurs coups de feu sur les passants de l’avenue marchande où ils se trouvaient. Impuissant, il l’avait vu découvrir son manteau pour voir qu’il y cachait une bombe. Il ne s’y connaissait pas vraiment dans ce genre de gadgets, mais l’engin lui semblait assez gros pour raser tout le quartier. Et merde. Il allait presser le détonateur ; Enjoji pouvait presque déjà sentir l’odeur de chair brûlée. Puis cet homme était sorti de la foule, avait désarmé le terroriste avant de lui planter son bras droit dans le corps. A TRAVERS le corps, pour être plus précis. Il n’aurait jamais pensé que quelqu’un puisse avoir assez de force pour faire ça en un coup. Et à quelle rapidité !

C’était de sa faute. Il n’avait pas été assez prudent, il aurait dû savoir qu’un tel illuminé devait préparer quelque chose de pas très catholique. Et maintenant, il se retrouvait avec trois blessés innocents, un mort (le membre de la secte) et un mystère de plus sur les bras (ce Sakuramachin), ce qui lui faisait en tout une montagne d’emmerdes. C’était pas si mal, comparé à un début de semaine relativement calme.

" ENJOJI ! ! DANS MON BUREAU, TOUT DE SUITE ! "

Enjoji faillit basculer de la chaise de son bureau, sur laquelle il se balançait en arrière, mais fut rattrapé de justesse par l’un de ses collègues. Il se retourna pour remercier le beau jeune homme blond qui l’avait sauvé d’une chute.

" De rien. Mais je crains que ce ne soit inutile. D’ici une minute, le chef te tueras plus sûrement que si tu étais tombé d’une falaise, et non de ta chaise. " Ranmaru Saméjima lui sourit doucement. Enjoji ne put s’empêcher d’admirer les traits délicats, quasi féminins de son visage. Il fut interrompu dans sa rêverie par un autre hurlement du commissaire.

" ENJOJI ! ! "

C’est bon, c’est bon, j’arrive. Quel connard ! Alors que j’étais sur le point de faire une touche avec Ran-chan. Mais il ne perd rien pour attendre.

" Tu ferais mieux d’y aller, Enjoji. Il a l’air encore plus énervé que d’habitude. " Ranmaru lui adressa un second sourire, ce qui eut pour effet de faire bander inconsciemment Enjoji.

" ENJO… ! " Le commissaire Masanori Araki surgit soudain de son bureau dans l’idée d’y traîner ce bon à rien de Enjoji par l’oreille. Lorsqu’il se rendit compte que non seulement son subordonné draguait l’un des meilleurs éléments du commissariat au lieu de lui obéir, mais qu’en plus ce @#%^& s’excitait en public, son sang ne fit qu’un tour.

Il se saisit de la bonbonne d’eau glacée qui se trouvait dans la pièce et la déversa toute entière sur un Enjoji à présent trempé et surtout refroidi. Anticipant la réaction de ses deux collègues, Ranmaru s’était éloigné et se bouchait les oreilles.

" AAAAAAAAAAHHHHHHHHHH ! ! ! ! !" Le cri poussé par l’inspecteur de police se répercuta jusque dans le bureau annexe où se trouvaient Seishiro et Subaru, faisant sursauter ce dernier et sortant l’autre de sa torpeur.

 

" Vous êtes dingue, ou quoi ? " Enjoji, fou de rage, saisit son patron par le col, apparemment prêt à lui administrer une bonne raclée. Et dire qu’il avait osé le ridiculiser devant Ran-chan ! Il allait morfler, et salement !

Mais avant qu’il ait eu le temps de comprendre, il se retrouva plaqué contre le sol par un Masanori décidément au mieux de sa forme. Celui-ci resta tranquillement assis sur son employé, savourant un café que venait de lui préparer Ranmaru, attendant que Enjoji se calme. Il s’y résigna au bout de dix minutes, ne voulant sans doute pas finir écrasé (et plus humilié qu’il ne l’était déjà) devant Ranmaru qui n’avait pas arrêté de sourire. Le reste du commissariat continuait à travailler comme si de rien n’était. Ils avaient maintenant l’habitude des facéties du chef.

" C’est bon, laissez-moi ! " grogna Enjoji. Il se dégagea ; Masanori le rappela dans son bureau dans l’état où il se trouvait, trempé et couvert de bleus, puis referma la porte derrière eux.

" Qu’est-ce qu’il y a encore, patron ? " Il voulait en finir très vite.

" Il y a que j’ai reçu des plaintes de certains passants au sujet de ce qui s’est passé ce soir. Bon Dieu, Enjoji, qu’est-ce qui vous a pris ?  Vous étiez censé intercepter discrètement ce type, pas en faire une affaire d’état ! Mes supérieurs sont à bout de nerfs, et maintenant ils nous demandent des comptes ! "

" Pas ma faute. " bougonna Enjoji en guise de réponse. " Comme vous l’avez dit, j’étais censé agir discrètement, donc pas de filature trop apparente. Comment je pouvais savoir qu’il avait cette satanée bombe sur lui ? "

" Mouais… vous me mettrez tout ça dans le rapport. Et cet homme que vous avez ramené avec vous, qui est-ce ? "

" Aucune idée. "

" Enjoji… "

" Sérieux, j’ai fouillé partout, il n’a tout simplement pas de passé. Selon les rapports, on l’aurait retrouvé il y un an errant seul dans les rues de Tokyo. Il paraît qu’il était couvert de sang, mais personne, pas même lui, n’a pu dire d’où il venait. Le noir total. "

" Il y a un an ? C’est justement à cette époque que les " Dragons " se sont manifestés ! "

" J’y ai pensé aussi. Je crois que je vais garder un œil sur ce mec, au cas où. "

" Où est-il ? "

" Dans le bureau de Nakayama, en compagnie du gars chez qui il loge. Attendez que je retrouve son nom… Ah, voilà. Subaru Suméragi. "

" Su… Suméragi ? " Masanori avait l’air paniqué.

" Ouais, et alors ? "

" On est dans la merde… "

 

Chapitre 3

Subaru referma la porte de la chambre. Enfin ! Seishiro avait réussi à s’endormir.

La police avait accepté de le relâcher sous caution après une nuit de garde à vue et cinq heures d’interrogatoire qui avait été particulièrement éprouvantes pour l’homme déjà en état de choc. Lorsqu’il était sorti du commissariat, escorté par Subaru, il paraissait plus mort que vif et arrivait à peine à tenir debout. Le trajet de retour s’était déroulé dans le silence, Seishiro étant trop fatigué pour dire quoi que ce soit. Son ami n’avait pas osé le déranger.

Subaru réfléchit sur ce qui lui était arrivé. Il avait prouvé qu’il avait bel et bien retrouvé la mémoire ; seulement, sa réaction avait été des plus inhabituelles. C’était comme si le Seishiro avec qui il avait vécu cette dernière année avait pris le dessus sur le Sakurazukamori, l’assassin froid et sans scrupules qui avait jadis tué tant d’innocents. Etait-ce possible ? Cet être sans âme aurait-il finalement développé, à son contact, un… cœur ? Ou était-ce un leurre destiné à le tromper, comme il l’avait fait déjà tant de fois ?

Non. Sa réaction était sincère. Il regrette ce qu’il a fait ; mieux, il a des remords. Parfait. Ce sera plus facile de le berner, de cette manière. D’autant qu’il ne semble pas se souvenir de moi. Reprends des forces, Sei-chan, tu seras bientôt en première ligne pour ce qui va suivre. Les Dragons du Ciel ne sont pas prêts d’oublier, eux.

Il fut dérangé dans ses pensées par la sonnerie de la porte d’entrée. Enervé, il alla ouvrir.

Sur le seuil, se tenait Masanori Araki.

" Désolé d’arriver ainsi à l’improviste. Je peux te parler ? C’est important. "

Subaru le laissa entrer, lui indiqua un siège où le policier s’écroula.

" De quoi s’agit-il ? " demanda froidement Subaru. Masa ne répondit pas tout de suite ; au lieu de cela, il se leva et se servit un verre de whisky au bar de la cuisine. Lorsqu’il revint, Subaru était déjà passablement énervé. Masa lui sourit, puis se rassit. Il passa deux bonnes minutes à savourer en silence son verre, tout en observant la réaction du plus jeune homme. Il adorait jouer au chat et à la souris avec Subaru ; cela lui donnait l’illusion de contrôler la situation, ce qui était loin d’être le cas.

Il n’ouvrit la bouche que quand il eut la certitude que l’autre homme était à bout de nerfs.

" Enjoji se doute de quelque chose. " commença-t-il.

" Qu’est-ce qui te fait dire ça ? "

" Il m’en a parlé. Il se méfie de ce Sakurazuka. "

Tous les deux restèrent silencieux. Masa, même s’il attendait avec impatience la réponse de Subaru, n’en laissa rien paraître. Il avait appris à garder son flegme en sa présence, réservant ses hésitations pour quand il serait seul.

" On verra bien. " fut la seule réponse de Subaru.

" Tu le laisses faire ? Tu n’as pas peur qu’il ne découvre la vérité ? "

" Je crois que celui qui a le plus peur, ici, c’est bien toi. De toute façon, c’est ton travail de berner la police sur les agissements de notre groupe. A moins que tu n’aie changé d’avis ? " Subaru avait dit cette dernière phrase d’un ton railleur, provoquant une réaction de panique chez le commissaire. Il se leva précipitamment, renversant son verre et son contenu sur la moquette. Subaru n’y prit même pas garde, se contentant de le regarder en souriant.

" Ne t’avises pas de lui faire du mal ! " hurla-t-il presque. " Si jamais tu le touches, je te tue ! Je jure de te tuer ! "

Subaru partit d’un rire sombre qui se répercuta dans la pièce. Masa ne put s’empêcher de frissonner en l’entendant. Il n’aimait pas la tournure que prenaient les événements.

Cet homme… il faut que j’éloigne Kai de l’influence de cet homme. Mais comment faire ? Il me tient. Si seulement tu pouvais te souvenir de moi, Kai. Si seulement tu n’avais pas eu cet accident… Mais je ne peux pas partir. Pas maintenant, pas sans toi. Qu’est-ce que je peux faire ?

" Ne t’en fais pas, je ne lui ferais rien, à ton chéri. J’ai encore besoin de lui pour l’instant. Mais toi, il faut que tu sois coopératif. " Il se rapprocha de son interlocuteur, jusqu’à n’être plus qu’à quelques centimètres de son visage. Encore un peu, et il aurait pu l’embrasser. Masa était de plus en plus tendu, n’osant ni bouger, ni parler de peur d’offusquer Subaru.

Espèce de salaud. Je ne sais pas ce que tu cherches, mais je ne te laisserais pas faire. Pas temps que je serais en vie. Je sortirais Kai de cet enfer.

" A quoi penses-tu ? Tu veux me tuer ? Tu te dis que je ne suis qu’un sale type qui manipule les autres pour obtenir ce qu’il veut ? " Subaru s’était encore rapproché, puis se détourna brusquement.

" Et tu as raison. Je suis prêt à tout pour réaliser mon rêve. Y compris sacrifier ton précieux Kai. "

Il s’éloigna et s’assit sur le divan. Masa se détendit ostensiblement. Il observa Subaru, qui semblait perdu dans ses souvenirs.

Si triste. Il est méprisable, pourtant je ne peux m’empêcher d’éprouver de la pitié pour lui. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à le haïr ?

Il se baissa et, sous l’influence d’une impulsion soudaine, le prit dans ses bras. Subaru ne protesta même pas. Ils restèrent un long moment ainsi, savourant seulement la présence de l’autre. Deux hommes brisés par la vie, deux âmes damnées qui s’étaient liées au hasard d’une rencontre. Ils ne remarquèrent pas la présence d’un troisième homme qui les observait depuis la porte de sa chambre.

Seishiro, réveillé par un rire venant du salon, s’était levé pour voir ce qu’il s’y passait. Il était arrivé au moment où Masa prenait Subaru, SON Subaru dans ses bras. Il eut l’impression que son cœur s’arrêtait de battre.

Cet homme brun… je le connais, il était au commissariat. Que fait-il avec Subaru-kun ? Pourquoi ne le rejette-t-il pas ? Subaru… Non, pas toi…

Mais c’est vrai… où avais-je la tête, comment ai-je pu croire un instant que je pourrais rester avec lui ? Le Sakurazukamori… je serais toujours le gardien du mont des cerisiers. Il n’y a rien à y faire, je suis maudit pour l’éternité. Subaru mérite un homme bien, un homme qui le protégera… pas un assassin, pas moi… sûrement pas moi…

Il s’éloigna à regret, laissant les deux hommes seuls. Sur son sillage reposaient des pétales de fleur de cerisier, qui s’envolèrent dans la brise de la nuit.

Subaru sentit tout d’un coup une odeur familière. Où avait-il donc déjà respiré ce léger parfum, comme des fleurs bercées par le vent ? Des fleurs de cerisier…

" Seishiro ! " Il se précipita dans la chambre. Vide. La fenêtre était cependant légèrement entrouverte, le vent nocturne ayant pénétré par là et semé les pétales à travers toute la pièce.

" Seishiro… " murmura d’une voix désolée le jeune homme.

 

Chapitre 4

La nuit était déjà tombée lorsque Ranmaru Saméjima se décida à rentrer chez lui. Il avait passé le reste de l’après-midi chez sa sœur, qui habitait maintenant Tokyo depuis le transfert de son mari pour raisons professionnelles. Celle-ci avait bien du mal à s’occuper seule de son turbulent petit garçon, surtout à cause de sa nouvelle grossesse ; et Ranmaru n’était que trop heureux de chasser ses heures solitaires à jouer avec son neveu, qui du reste l’adorait. Ils restèrent ainsi tous les deux dans le salon tandis que Yuki, sa sœur, préparait le dîner. Son mari rentré, ils passèrent à table.

Ce fut à ce moment-là qu’il décida brusquement de rentrer chez lui. Les supplications de Yuki et de son fils ajoutées aux demandes polies du mari n’y purent rien ; il sortit de table et s’en alla. Lui-même ne comprenait pas quelle envie soudaine lui avait prise ; il avait pourtant bien vu la figure désappointée de sa sœur, et d’habitude, il lui répugnait de lui faire de la peine…

Je ne comprend pas… pourquoi partir si tôt ? C’est comme si quelque chose m’attirait au-dehors…

Bah, c’est sûrement mon imagination. De toute manière, mieux valait m’en aller avant que Yuki ne remette ça sur le tapis…

Il repensa à la proposition de sa sœur de venir vivre avec eux. Elle était pleine de bonne volonté et aimait de tout son cœur son frère aîné ; seulement, il ne voulait pas les mêler à ses problèmes. Il avait été si désespéré quand Enjoji avait disparu du jour au lendemain ! S’il arrivait la même chose à cette gentille famille, il ne pourrait jamais se le pardonner.

Tandis qu’il marchait dans la ruelle désertée qui menait au pavillon de banlieue de son beau-frère, il se mit à pleuvoir. Doucement au départ ; puis, la pluie fine se métamorphosa en trombes d’eau qui menaçaient d’inonder la rue. Ranmaru, qui n’avait emporté avec lui qu’une veste en guise de protection, se retrouva bientôt trempé jusqu’aux os. Il s’élança en courant sous le premier lieu sec qu’il trouva, en l’occurrence un arrêt de bus à peine éclairé par un lampadaire tremblotant.

Il y resta un long moment. La pluie semblait ne jamais vouloir s’arrêter. Il en avait ainsi perdu toute notion du temps, ayant oublié sa montre chez sa sœur. La pluie… il avait un jour lu qu’elle était symbole de renaissance. Elle lavait les impuretés de la terre et la fécondait ; cet attribut pouvait-il de la même manière s’accorder aux Hommes ? Mais elle rendait tout aussi bien mélancolique… en ravivant les souvenirs. C’était pour cela qu’il n’aimait pas la pluie. Elle lui rappelait trop ces moments refoulés... des souvenirs tristes, des souvenirs heureux… lorsque la mère d’Enjoji était morte, et qu’il lui avait fait la promesse de toujours rester à ses côtés… lorsqu’il avait été renversé par cette voiture. Des souvenirs douloureux. C’était tout ce que lui apportait la pluie.

 

Il pleut. Où es-tu, en ce moment ? Est-ce que tu penses à moi ? Je ne sens plus rien. Il doit faire froid ; pourquoi je ne sens plus rien ? La pluie m’évoque tellement de choses… tellement de souvenirs… Subaru.

Seishiro marchait lentement, ignorant la pluie qui se déversait sans pitié sur lui. La pluie.

Je suis né un jour de pluie. Ma mère ne m’a jamais aimé ; je n’étais que son héritier, le futur Sakurazukamori. Celui qui devait la tuer. Pas même son fils. Je ne suis rien. Personne ne veut de moi ; personne ne veut d’un assassin.

La pluie. C’est étrange, comme ma seconde naissance a commencé aussi par un jour de pluie. Quand la police m’a trouvé. Quand j’ai rencontré Subaru. Subaru… j’ai si mal… je croyais… hummph. J’ai vraiment été stupide, n’est-ce pas ? De croire que toi, tu pourrais m’aider. De croire que tu pourrais m’aimer.

Tu es venu vers moi. J’étais seul sur ce banc, inconnu de tous, même de moi ; mais tu es venu. Tu m’as souri ; tu m’as ramené avec toi. Tu m’as donné un toit ; tu m’as donné ton amour. Vraiment ? Etait-ce de l’amour, ou de la pitié ? Subaru. Même si tu ne m’aimes pas, je veux que tu saches que moi je t’aime. Ce n’est pas une illusion… n’est-ce pas ? J’ai si mal… Je t’en prie, réponds-moi… pourquoi tu ne me réponds pas ? Je te cherche, mais tu n’es pas là. Tu as toujours été là pour moi… Subaru…

Tandis que la pluie s’arrêtait de tomber, un homme s’écroula à terre et ne se releva plus.

 

Le soleil… il fait chaud. Il ne pleut plus ? Cette chaleur qui m’inonde…

Seishiro ouvrit les yeux. Il se trouvait dans une chambre baignée de lumière ; une chambre assez grande, aux tons pastel. Les draps du lit dans lequel il s’était réveillé se mariaient parfaitement au décor. Ce même lit était placé tout près de la seule fenêtre de la pièce, qui était quand même assez large pour éclairer entièrement la chambre. De là, il pouvait voir le ciel, superbe, lavé de toute trace de nuages. C’était réellement une magnifique journée qui commençait.

Qu’est-ce que… où suis-je ? C’est joli, ici. Je me sens en paix. Suis-je mort ? Suis-je au Paradis ?

Un léger toussotement derrière son dos le fit sursauter. Sur le seuil de la chambre, se tenait un bel homme blond aux yeux aussi bleus que le ciel qu’il apercevait de la fenêtre ; il portait un plateau-repas rempli de victuailles. Seishiro ouvrit des yeux ronds ; il n’avait pas mangé depuis que ce drôle d’inspecteur (quel était déjà son nom ? Ah oui, Enjoji…) lui avait gentiment donné un donut au commissariat, et son estomac trop longtemps délaissé se vengeait à présent en réclamant à corps et à cris de quoi se sustenter.

L’autre homme sourit, ayant manifestement deviné ce qui occupait ses pensées, et déposa son plateau sur ses genoux. Bien qu’étant affamé, Seishiro hésita un peu avant d’accepter de la nourriture d’un parfait inconnu ; c’est pourquoi il resta un instant sans bouger, sans comprendre.

" Ne craignez rien. " lui dit-il. " Je ne vous veux aucun mal. Je vous ai trouvé évanoui au milieu de la rue lorsque j’ai voulu rentrer chez moi. Heureusement, il s’était arrêté de pleuvoir ; il m’a été ainsi plus facile de vous traîner jusqu’ici. " Il lui sourit de nouveau.

" Qui… ? " hasarda Seishiro.

" Oh. Quel mauvais hôte je fais, je ne me suis pas encore présenté. Enchanté, je m’appelle Ranmaru Saméjima, je suis inspecteur au commissariat de Shinjuku, et vous êtes chez moi. Et vous ? Pourrais-je savoir qui j’ai eu l’honneur de ramener dans ma modeste demeure ?" Il avait prononcé cette dernière phrase un ton ironique. Malgré tout, Seishiro ne pouvait s’empêcher d’éprouver de la sympathie pour cet homme qui passait son temps à sourire en fermant les yeux, mais dont il arrivait à voir toute la mélancolie qui perçait derrière les paupières closes. Cet homme avait le cœur brisé, tout comme lui. Etait-ce ce qui l’attirait chez lui ? Cette immense tristesse… seuls ceux qui ont vraiment souffert pouvaient comprendre une telle détresse.

" Seishiro Sakurazuka. Enchanté. "

 

 

Enjoji fit tomber sa tasse de café sur le carrelage. Elle ne se brisa pas, heureusement ; mais son contenu se renversa sur le sol, faisant pester l’inspecteur.

" Et merde ! Il faut que je nettoie ça avant que cette tête de pioche de commissaire ne s’en rende compte. " Il s’affaira à la recherche d’un chiffon, ou tout du moins d’un mouchoir en papier. Il n’en trouva nulle part. A croire que le sort s’acharnait sur lui.

Alors qu’il s’apprêtait à nettoyer la flaque avec sa propre veste, une main tendit vers lui un mouchoir en tissu propre. Il leva la tête, et vit qu’elle appartenait au nouvel inspecteur qui avait été transféré dans sa section deux jours plus tôt.

" Tenez, prenez donc le mien. " proposa-t-il timidement. Il n’osait pas regarder Enjoji dans les yeux.

" Euh… merci. " Il prit le mouchoir et s’en servit effectivement sur la flaque. Il voulut le lui redonner, mais s’aperçut que celui-ci avait été totalement ravagé par le café.

" Oups ! Je crois que j’ai sali votre mouchoir ! "

" Non, ce n’est pas grave ! " s’exclama soudain le jeune homme. Il rougit.

" Je veux dire… ce n’est qu’un mouchoir… "

Enjoji lui sourit, amusé. La situation devenait très intéressante à son goût. Il se rapprocha de son interlocuteur et lui murmura à l’oreille des remerciements, mais d’une manière si sensuelle que le plus jeune homme ne put retenir un autre rougissement.

" Au fait, je ne me suis pas présenté. " dit-il en s’éloignant.

" Oh, mais je sais déjà qui vous êtes ! Tout le commissariat ne parle plus que de vous, inspecteur Enjoji ! "

" Hein ? Euh bon… passons… Et toi, c’est quoi ton petit nom ? " Il se permettait déjà des familiarités avec l’autre homme.

" Kai Sagano. Vous pouvez m’appeler Kai. "

 

Chapitre 5

Ce matin-là, Ranmaru arriva en retard à son travail. Cela était assez inhabituel chez lui ; Enjoji l’attendit une bonne heure avant de le voir enfin. Tout de suite, il délaissa ce qu’il faisait (l’écriture du rapport des événements de la veille) et se dirigea vers son collègue, prêt à lui sauter dessus (littéralement), comme il le faisait chaque matin depuis que Ranmaru faisait partie de la treizième section. Cela était devenu une passion pour lui ; et " Ran-chan ", comme il était le seul à l’appeler dans le commissariat, pouvait être sûr de recevoir un accueil pour le moins viril dès son arrivée.

Comme chaque matin, Enjoji le prit dans ses bras en lui souhaitant la bienvenue… et comme chaque matin, il reçut une chaise sur la tête de la part de son chef bien-aimé, Masanori Araki.

Mais ce matin-là était particulier. Car au lieu de la seule chaise de Masa, il eut en prime la table de son bureau, dossiers et affaires comprises. Tout le monde en fut surpris, même le chef ; mais lorsqu’ils se retournèrent pour voir qui avait lancé la table, ils se retrouvèrent face à un Kai énervé, visiblement et inexplicablement en colère contre Enjoji qui était de toute manière en trop piteux état pour faire la différence.

Ranmaru sursauta à la vue de Kai et observa Masa, qui lui avait gardé son calme. Son visage restait impassible au premier abord ; mais le jeune inspecteur connaissait maintenant trop bien l’ancien yakusa pour savoir que cette réaction cachait un trouble plus profond. Masa était aussi étonné que lui de voir Kai ; et les sentiments contradictoires que cela semblait susciter en lui se répercutaient sur sa tenue. Ranmaru pouvait le voir serrer subrepticement les poings, le corps tendu, l’haleine courte. Il se rapprocha de lui et posa une main sur son épaule. A ce contact, il sentit son ami se détendre quelque peu. Ils échangèrent des regards lourds de sens, tandis que Enjoji agonisait derrière eux, personne n’ayant eu l’idée lumineuse de le sortir de dessous la lourde table de fer.

Il finit par se dégager tout seul, le visage en sang et hurlant comme un démené sur un Kai qui l’écouta sans rien dire.

" Espèce de fils de pute ! Qu’est-ce que t’as ? Tu veux te battre ? Enfoiré de mes deux !  "

" Je… "

" Tu quoi ? Tu veux niquer Ran-chan ? C’est pour ça que tu m’as foutu ce truc sur la gueule ? "

" NON ! "

" Alors quoi ? " demanda Enjoji, à bout de nerfs. Il ne comprenait rien à la situation. D’abord ce type lui proposait gentiment son aide, et après il l’assommait par surprise ! Et Ran-chan et le chef qui les regardaient comme si de rien n’était ! C’était quoi, ce bordel ?

" Je… JE VOUS AIME ! " lui répondit Kai avant de s’enfuir en courant.

Enjoji resta un long moment sans bouger, interdit. Tous les autres membres du commissariat qui avaient assisté à la scène le fixèrent avec des yeux globuleux.

Il serait resté encore longtemps dans cette position s’il n’avait pas senti un danger derrière lui.

" ENJOJIIIII ! ! ! ! " entendit-il. Deux voix sombres qui réclamaient du sang. La tension monta tout d’un coup ; chacun préféra se réfugier dans son bureau. Il ne faisait pas bon de sortir lorsqu’une chasse à l’homme avait cours dans le commissariat de Shinjuku, section 13.

Enjoji osa quand même se retourner pour être confronté à ses deux collègues qui semblaient avoir triplé de taille. Etrangement, l’orage était revenu (à l’INTERIEUR du bâtiment ?) et il pouvait voir des éclairs au-dessus de leur tête. Il n’allait sûrement pas aimer ce qui allait suivre.

 

" Mais quel obsédé ! Draguer son propre frère ! "

Ranmaru était rarement en colère, mais lorsque cela arrivait, mieux valait ne pas se trouver sur son chemin. Masa, quant à lui, restait silencieux. Ils s’étaient tous deux réfugiés dans son bureau après le tabassage en règle de Enjoji pour pouvoir y discuter tranquillement.

" Calme-toi. Je crois qu’il s’agit en fait d’un malentendu. "

" Comment peux-tu dire ça ? Tu as bien vu ce qui s’était passé ? Kai lui a avoué son amour ! " Il paraissait sur le point de pleurer.

" Justement. Tu as vu comme Enjoji était surpris ? Il ne devait même pas être au courant. "

" N’empêche que tu l’as aussi corrigé. "

" J’étais énervé. Maintenant je vais mieux. "

Ils se turent un instant, plongés dans leurs pensées. Ranmaru brisa le silence embarrassé qui s’était installé.

" Qu’est-ce que fait Kai ici ? Je croyais… je croyais qu’il était encore là-bas. "

" On l’a fait sortir il y a une semaine. Je viens seulement de l’apprendre. "

Il ne dit rien, ne voulant pas attrister davantage Masa. Depuis l’enlèvement de Enjoji par un clan rival de la famille Sagano, il y a un an et demi, le plus vieil homme était devenu son principal allié et aussi son seul ami dans cette affaire. Kai avait bien essayé de rechercher son demi-frère, mais il avait lui aussi disparu mystérieusement. Tous leurs efforts combinés n’avaient abouti à rien. Les deux frères s’étaient bel et bien volatilisés dans la nature.

Ils avaient fini par abandonner les recherches au bout de quatre mois de fouilles intensives. Ou leurs amis étaient morts, ou ils n’étaient plus au Japon. Dans les deux cas, ils avaient peu de chances de les retrouver un jour. Il avait bien fallu se résigner à cette idée.

Et puis, deux mois après, ils avaient reçu un appel d’un certain Subaru Suméragi, qui leur avait révélé qu’il détenait Kai et qu’il savait où était Enjoji. Effectivement, ils avaient retrouvé le plus jeune des deux frères dans un hôtel particulier qui appartenait à la famille Suméragi. Sa chambre était baignée dans une lumière tamisée, tapissée de fils étranges qui se retrouvaient sur le corps de Kai. Il était dans un coma profond, se réveillant seulement de temps à autre. A chaque fois, il manifestait une faiblesse étrange et ne se souvenait de rien ; même Masa avait été impuissant à lui rendre la mémoire. Dans un tel état, seule une transfusion lui permettait de survivre ; mais le peu d’hygiène pratiqué dans la chambre (elle ne semblait pas avoir été nettoyée depuis des années) désolait les deux hommes.

Toutes les requêtes formulées au chef du clan Suméragi avaient essuyé un refus. Subaru ne voulait pas laisser repartir son prisonnier et n’acceptait de révéler la localisation de Enjoji qu’en échange d’un " petit service ". Ils avaient bien essayé de le faire changer d’avis ; mais ni le recours à la justice, de toute façon peu conseillée pour des yakusas, ni les menaces n’avaient infléchi le jeune homme qui disposait d’assez de pouvoir pour retenir Kai.

Harassé et inquiet pour l’avenir de son protégé, Masa avait fini par accepter ses conditions. C’est ainsi qu’il avait dû faire jouer de ses relations pour accéder au poste tant convoité de commissaire de la treizième section de Shinjuku, après avoir été le chef du conglomérat d’Osaka, l’un des yakusas les plus craints et les plus respectés du pays. La vie était décidément pleine de surprises. Là, en tant que commissaire, il pouvait couvrir tous les méfaits des " Dragons du Ciel ", comme se faisait appeler la secte dans laquelle Subaru semblait tenir un rôle prépondérant. Et c’était aussi là qu’ils avaient retrouvé Enjoji, qui y occupait un poste d’inspecteur. Lui non plus ne se souvenait pas d’eux et ne paraissait pas le moins du monde étonné par son nouveau travail. Il jouissait déjà d’une certaine réputation dans le milieu et avait réussi à résoudre plusieurs affaires criminelles avec des méthodes certes peu orthodoxes, mais diablement efficaces.

En apprenant où se trouvait son ancien petit ami, Ranmaru avait insisté pour faire lui aussi partie du personnel, et Masa n’avait pas eu le cœur de le lui refuser, ne comprenant que trop bien ses motivations. Lui aussi aurait tout donné pour pouvoir rester aux côtés de Kai. Subaru ne s’y opposa même pas, et il fut convenu que les deux hommes laisseraient les choses en l’état jusqu’à ce qu’ils en apprennent un peu plus sur ce mystérieux personnage, cette secte et le pourquoi de leurs agissements.

Mais à présent que Kai était de nouveau en forme, ils ne savaient plus quoi faire. Il avait manifestement perdu tout souvenir de sa vie passée, et, comme Enjoji, ne semblait pas s’en inquiéter. Et que devaient-ils penser de sa réaction envers son frère aîné ?

" Ne nous affolons pas. " dit enfin Masa. " Je vais contacter Subaru et lui demander des explications. Il sera bien obligé de me répondre après tout ce que j’ai déjà fait pour eux. "

" Et s’il ne veut pas ? S’il nous ignore ? "

Masa ne répondit pas. Au-dehors, la pluie s’était remise à tomber.

 

Chapitre 6

Seishiro se resservit une autre tasse de thé. Il était déjà 20 heures ; Ranmaru ne devrait plus tarder, maintenant. Le temps était resté maussade pendant toute la journée ; il espérait seulement que le jeune inspecteur avait pensé à prendre un parapluie en partant.

Ranmaru arriva une demi-heure plus tard. Il n’était pas seul ; un homme brun d’une quarantaine d’années l’accompagnait. Seishiro eut un choc en reconnaissant l’homme qu’il avait surpris en compagnie de Subaru. Celui-ci n’en paraissait pas moins étonné. Il prit son ami à part et lui demanda des explications. Il parlait à voix basse, ne voulant pas prendre de risques.

" Qu’est-ce que ce type fait chez toi ? "

" Lui ? C’est juste un pauvre bougre qui avait besoin d’aide. Il est très gentil. Je l’ai trouvé évanoui hier soir dans la rue. Il m’a dit qu’il s’était fait quitter par son petit ami. " ajouta-t-il d’un air navré.

" Ah oui ? " Il avait dit cela d’un ton indéfinissable. Ranmaru ne comprenait pas.

" Il se trouve que tu as recueilli le petit copain en titre de Subaru Suméragi. "

" Quoi ? "

Ils fixèrent Seishiro qui était resté dans son coin sans rien dire. Finalement, Masa s’approcha de lui et lui sourit chaleureusement.

" Enchanté. Je m’appelle Masanori Araki. " Il lui tendit la main pour y recevoir une poignée de main, mais n’obtint aucune réponse. Seishiro continuait à le fixer depuis tout à l’heure d’un regard noir. Il n’insista pas.

" Vous… " finit-il par dire.

" Oui ? "

" Comment va Subaru ? "

" Hein ? Je ne sais pas. Bien, je suppose. Mais vous devriez le savoir mieux que moi. "

" Je… je ne l’ai plus revu depuis hier soir. "

" Ah bon. "

Ils restèrent silencieux. Masa se demandait bien ce qui pouvait lui passer par la tête. Puis il se souvint de ce que Ranmaru lui avait dit.

" Vous vous êtes fait pla… euh Subaru vous a quitté ? " demanda-t-il, incrédule.

" Non. C’est moi qui suis parti. J’ai préféré vous laisser seuls. " dit Seishiro d’un ton amer.

" Hein ? " Masa n’en croyait pas ses oreilles. Etait-il déjà gâteux, pour son âge ?

" Vous… vous n’êtes pas avec Subaru ? Je veux dire, vous ne sortez pas ensemble ? "

" Mais… je croyais que c’était avec vous qu’il sortait ! "

" Oui, avant que je vous surprenne tous les deux hier soir. " Seishiro se renfrogna. A quel jeu pouvait bien jouer cet homme ?

Masa éclata tout d’un coup de rire, ce qui eut pour effet d’énerver encore plus Seishiro.

" Excusez-moi. " réussit-il à marmonner à grand-peine au bout de plusieurs minutes. " Nous ne sortons pas ensemble. Vous n’avez rien à craindre de ce côté-là, Subaru n’est pas du tout mon type. Et même s’il l’était, " ajouta-t-il d’un air plus grave, " je ne sortirais sûrement pas avec. "

Seishiro en tressaillit de surprise et de joie. Se serait-il trompé, le soir précédent ? Il n’osait pas trop y croire, mais pourquoi cet Araki lui mentirait-il ?

" Mais je croyais… hier soir… "

" Ah… ça ? J’essayais juste de le consoler parce que… euh… il s’inquiétait pour vous. " mentit-il. Il remarqua l’intense sentiment de joie qui se peignit sur le visage de Seishiro.

" Je… désolé, j’ai dû avoir l’air bête. "

" Ce n’est rien. Mais si vous êtes parti depuis hier soir, vous devriez l’appeler. Il doit être mort d’inquiétude. "

" D’accord. Euh, Ranmaru, ça ne te dérange pas si j’utilise ton téléphone ? "

Ranmaru acquiesca. Il avait écouté sans rien dire la conversation de ses deux amis, comprenant seulement à demi-mot la situation. Il profita de ce que Seishiro était occupé à téléphoner pour questionner Masa qui lui apprit tout ce qu’il savait de l’affaire.

" Et tu crois que Seishiro est de mèche avec eux ? " Ranmaru était vraiment inquiet, cette fois.

" Je ne sais pas. Tu le connais mieux que moi. "

Ranmaru réfléchit un instant. Certes, Seishiro avait tué un homme il y avait à peine deux jours ; mais d’après ce que Masa lui avait dit, il semblait ne pas savoir ce qu’il faisait à ce moment-là. De toute manière, il voyait mal cet homme adorable tuer quelqu’un de sang-froid, comme il le voyait mal s’attacher à cette crapule de Subaru. Les deux hommes étaient vraiment à l’opposé l’un de l’autre.

" Non, il n’est certainement pas au courant. Et il ne doit pas savoir quel genre d’homme est Subaru, non plus. Tu aurais dû l’entendre parler de lui ! J’avais l’impression qu’il sortait avec un Ange ! "

Masa fit une moue dégoûtée. Lui non plus n’aimait pas le chef de la famille Suméragi.

" On devrait peut-être le mettre en garde. Subaru doit aussi le manipuler. "

" Je ne crois pas. N’oublie pas que l’homme qu’il a tué était l’un des leurs, probablement envoyé par Subaru lui-même. Mais tu as raison. Il nous faut savoir s’il est de leur côté ou pas. "

 

Tout était noir autour de lui. Il ne comprit pas tout de suite où il se trouvait. Que signifiait cette obscurité soudaine ?

Il se rendit compte qu’il n’était pas libre de ses mouvements. Il voulut bouger, s’en aller de ce lieu qui lui faisait peur, mais ne put esquisser un seul geste. C’était comme si des liens invisibles s’étaient tissés autour de son corps pendant qu’il dormait, le faisant se débattre jusqu’à ce que la fatigue, mais aussi la douleur causée par les fils acérés ne l’obligent à abdiquer. Un monde d’amertume. Un monde de solitude. Où était-il donc ?

Un rêve. Tout ceci n’était qu’un rêve. Une simple illusion. N’est-ce pas ? Pourquoi personne ne lui répondait ? Il hurla, mais sa voix se perdit dans le tréfonds de sa gorge. Il aurait voulu mourir. Il avait si froid. Son corps était engourdi. Il lui semblait qu’il était là depuis des jours. Personne ne viendrait le chercher. Personne ne savait qui il était. Il resterait là pour l’éternité.

" Idiot. " lui murmura-t-on doucement. " Où étais-tu ? Je t’ai cherché partout ! "

Il releva la tête. Cette voix grave…

" En… Enjoji-san ? " Kai n’osait pas le regarder dans les yeux. S’il le faisait, il avait l’intime conviction que la fragile silhouette de celui qu’il aimait allait s’effacer, le laissant de nouveau seul dans les ténèbres.

" Enjoji-san… où êtes-vous ? Je ne vous vois pas bien… Enjoji-san, aidez-moi… je vous en supplie… j’ai si mal… dites quelque chose… pourquoi je ne vois que vous, à chaque fois ? Qui êtes-vous pour moi ? Et qui suis-je ? QUI SUIS-JE ? "

L’ombre s’approcha de lui, plus menaçante que tout à l’heure. Elle le saisit par le col de sa chemise.

" Espèce de petit con, qu’est-ce que tu fous là ? Tu n’as pas encore saisi que j’étais avec Ran-chan ? On n’a pas besoin de toi, alors tire-toi ! "

" NNNNNOOOOOOONNNNN ! ! ! ! ! " Il hurla. Autour de lui, le décor se brisa comme du verre. Le reflet d’Enjoji se brouilla avant de s’évaporer en fumée. Il se retrouva de nouveau seul.

" Arrêtez… c’est faux… il ne m’a jamais dit ça… s’il vous plaît… QUE QUELQU’UN ME REPONDE ! ! ! " Ses sanglots se répercutèrent tel un écho dans l’espace.

" Pourquoi ? Pourquoi faites-vous ça ? " demanda-t-il, brisé, à la présence qu’il devinait derrière lui.

" Il y a une chose que je veux que tu fasses pour moi, " lui répondit Subaru en sortant de l’ombre, " et je ne te laisserais pas en paix jusqu’à ce que tu l’aie accomplie. "

Kai ne dit plus rien. Il se recroquevilla en position fœtale et ne bougea plus.

Subaru sourit. Il avait réussi à dompter cet être si fier ; mais après tout, ce n’était qu’un gamin. Jusqu’à ce qu’arrive le grand jour, il ne devait pas relâcher sa vigilance. Masanori était un homme aussi bien rusé et capable que dangereux ; il ne fallait surtout pas perdre de vue son unique faiblesse. Et puis, qui sait, ce garçon pourrait peut-être lui être utile, lui aussi. Cela lui ferait d’une pierre deux coups.

Ce qu’il venait de voir confirmait son idée. Kai avait les capacités nécessaires pour devenir un Liseur de Rêves. Il ne lui restait plus qu’à faire développer ses facultés par un expert, et Subaru était le mieux placé pour cela. Amusant. Qui aurait pu penser que Kakyou avait choisi ce frêle jeune homme comme héritier de son pouvoir ? Mais il était mal placé pour le blâmer, après ce qu’il avait lui-même fait.

Il partit d’un rire hystérique qui se répercuta dans la nuit, faisant fuir les esprits rôdeurs attirés par l’aura faiblissante de Kai.

Tashiro se raidit en entendant le rire de son maître. Cela faisait déjà deux heures que Subaru s’était enfermé dans la chambre de l’hôtel particulier des Suméragi en compagnie de Kai. Kai… il n’osait imaginer quelles atrocités devaient lui faire subir Subaru pour étendre son emprise sur le jeune homme. Mais il ne pouvait pas se permettre le luxe de se plaindre, craignant la réaction de leur tortionnaire s’il s’aventurait au-delà du simple rôle d’observateur. Tout au plus, Subaru lui permettait-il de rester aux côtés de Kai pour le veiller et le consoler lors de ces nuits d’angoisse où il ne reconnaissait plus personne, où il ne savait pas même qui il était. Où celui qu’il avait juré de protéger au péril de sa vie avait tous ces rêves qui le faisaient se réveiller en larmes, hurlant des choses dont il ne comprenait pas bien la portée, mais qui lui faisaient peur.

Il s’en voulait de tant de faiblesse ; mais que faire ? Il était impuissant depuis qu’il appartenait corps et âme à Subaru. Mais c’était de sa faute, après tout. Il s’était laissé bêtement ensorceler par ce drôle de magicien au visage d’ange, mais au cœur aussi dur que le collier étrange qui le retenait prisonnier et qui permettait à son maître de le contrôler. Il n’avait même pas pu contacter Masa pour le rassurer sur leur sort. Cet hôtel était devenu son seul univers.

Il aurait dû tenter sa chance quand il avait appris que Subaru avait permis au chef des Sagano de venir rendre visite à son ancien protégé ; mais, sans cesse confiné dans sa propre chambre (presque sa niche, plaisantait-il quelquefois pour se remonter le moral) durant ces rares venues, il n’avait pu que voir arriver et repartir celui en qui il comptait. Quelle frustration de le savoir si près et pourtant insaisissable ! Il se résignait pourtant, sachant pertinemment bien qu’il était inutile de vouloir résister à Subaru. Ses nombreuses tentatives le lui avaient prouvé.

Tandis qu’il était perdu dans ces pensées, le téléphone sonna. Celui-ci était relié à la ligne de l’appartement de Subaru ; qui pouvait donc l’appeler à cette heure ? Il décrocha, perplexe et non sans avoir longtemps hésité.

" Allô ? " Silence. Il était sur le point de raccrocher quand une voix d’homme se fit entendre.

" Excusez-moi, " lui demanda-t-on froidement, " pourrais-je avoir Subaru, s’il vous plaît ? "

" C’est que… euh… il est très occupé en ce moment. Vous voulez lui laisser un message ? " Il attendit patiemment, mais n’obtint aucune réponse : l’autre homme avait raccroché.

" Pfuu, eh ben ! Y’en a, comme ça… " Il soupira. Mieux valait ne pas souffler mot de cette conversation à Subaru ; il se mettrait encore en colère et le confierait à ce pervers de Sorata pour qu’il le corrige. Non merci, très peu pour lui ! Il en avait assez bavé, la dernière fois !

 

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