15 jours!! 15 jours disparu!!! Mais où est-ce qu'il avait bien pu passer? Et dans quelle situation s'était-il fourré? Il avait dû prendre une claque de trop ,sans doute, et s'était enfui. Quel petit idiot! Comme s'il pouvait régler ses problèmes comme ça, comme si dans les rues, il n'y avait pas de danger... J'étais mort d'inquiétude pour lui. Où est-ce qu'il était, et dans quel état? Si j'avais été là, me dis-je avec une pointe de désespoir, peut-être qu'il serait resté… Pris d'une illumination subite, je fouillai mon tas de courrier. Je trouvai ce que je cherchai seulement la deuxième fois que j'examinai mes lettres, tant j'étais fébrile. Entre une facture et une pub, il y avait une feuille de papier quadrillé, arraché d'un cahier quelconque, pliée en quatre et recouverte de l'écriture penchée de Saylan.

Je m'assis pour la lire, car je ne me sentais pas très solide sur mes jambes. Bien sûr, elle n'était pas daté. Au vu de son écriture, il avait dû écrire sur ses genoux, dans la précipitation. Sa lettre tenait en un bloc compact, sans espacement ni saut de ligne, une masse de mots collés l'un à l'autre comme s'ils voulaient se tenir chaud ou se rassurer, à l'intérieur de phrases nerveuses et bancales, dont la précipitation et la redondance maladroites trahissaient plus que toute autre chose la détresse de Saylan.

"Christian, c'est dommage que vous ne soyez pas là, j'ai essayé de vous appeler souvent mais vous n'êtes pas là, je ne sais pas où vous êtes. Ca ne va pas bien à la maison, Patrice est fatigué en ce moment. J'étais venu parce que j'ai un peu mal au poignet gauche, je suis tombé et je ne peux plus le bouger. Je vous laisse ce mot parce que je n'arrive pas à vous joindre au téléphone et que j'ai attendu longtemps devant votre grille que vous reveniez. Je voulais quand même vous dire que j'étais venu. Tant pis. Je ne sais pas quand on se reverra. Au revoir. Saylan."

Je lus deux fois la courte lettre, abasourdi. Je connaissais l'habitude qu'avait Saylan de parler par euphémisme, et ne m'en inquiétai que plus. Jusqu'à quel point avait-il été maltraité? Combien de temps m'avait-il attendu? Et surtout, surtout, où avait-il disparu? Qui savait ce qui avait pu lui arriver pendant ces 15 jours de fugue? Et est-ce que son oncle au moins avait fait le nécessaire? Visiblement, d'après le coup de fil de Sandra, il commençait tout juste à s'en inquiéter… il fallait que je l'appelle, tant pis s'il me raccrochai au nez, au moins, j'aurai essayé. La disparition de Saylan était trop grave pour que je reste les bras croisés. Je savais bien que je n'aurais pas pu prévoir cela, mais je me sentais d'autant plus concerné que j'aurais dû être là pour aider et conseiller Saylan. J'aurais dû être là.

Je décrochai mon téléphone, quand même pas très rassuré. Je le laissai sonner plusieurs fois sans que personne ne décroche. Où est-ce qu'ils avaient bien pu tous passer? D'après Saylan, il y avait quasiment toujours quelqu'un dans la maison…

Je remis le combiné en place, dépité. Que pouvais-je faire d'autre? Je me trouvai réduit à l'inaction, alors que mon sang bouillait à une température sans doute suffisante pour faire exploser tous les thermomètres du monde. J'allai à nouveau m'abattre sur le canapé, passant en revue tous les endroits où Saylan aurait pu se rendre, les éliminant un à un (ils n'étaient pas très nombreux de toute façon), puis tout ce qui auraient pu lui arriver s'il avait décidé de prendre la route et de faire du stop pour quitter la ville. Il n'avait pas d'argent, il n'en avait jamais, comment avait-il pu survivre tout seul 15 jours? Une idée me traversa l'esprit, mais je n'osai pas décrocher mon téléphone pour appeler l'hôpital ou la morgue. Ca, c'était au-dessus de mes forces. Je passai une main nerveuse dans mes cheveux, et ôtai mes lunettes, les déposant sur ma table basse, celle-là même où Saylan avait la mauvaise habitude de mettre les pieds... Mon coeur battait, furieusement. Mais qu’est-ce que je pouvais bien faire, grand dieux!! Trois jours s'écoulèrent. Plusieurs fois, je tentais de rentrer en contact avec la famille, sans succès. Et je en cessais de me ronger les sangs, imaginant milles horreurs. Mais, à la fin de la troisième après-midi, le téléphone sonna. J'étais en train de changer une ampoule (NDL : combien de Drabant faut-il pour changer une ampoule? Ouuuups, pardon…), et manquait de tomber de mon tabouret tant la sonnerie me fit sursauter. Qui allais-je trouver au bout du fil?

_ Allô, je suis bien chez Christian Drabant?, demanda une voix inconnue.

_ C'est moi-même. Que puis-je pour vous?

_ On a retrouvé votre fils, Monsieur. Ne vous inquiétez pas, il est entre de bonnes mains maintenant, totalement hors de danger.

_ Mon… fils?

Je me précipitai à l'hôpital que ma correspondante m'avait indiqué. Il ne s'agissait pas de l'hôpital de la ville, mais de celui d'une ville voisine, distant d'environ une centaine de kilomètres. D'après les explications de la jeune fille, Saylan s'était présenté le jour même avec un petit problème : il avait été mordu par un chien. C'était le propriétaire de l'animal lui-même qui avait conduit Saylan à l'hôpital. L'affaire en serait restée là, si peu de temps après avoir été soigné, le pauvre garçon ne s'était pas effondré par terre. Diagnostic : péritonite. Opération immédiate. Dans ses affaires, une infirmière avait retrouvé mon nom… et m'avait pris pour son père. Ca valait peut-être mieux…

Arrivé à l'hôpital, je partis en quête de renseignements. Je devais avoir l'air un peu affolé car les gens me regardaient bizarrement. J'avais parcouru les 100 kilomètres qui me séparaient de Saylan à une vitesse sans aucun doute excessive, et la tension qui me nouait les artères n'arrangeait rien. Finalement, je réussis à mettre le grappin sur une infirmière au courant.

_ Excusez-moi, pourriez-vous me dire où se trouve la chambre d'un garçon qu'on vous a amené aujourd'hui, il avait été mordu par un chien…

_ Aaah, rayonna l'infirmière, "Vous êtes le papa de Saylan, c'est ca?

* Gloups *

_ Pas tout à fait, risquai-je, En fait je…

_ Vous êtes son frère alors? C'est vrai que vous êtes trop jeune pour être son père!!

_ …

_ Ne vous en faites pas, il va très bien. L'opération s'est passée sans problème. Il se repose. Je suppose que vous voulez le voir?

_ J'aimerais bien, oui…, dis-je tandis qu'une vague de reconnaissance montait en moi. Celle-là, je l'aurais embrassée avec joie!!

_ Pas trop longtemps, il est fatiguée, dit-elle en m'indiquant une porte. "Dites donc, je sais bien que ça ne me regarde pas, mais vous devriez en prendre un peu plus soin de ce petit. Il est arrivé ici vraiment mal en point, affamé et tout sale. On se demandait vraiment d'où il sortait…

L'infirmière partie, je m'efforçai de marcher vers la porte de Saylan d'un pas normal au lieu de me précipiter comme j'en avais envie. Un peu de tenue que diable! Ca ne peut pas faire de mal.

J'ouvris la porte avec précaution, et jetai un coup d'œil rapide dans la pièce. Il y avait deux lits, dont un seul occupé. Voir le visage de Saylan endormi me fit un coup au cœur. Il avait l'air si fatigué. Comme s'il allait devoir dormir pendant des jours et des jours avant de récupérer de ses 15 jours au large. Pourtant, le simple grincement de la porte se refermant derrière moi suffit à lui faire ouvrir les yeux. Il me jeta un coup d'œil et se redressa légèrement dans son lit, l'air à peine plus réveillé.

_ Ah, c'est vous, marmonna-t-il dans un état second tout en luttant pour focaliser son regard sur moi.

Sans attendre ma réponse, il tapa sur son lit, me faisant signe de m'asseoir.

Je restai debout, sentant la colère monter en moi. J'avais été si inquiet pour lui, et lui… lui semblait trouver ça normal!

_ Et qu'est-ce qui t'as pris de fuguer, tête de pioche?, dis-je en lui donnant une tape sur le crâne qui le fit reculer, les yeux écarquillés. "Tu sais ce qui aurait pu t'arriver? D'ailleurs, je veux que tu me racontes tout ce qui s'est passé!

Saylan me regarda d'un air ahuri. Je flambais littéralement de colère. Devant son incompréhension, je mourais d'envie de le gifler.

_ Ne vous mettez pas en colère Christian, je vais bien… tout va bien.

_ Ah oui, sans doute!! Tu t'enfuis, tu traînes pendant deux semaines on ne sait où! Et tu viens dire que tout va bien!? A quoi tu t'attendais? A ce que je sois calme et serein? Ne me refais jamais une chose pareille!

Saylan, malgré sa fatigue, monta immédiatement sur ses grands chevaux.

_ De quel droit vous dites ça?? ! Vous savez même pas pourquoi je suis parti!

D'abord, qu'est-ce que vous faites là? J'vous ai pas appelé!

_ Tu aurais préféré qu'ils appellent d'abord ton oncle, c'est ça?

_ Oh, lâchez-moi avec Patrice, hein!

_ Saylan!

_ C'est vrai, tout ce que vous faites, c'est m'engueuler dès les premiers mots, vous auriez pu…

Je le giflai, sans réfléchir.

_ Parce que tu crois que tu le mérites pas?! J'ai cru que j'allais mourir d'inquiétude, et toi… toi (je m'étranglais de colère)

Saylan ne me regardait plus, et je me rendis compte que je l'avais frappé. Lui qui tressaillait déjà à la moindre chiquenaude… Il leva les yeux vers moi, tenant sa joue dans une main. J'étais toujours en colère, mais je regrettais déjà de m'être laissé ainsi emporté. Je m'attendais à une grosse explosion de colère de la part de Saylan dès qu'il aurait repris ses esprits. Pourtant, il se contenta de dire, d'une petite voix douce :

_ Oh, Christian, s'il-vous-plaît… il ne faut pas me frapper, s'il-vous-plaît…

La détresse dans sa voix m'arrêta net. Il la méritait, sa baffe, et pourtant… Quand Saylan me fit, pour la deuxième fois en quelques minutes, signe de venir à côté de lui, je m'exécutai, m'asseyant sur son lit comme il me l'avait demandé. Nous n'avions pas échangé une parole supplémentaire. Saylan, la tête baissée, tortillait un morceau de drap, avant de déplacer ses mains jusque vers ma chemise, où elles s'agrippèrent, froissant le tissu.

_ Ne me frappez plus, s'il-vous-plaît, murmura-t-il, presque inaudible, "Je suis désolé, tellement désolé…

Je le pris par les épaules, ému malgré moi.

_ Ca va, lui dis-je doucement. "Ca va aller.

_ Vous êtes toujours fâché?

_ Oui, admis-je. "Tu le mérites, non? Mais je… je suis tellement content de te revoir! Tu m'as beaucoup manqué.

_ Moi aussi, admit Saylan, et il se redressa pour m'embrasser.

Je me retrouvai tout d'un coup avec sa bouche sur la mienne, et ses bras autour de mon cou. Et la seule chose qui me traversa l'esprit fut que je n'allais pas gâcher une occasion aussi belle. La pression de ma langue lui fit ouvrir la bouche, et il s'abandonna à mon contrôle. Ma langue s'entremêla avec la sienne, la caressa. Saylan resta passif quelques secondes avant de contre attaquer et d'en faire autant. Je n'avais pas franchement l'impression d'embrasser un élève, quelqu'un de dix ans mon cadet. De toute façon, je m'en foutais. Je prolongeai le baiser le plus longtemps possible, avant de laisser Saylan s'éloigner, à regret. Au moment même où je formulai ce regret, les remords m'assaillirent. Allons bon, qu'est-ce que nous avions fait? Saylan détacha ses bras de mon cou avec gêne. Il était écarlate. Je ne pus m'empêcher de lui caresser la joue, tout en me disant que pour l'instant, le plus sage était peut-être de changer de conversation.

_ Alors, que t'est-il arrivé?, lui demandai-je, autant par curiosité que pour me calmer moi-même.

Un peu dérouté par mon changement de sujet, Saylan un petit moment à démarrer. Il ne s'était pas attendu à ce genre de réaction.

_ Eh bien…, commença-t-il en soupirant, la voix un peu défaillante. "C'est pas facile.

Il chassa de ses yeux une mèche crasseuse. Il n'avait pas dû pouvoir se laver correctement depuis qu'il était parti.

_ C'était déjà dur, quand ils sont rentrés. Patrice s'est acharné sur Sandra. Je ne sais pas ce qu'elle lui avait fait. Et puis après c'est tombé sur moi. Il y a eu… il y a eu… (Saylan respira un grand coup) En fait, vous vous rappelez le garçon qui était venu m'attendre une fois à l'école? (j'acquiesçai, devinant déjà la suite). Il est venu me voir, quand je n'étais pas là. Avec un cadeau. Soi-disant pour se faire excuser. Comme si j'avais pas été assez clair avec lui (il haussa les épaules d'un air méprisant)!! Si je le tenais, celui-là… il en tient une sacrée couche! Bref, bien sûr, il a fallu qu'il tombe sur Marc, qui évidemment, a cru que… enfin… que je couchais avec lui contre des "cadeaux".

Saylan eut un geste de rage :

_ Mais il est vraiment malade pour penser une chose pareille!! Je vous jure, Sandra m'a dit qu'il a vu le paquet dans ses mains et qu'il a vu rouge! Il a rien voulu entendre!! Comme si un cadeau voulait dire quoique ce soit, hein? Mais lui, il m'a traité de tous les noms!

Je repensais brièvement au CD que je comptais lui offrir, mais acquiesçai.

_ Qu'est-ce qui s'est passé ensuite?

Le ton jusque là enflammé de Saylan tomba.

_ Marc s'est disputé avec son père. Patrice trouvait lui aussi qu'il exagérait, qu'il disait n'importe quoi. Aaah, je vous ai pas dit, mon oncle a retrouvé du travail!

Je me contentai d'acquiescer.

_ Après, Marc m'a plus lâché. J'ai pas pu sortir pendant presque une semaine, et il… il m'a… battu, un peu. Ce… c'était pas très grave. Il était très en colère.

Marc avait dû le rosser sans arrêt… j'étais presque surpris de voir Saylan en si bon état.

_ C'est lui qui t'a brisé le poignet Saylan?, demandai-je plus pour la forme que pour autre chose.

_ Noooon, je suis tombé, mentit-il. "C'est remis maintenant! C'était pas brisé en fait. Je suis passé à l'hôpital, ils m'ont fait un bandage. Ils me connaissent là-bas, et…

Se rendant compte de ce qu'il disait, Saylan revint à son histoire :

_ Au bout d'une semaine, j'ai réussi à m'échapper, et je suis allé chez vous. Vous… vous n'étiez pas là, et ça faisait longtemps que je n'avais pas de nouvelles, alors… (il haussa les épaules, las) alors, j'ai marché droit devant, c'est tout. Je ne voulais pas rentrer chez mon oncle. Mais je ne voulais pas fuguer!, s'empressa-t-il de préciser. "Je suis juste parti tout droit. A l'aventure, en quelques sorte.

_ Et qu'est-ce qui s'est passé ensuite?

Il se frotta les yeux :

_ Pfff, qu'est-ce que je suis fatigué moi! Après… rien de spécial en fait. Je vous ai dit, j'ai traîné…

_ Et comment tu as mangé? Où est-ce que tu as dormi?

_ J'ai donné des petits coups de main à des gens, à droite à gauche, pour avoir un peu de sous, et j'ai dormi… en fait, j'ai souvent dormi dehors. Mais ça allait. Il a fait très beau.

_ Tu n'as pas fait de mauvaises rencontres?

_ Non.

Je n'étais pas convaincu à 100%, mais puisque Saylan était là en un morceau bien vivant et visiblement pas trop traumatisé… Il y avait d'ailleurs un autre sujet, peu réjouissant, à aborder…

_ Saylan, repris-je, "Tu sais qu'il va falloir prévenir ton oncle, n'est-ce pas?

Saylan acquiesça, la mort dans l'âme.

_ Je sais bien. Je le savais quand le type m'a emmené à l'hôpital.

_ Je serai là quand ils viendront te chercher, promis-je.

_ Il ne vaut mieux pas. Ca mettra Marc encore plus en fureur après coup. Il se tiendra à carreau pendant que vous serez là, mais après…

Et soudain, la lumière fut! L'idée de génie, je la tenais!!

_ Saylan, le coupai-je, "Et s'il n'y avait pas d' "après"?

_ Quoi?

_ Si je disais à ton oncle qu'après cette histoire, il vaut mieux t'éloigner un peu? Tu pourrais venir habiter chez moi, non?

_ Oh! Je…

Saylan hésitait

_ Tu serais d'accord?, insistai-je

_ … Patrice ne dira JAMAIS oui.

_ Mais si j'arrivais à le convaincre?

Saylan me regarda comme si j'avais parlé de m'envoler jusqu'à la lune.

_ Si vous y arrivez, c'est d'accord, bien sûr. Mais pas la peine d'y compter!, conclut-il en souriant tristement.

Je quittai Saylan quelques minutes après, réfléchissant à une stratégie pour convaincre Patrice. Le persuader de m'écouter serait déjà un exploit. Et tandis que je revenais chez moi, la réalité me frappa de deux douloureuses objections à mon beau projet :

1/ un élève qui habite avec un prof, ca va faire jaser comme… comme… comme quelque chose qui fait beaucoup jaser!

2/ de toute façon, était-ce une si bonne idée que ça de l'inviter chez moi? D'accord, il m'a embrassé… et alors? Si ca se trouve, tu te liquéfies pour rien. Et même si… s'il était sérieux.. D'une certaine façon, ce serait pire. Je suis en train de craquer petit à petit, alors, je prie pour qu'il ne soit pas sérieux. Parce que je ne suis pas sûr de résister! Et je ne VEUX PAS céder!

Mais enfin bon, j'avais promis à Saylan, alors, aussitôt rentré, je décrochai mon téléphone.

Intérieur, jour.

<Voix au bout du fil> Allô?

<Christian, s’efforçant de sonner décontracté> Pourrais-je parler à l’oncle de Saylan? J’ai une bonne nouvelle à lui annoncer.

<Patrice, concerné> C’est moi-même. Il a été retrouvé?

<Christian, rassurant> Oui, il est actuellement hospitalisé pour une appendicite, mais tout va bien à présent.

<Patrice> Ah bon, tant mieux. C’est qu’il nous à fait courir ce bon à rien vous savez!! A propos, qui êtes-vous? Vous travaillez à l’hôpital? Vous êtes de la police?

<Christian, le moment de vérité> Non, en réalité, je suis (ahum) l’un de ses professeurs. Nous nous connaissons déjà, à vrai dire.

<Patrice> ...

<Christian>... -_-;

<Patrice, trois tonnes de glace dans la voix> Et c’est quoi votre nom?

<Christian, le moment de vérité, reprise!> Christian Drabant.

<Patrice, genre je-l’avais-déjà-deviné> AAAAh, D’ACCORD!!! Je vois; je vois. Et je peux savoir comment vous l’avez retrouvé, le Saylan?

<Christian> Il... il avait mon numéro de téléphone sur lui quand il l’ont amené à l’hôpital. il n’avait pas ses papiers...

<Patrice, explose> Je le sais bien, ils sont ici!! Bon, écoutez, c’est à quel hôpital qu’il est? J’ai pas envie de savoir si vous avez quelque chose à voir dans sa fugue, puisque vous m’avez prévenu, j’oublie tout ça! Mais maintenant, mêlez-vous de ce qui vous regarde, et bon vent!!

<Christian, joue l’assurance> Attendez une minute!! J’ai quelque chose à vous proposer (silence de Patrice, Christian en profite) Je sais que vous ne m’aimez pas. Je ne vous le cache pas, c’est réciproque (" groumph " de Patrice, qui ne proteste pas plus) Mais est-ce qu’on ne peut pas parler un peu tout les deux de l’avenir de Saylan? Je veux dire... Vous savez que je sais ce qui se passe quand il est chez vous - il m’a dit pourquoi il avait fugué - Moi, je veux qu’il ne soit pas maltraité.

<Patrice, honneur blessé> Il n’est pas... (se souvient à qui il parle) Les choses ont changé depuis que vous êtes venu ici.

<Christian> Mais Saylan vous encombre, n’est-ce pas? Je pourrais parler, encore une fois, faire du battage autour de cette affaire, et de quelques autres advenues au cours de cette année.

<Patrice, prudent et attentif> Si vous le dites... Allons droit au but : qu’est-ce que vous proposez?

<Christian, soulagé> Après ce qui s’est passé, je ne crois pas que ce soit une bonne chose que Saylan retourne tout de suite chez vous. D’ailleurs, il a très peur de l’accueil que vous lui réservez.

<Patrice, beuglant> Ca, j’l’imagine bien!! Me dites pas qu’il le mérite pas!!

<Christian> Il avait tort de partir, c’est vrai. Mais ce gamin est en pleine crise, il a peur de rentrer. Et vous, vous vous en passeriez bien un petit moment, non? Alors, je pourrais le prendre chez moi durant l’année scolaire, disons les jours de semaine. Je pourrais le faire travailler, il serait plus au calme, et vous plus tranquille. Il reviendrait le week-end et les vacances. Comme dans une pension.

<Patrice, rire inquiétant> Et comme ça, vous seriez tout à votre aise pour le tripoter, hein?

<Christian> QUOI? Qu’est-ce que vous osez dire??

<Patrice, très calme> Je dis juste que je connais Saylan, et que je ne me fais aucune illusion sur les gens avec qui il traîne. Vous dites que vous pourriez faire du scandale, mais moi aussi, je le pourrais. Un prof qui s’accapare comme ça son élève... un élève aussi entreprenant que celui-ci, en plus... Il a dû vous raconter ce qui s’est passé juste avant son départ, non? C’était répugnant, ce garçon qui est venu pour le voir! Marc l’a jeté à la porte avant que j’ai eu le temps de lui taper dessus, à celui-là!! C... C’est vraiment répugnant! Je ne peux même pas supporter l’idée qu’un... qu’un... que quelqu’un comme ça habite sous mon toit!! C’est... à gerber!! Voilà!!

<Christian, essaie d’en placer une mais Patrice est lancé comme une locomotive> Je...

<Patrice> Alors, Saylan, pour ce que j’en ai à faire!! Il est sournois et renfermé, il s’est toujours comporté bizarrement... alors maintenant... rajouter ce... cette saloperie à son mauvais caractère!! A vrai dire, j’en ai rien à faire de ce qui lui arrive! Je serais ravi de m’en débarrasser, vous avez raison! Et puis, vous pouvez le sauter comme ça vous chante, ce n’est pas mon problème, tant qu’il ne remet plus les pieds ici!

<Christian, se sent quand même le devoir d’intervenir> Hé là, arrêtez une minute!! Déjà, je vous demanderais de cesser de nous insulter, moi et Saylan. Et je n’ai pas l’intention de le " sauter ", comme vous dites. Juste de lui offrir un autre environnement (marmonnements sans doute obscènes de Patrice en sourdine) Quoi? Vous dites?

<Patrice> Rien, rien.

<Christian> Et quelle honte y a-t-il à être homosexuel? De nos jours...

<Patrice, s’énerve> Ah, alors arrêtez avec ça! Je ne veux pas entendre vos arguments débiles! Combien ça va nous coûter, si Saylan va chez vous? C’est que je ne retravaille pas depuis longtemps, et...

<Christian> Rien du tout. Je fais ça juste dans l’intérêt de Saylan, pas pour l’argent. Je n’en veux pas.

<Patrice, murmure quelque chose sonnant vaguement comme " se payer sur la bête "> ...

<Christian, " je n’ai rien entendu je le jure "> Alors, nous sommes d’accord?

<Patrice> J’ai besoin de temps pour y réfléchir. Et Saylan, il faudrait lui demander son avis, non?

<Christian> C’est déjà fait. Il est d’accord.

<Patrice> Ah ça, on peut dire que vous n’avez pas perdu de temps vous!! Rappelez-moi d’ici quelques jours, on en reparlera.

<Christian> D’accord.

<Patrice> Mieux, puisque vous connaissez déjà le coin de l’hôpital, vous pourriez vous charger de ramener Saylan ici, non? On en rediscutera à ce moment là?

<Christian, réticent> Entendu.

<Patrice, sourire vicieux> Après tout, je suppose qu’arriver à installer Saylan dans votre lit, ça vaut le dérangement, non? <clic>

Intérieur, nuit

Je tourne en rond dans mon séjour toute la nuit en me demandant si j’ai fait le bon choix. Je me m’inquiète pas pour Saylan (quand même un petit peu), je m’inquiète surtout pour moi, et pour les mensonges que j’ai débités au téléphone à Patrice. Comme j’aurais souhaité qu’ils fussent la vérité!!

Trois jours plus tard, j’allais chercher Saylan à l’hôpital. J’étais allé le voir aussi longtemps que les horaires des visites me le permettaient, et ce, chaque jour. Saylan avait paru plutôt content de mon arrangement avec son oncle, mais il ne montra ni la joie ni le soulagement que j’avais escomptés. L’apparente indifférence de Saylan me mit un peu mal à l’aise. Mais après tout, je savais ce qui était bon pour lui. Il vint s’asseoir à mes côtés, une drôle de petite figure, toute pâlote. J’avais tout de suite résolu de ne pas lui poser de questions, ayant appris que le meilleur moyen d’apprendre quelque chose sur Saylan était de le laisser mener la conversation à sa guise. Généralement, il finissait par laisser échapper quelque chose de ses préoccupations (du moins, si ma curiosité insatiable ne le coupait pas avant qu’il ne se confie). Il m’ laissé conduire une dizaine de minutes en silence, avant de commencer à parler.

_ Vous savez, dit-il en élevant la voix, le vent s’engouffrant dans la vitre baissée étouffant tous les sons, " Je suis content d’être rentré. Ce n’était pas toujours très drôle quand j’étais là-bas.

Il se pencha pour refaire le noeud de sa basket droite. Ses cheveux, qui n’avaient pas dû voir de ciseaux depuis le début des vacances, se répandaient sur ses épaules. " En fait, reprit-il avec détermination, " Ce qui était le pire, ce n’était pas d’avoir un peu faim, ou de ne pas pouvoir se laver correctement. C’était d’être tout seul.

Je me contentai de lui adresser un regard encourageant, et il reprit, ne se faisant pas prier :

_ J’ai rencontré pas mal de monde, mais j’avais toujours l’impression d’être tout seul. Je pensais que, loin de chez moi, tout irait mieux pourtant. Et puis non. Ceux qui m’approchaient... eh bien, ils n’étaient pas très sympathiques.

Je me demandais où Saylan voulait en venir.

_ Quand on est tout seul, dans des situations comme ça, on a facilement peur. Vous savez?

Je me décidai à répondre :

_ Non, Saylan, je ne sais pas. Je ne me suis jamais retrouvé dans une telle situation. (je lui souris) Je suis vraiment ignorant sur la question.

Ce n’était pas tout à fait la vérité, mais ma déclaration sembla rassurer Saylan.

_ Ce n’était pas la même peur que quand je suis chez Patrice. C’est différent. Marc et Patrice, eh bien... je sais ce qu’ils veulent, après tout. Je sais où ils vont s’arrêter. A peu près. Parce que je les connais bien. Mais quand j’étais là-bas (je me demandai distraitement qu’est-ce qu’il entendait exactement par " là-bas "), je ne connaissais personne, je ne connaissais pas les règles. Alors j’avais très peur de ceux qui m’approchaient, dès que je voyais qu’ils en avaient un peu après moi.

Saylan fronça les sourcils avant de me regarder :

_Je n’aime pas quand les gens font trop attention à moi. En général, c’est mauvais signe. Ca veut dire qu’il vont essayer de me faire quelque chose, plein de choses différentes, n’importe quoi.

Saylan se redressa sur son siège. On arrivait au coeur de son problème, je le sentais au son de sa voix. Il avait pris bien des chemins détournés pour y parvenir, mais on y arrivait, lentement.

_ Je n’aime pas quand je ne comprends pas la personne qui est devant moi, avoua Saylan. " J’aime bien contrôler les choses, rajouta-t-il en forçant un sourire.

_ Tu es encore un peu jeune pour tout contrôler. Tu crois que tu me contrôles, moi?, lui dis-je gentiment, et je vis son maigre sourire s’effondrer.

Allons bon. Nous y étions. C’était moi le problème. Dans les yeux de Saylan, je lisais la réponse à ma question, la réponse que je connaissais déjà depuis longtemps. " Je te contrôle; oui, mais pas entièrement. Tu es un adulte. Il y a encore trop de choses que je ne connais pas sur les adultes. Je n’aime pas cela ". Ca, Saylan, tu ferais aussi bien d’apprendre que les choses que l’on aime pas, on est bien forcé de vivre avec. Et toi, il y a beaucoup de choses que tu n’aimes pas. Tu es quelqu’un de très exigeant. C’est peut-être pour ça que tu arrives à surmonter autant d’obstacles. Bizarre, parfois, tu agis comme un enfant gâté. Je me demande bien d’où te vient cette tendance à tout vouloir tout de suite, quand tu en as envie, à tout contrôler. Ce n’est peut-être qu’une réaction à la vie un peu foutraque, un peu bancale, que tu as menée jusqu’alors...

Pendant ce temps, Saylan avait repris son semi-monologue :

_ Les choses qui arrivent par surprise, ça ne me plaît pas, parce que ce sont souvent de mauvaises choses. Parfois aussi, je me laisse emporter, et quand je ne réfléchis pas avant d’agir, ça finit toujours en catastrophe... presque toujours, finit-il par mettre au point. " C’est comme l’autre jour, quand je... quand on... hmm, vous savez, quand vous êtes venu le premier jours à l’hôpital?

_ Quand nous nous sommes embrassés, tu veux dire?

Saylan prit une teinte écarlate. Etrange, comme les mots le dérangeaient plus que l’action elle-même.

_ J’ai très envie de partir chez vous, en fait. Je vous aime vraiment beaucoup, avoua-t-il. " Ce serait chouette de vivre avec vous. Mais, je... euh... je vous plaît, hein?

Je déglutis, et résolus d’être honnête.

_ Oui.

_ Ah bon. Je m’en doutais.

_ Il ne faut pas que ça te pose un réel problème Saylan, tentai-je de désamorcer, " Je ne suis ni une brute, ni un pervers obsédé. Tu me plais, oui, mais je n’ai pas l’intention de coucher avec toi ou de t’agresser par surprise... si c’est ce qui te tracasse.

Je mentais comme un arracheur de dents, mais je tenais tellement à rassurer Saylan que je n’y attachais aucune importance. De toute façon, je n’avais pas la moindre intention de porter la main sur lui (si un jour, je trouvai le courage de le faire, pas avant longtemps sans doute) sans son consentement express. La conscience aiguë que j’avais de son jeune âge suffisait à stopper net toute velléité d’action.

L’explication sembla satisfaire Saylan, qui se décontracta. Un autre que lui aurait certainement fui en m’entendant dire qu’il me plaisait, mais visiblement, tant que j’en restais là, c’était très bien pour Saylan. Il devait vraiment avoir envie de quitter la maison de son oncle. J’étais tout de même surpris de notre discussion, et m’émerveillais encore une fois sur le double (ou triple, voire quadruple) visage de Saylan à la fois buté, sûr de lui, un peu condescendant parfois, et en même temps timide, inquiet, souvent éperdu dans son désir d’affection. Après tout, supposais-je tout en garant ma voiture près de chez Patrice, chacun de nous a sans doute ce genre de double visage.

Dès que j’eus activé la sonnette, Saylan se tassa à mes côtés. Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas vu l’oncle et le neveu (sans parler du cousin) ensemble. J’avais téléphoné à Patrice de l’hôpital pour lui annoncer notre arrivée, et, le ciel soit loué, celui-ci m’avait dit que son fils serait absent. Soulagement immédiat de Saylan à cette nouvelle. Visiblement, Patrice n’avait pas mis Marc au courant de notre petit " arrangement ". Cela valait sans doute BEAUCOUP mieux. Négocier avec Patrice, je m’en croyais capable. Avec Marc, pas la peine d’y penser. Rien que me retenir de lui mettre un pain aurait nécessité toute mon énergie, alors discuter...

Patrice nous ouvrit. Il avait peu changé depuis que je l’avais vu, plusieurs années auparavant. Il était toujours aussi malingre qu’à l’époque, avec un surplus de peau flasque sur le visage et le cou, contrastant avec la maigreur presque rachitique de ses membres. A côté, son fils avait l’air d’un taureau - voire du Minotaure en personne- . Comment une sauterelle comme lui avait-il pu engendrer un colosse comme Marc? Patrice, d’un mouvement d’épaule et avec à peine un regard pour son neveu, nous invita (le terme est peut-être un peu trop amical) à entrer. Tandis qu’il se retournait pour nous précéder dans la maison, je notai une fois de plus, avec un ravissement mêlé de dégoût, que ses cheveux avaient exactement la même nuance que ceux de Saylan : un joli roux, lumineux, attirant. Drôle de parure pour un semi-insecte comme lui!

Nous ne perdîmes pas beaucoup de temps à discuter. Patrice nous mena directement dans la chambre de Saylan. Elle était comme dans mon souvenir, petite et presque nue.

_ Tu peux prendre ce dont tu as besoin, dit-il sans émotions.

Tandis que Saylan commençait à ramasser quelques affaires tout en tâchant de se faire le plus petit possible, Patrice se tourna vers moi :

_ J'aimerais lui parler seul un moment, dit-il, et je n'eus pas d'autre choix que de sortir.

J'ignore ce qu'ils se dirent, durant ce quart d'heure de solitude. De temps en temps, j'entendais la voix grave de Patrice, menaçante, qui haussait le ton, mais rien de plus. Et quand Saylan sortit, un simple sac de sport à la main, il me fit un sourire, un peu forcé peut-être, mais un sourire quand même.

J'étais tout de même surpris, à vrai dire, que Patrice me laisse emmener Saylan comme ça, sans autre formalité. Plus tard, Saylan me dit que son oncle l'avait laissé partir chez moi avant la rentrée pour éviter l'inévitable explosion qu'aurait provoqué une rencontre avec Marc. Visiblement, pour que Patrice s'en inquiète ainsi, Saylan n'avait pas dû exagérer la violence de la réaction de son cousin à sa "découverte" impromptue.

Saylan vint donc habiter chez moi, jusqu'à la rentrée, et après, il se débrouilla pour rentrer chez lui le moins souvent possible, de préférence, en l'absence de son cousin. Notre cohabitation se passa étonnement bien, du moins, dans les premiers temps. Saylan faisait des efforts, peut-être pour se faire pardonner sa fugue, ou pour mieux l'oublier, je ne sais pas. Toujours est-il que je n'eus pas à me plaindre de lui le moins du monde. Je parvins également à le faire un peu travailler. Heureusement pour lui, il rentrait en première littéraire… il était très bon en français et en langues, mais une vraie catastrophe dans les matières scientifiques, un vrai cancre. Ou plus exactement, il s'en moquait complètement, n'arrivant pas à focaliser son attention plus de deux minutes dès que des chiffres étaient impliqués. L'été se termina dans la douceur. De façon étonnante, plus Saylan était docile, plus il était aisé de dompter mon désir. Son attitude était, dans l'ensemble, douce et paisible : je n'avais ni soucis, ni jalousie. Je ne ressentais qu'une grande tendresse, teintée d'un peu de désir, à son égard.

Et puis un jour, les choses changèrent, brutalement, dans un sens qui me ravit autant qu’il me fit peur. Cette fameuse nuit…

Il se faisait plutôt tard, près de minuit. Saylan et moi… eh bien, disons que nous avions eu une grosse dispute. Bien qu'il ne m'en ait pas parlé, je me doutais qu'à cette époque, Saylan avait recommencé à voir des garçons d'un peu trop près. Ca me contrariait, mais je n'en aurais pas fait un plat si, comme je l'avais cru un moment, Saylan avait fait montre d'un peu de sérieux dans ses relations. Autrement dit, autant j'aurais été prêt à accepter (quoiqu'à contre cœur) que Saylan se trouve un petit ami, autant le savoir papillonnant à droite à gauche m'inquiétait… et réveillait en moi d'autres pensées, que j'avais juré de tenir à l'écart. Pourtant, à la maison, je devais bien reconnaître que la tenue de Saylan était irréprochable (même si à l'école il recommençait à faire des siennes). Le voir rentrer à des heures pas possibles avec la figure retournée était alors pour moi comme une provocation. Je savais que j'exagérais, mais j'avais dans ces moments l'impression qu'il me narguait. Parfois, il ne rentrait pas du tout. J'étais entré dans une telle colère la première fois qu'il avait promis de me prévenir lorsqu'il comptait ne pas rentrer. Il n'y manqua jamais. Il découchait si souvent que si j'avais dû lui faire un sermon à chaque fois, j'aurais passé mes journées à chercher de la matière. Je me devais d'ailleurs d'être plus irréprochable que jamais, car les relations de Saylan avec sa famille avait atteint le point de rupture. Systématiquement, lorsqu'il avait le malheur de rentrer alors que Marc était là (depuis quelques temps, cependant, Patrice s'était calmé et le laissait en paix), il revenait chez moi avec des bleus sur le visage ou ailleurs. Puisque Saylan n'habitait plus avec eux, avait dû se dire Marc dans son esprit simpliste, plus besoin de prendre des précautions. Dans ses conditions, il fallait donc que je sois là pour soutenir et aider Saylan. Mais cette tâche me pesait de plus en plus.

Et cette nuit-là, nous nous étions disputés. Je ne sais même plus à propos de quoi…Sans doute Saylan avait-il… Hum. Ca n’a pas d’importance. Toujours est-il qu’à cette occasion, je fis quelque chose que je regrettai abondamment par la suite, quelque chose qui me remplit de honte, une fois la colère passée.

_ Je fais ce que je veux !, avait explosé Saylan. " V’z’êtes pas mon père pour me surveiller comme ça !

_ Parce que si tu continues à faire n’importe quoi, tu crois que je vais me gêner ?, avais-je rétorqué froidement. " Comme tu habites chez moi, je suis responsable de toi, et de tout ce que tu fais !

Je continuai, impitoyable :

_ D’ailleurs, tu sembles prendre trop de choses pour acquises. Tu pourrais bien avoir des surprises un jour si tu ne te décides pas à faire un peu plus attention aux autres !

Ma sortie eut l’air de souffler Saylan, qui, toute colère retombée, mit un moment avant de répondre, d’une voix mal assurée :

_ Je fais attention aux autres ! Ce… ce n’est pas vrai ! Je vous…

_ Allons, allons, pas la peine de jouer les martyrs ! Je sais bien que t’en a rien à foutre dans le fond ! ! Je ne sais même pas pourquoi je me fatigue à essayer de faire quelque chose pour toi ! Je devrais te renvoyer chez ton oncle, tiens, c’est tout ce que tu mériterais ! Vu le peu de reconnaissance que tu me manifestes, ça ne devrait pas t’ennuyer beaucoup !

Saylan, qui était prêt à répondre, pâlit à ces mots et ferma la bouche sans avoir parlé. Il me jeta un regard indéchiffrable avant de finalement hausser les épaules et de courir dans sa chambre.

Je renonçai à le suivre, et allai me coucher à mon tour. Cependant, je ne parvenais pas à dormir, et la violence des mots que j’avais prononcés m’aveugla lorsque je réfléchis à notre dialogue. Saylan avait mérité une bonne engueulade, mais le menacer si mesquinement de le jeter dans la gueule du loup… Ce n’était pas digne de moi. Ce n’était pas digne d’un ami. La pensée que je devrais m’excuser le lendemain matin me remplit pourtant d’amertume. Ca se passait toujours ainsi : Saylan faisait quelque chose qui me jetait légitimement hors de mes gonds, tant et si bien que la force de ma mercuriale excédait de beaucoup son incartade, et qu’en fin de compte, c’était moi qui demandait pardon, et non pas lui. Notre relation… franchement, ce n’était pas très sain. Ca avait été une erreur de lui proposer de venir ici. Je ne parvenais pas à me comporter normalement. J’en étais là dans mes cogitations lorsque je me souvins que je devais me lever à 6 heures le lendemain matin, et que j’aurais dû procéder à l’extinction des feux depuis bien longtemps. J’éteignis donc ma lampe, et tentai de trouver le sommeil.

Cela faisait presque une demi heure que je tournais et me retournais dans mon lit lorsque j’entendis s’ouvrir la porte de ma chambre.

Silencieux comme un chat, Saylan vint se couler jusque sur mon lit.

_ Qu’est-ce que tu veux encore ?, lui demandai-je, agacé qu’il vienne me hanter jusque dans mon sommeil. Je me redressai péniblement en position assise, être allongé devant lui me mettant mal à l’aise.

Sans un mot, Saylan se pencha vers moi, son visage invisible dans la pénombre, et il posa sa tête contre ma poitrine.

_ Vous pensiez vraiment ce que vous disiez ?, murmura-t-il d’une voix douce tandis que son souffle effleurait mon oreille.

Je tentai de le repousser, par pur acquis de conscience, et échouai lamentablement. Je le pris par la taille, le plus paternellement possible, cédant à mon envie de le toucher tout en tachant d’en faire le minimum.

_ Parce que moi, reprit Saylan en chuchotant, " Je fais attention à vous… je fais très attention à ce que vous voulez.

Il leva la tête vers moi, et m’embrassa sur le menton, se releva un peu plus, et embrassa ma bouche.

Je le pris par les épaules pour le repousser, maîtrisant à grand-peine le tremblement de mes mains qui tentaient de faire sécession et d’empoigner Saylan, et pas pour le renvoyer…

D’un geste vif, Saylan chassa mes mains et sauta sous les draps, se serrant tout contre moi.

Je voulais voir son visage.

Je ne sentais que son corps.

Si je voyais son visage, je me souviendrais de qui nous étions tous les deux, et que ce que nous allions faire était non seulement illégal mais aussi méprisable de ma part.

Mais il faisait nuit noire, et je ne sentais que sa chaleur qui me réchauffait lentement.

Toute velléité de contestation s’évanouit quand je sentis ses mains remonter le long de mes côtes, et son corps collé au mien. Il embrassa mon visage, mes yeux, mes cheveux, ma bouche, jusqu’à ce que je cède pour de bon et roule sur le côté pour le coincer en dessous de moi. Après tout, il savait bien ce qu’il était venu faire là…

Mon désir longtemps contenu se libéra d’un coup, et je me mis à l’embrasser avec une vigueur qui dut lui faire mal, et lui laissa des bleus plus tard. Dans mes bras, Saylan resta immobile pendant un instant terrible, semblant -bien tard- peser le pour et le contre. Mais il s’abandonna lui aussi, remuant délicieusement sous moi, ses mains agrippant le tissu de mon pyjama, avant d’enlever lui-même le sien. Je le serrais à l’étouffer, les morceaux de sa peau nue que je parvenais à saisir me montant à la tête comme un puissant alcool.

_ Déshabille-toi, souffla-t-il, d’une voix qui m’excita encore plus, son tutoiement comme une caresse supplémentaire.

Je m’exécutai sans hésiter, rejetant par la même occasion draps et couvertures au bas du lit. Trempé de sueur, haletant, je jetai un coup d’œil à Saylan, dont la forme reposait, paisible, sur le matelas. Voyant que je ne venais pas le rejoindre immédiatement, il s’assit et vint m’entourer de ses bras :

_ Tu veux que je te fasse quelque chose en particulier ?, demanda-t-il d’un ton détaché, et avant que je puisse répondre, il m’avait bousculé, me faisant basculer sur le dos, et s’assit à genoux entre mes cuisses.

Je fermai les yeux lorsque sa main se posa sur mon sexe, légère comme une aile de papillon. Doucement, il commença à exécuter quelques mouvements de va et vient, serrant juste assez pour me rendre fou de désir. Sa main était fraîche et ses doigts habiles, mais il s’arrêta bientôt. Je m’apprêtai à protester quand, très lentement, il appuya le bout de sa langue humide sur mon gland, faisant passer à travers mon corps une vague de plaisir presque douloureux. Constatant son succès, Saylan commença à faire courir sa langue sur mon sexe bandé, très légèrement, l’effleurant à peine, avant de l’engloutir d’un seul coup, m’arrachant un cri d’extase. Je gémis, incapable de me contrôler davantage, et me saisis de sa tête. L’immobilisant, je donnai plusieurs poussées violentes à l’intérieur de sa bouche avant de jouir avec violence.

Epuisé, je m’effondrai lourdement sur le sommier (protestation immédiate du sommier). Je sentis Saylan m’embrasser sur la joue, très légèrement, et me glisser quelque chose à l’oreille que je n’entendis pas. Le temps que je retrouve mes esprits, il avait déjà glissé à bas du lit, remis son pyjama, et était retourné dans sa chambre. L’idée que je devrais aller tirer tout ça au clair m’effleura avant que je ne sombre dans un sommeil profond…

Le réveil me réveilla en sursaut quelques heures plus tard.

Fidèle à ma routine quotidienne, je m’extirpai du lit péniblement, pour découvrir que j’étais complètement nu… Les souvenirs de la veille me revinrent en mémoire à fond les manettes, et une vague de honte mêlée de réminiscences du plaisir me submergea. Mon premier geste fut d’aller jeter un coup d’œil du côté de la chambre de Saylan.

Verrouillée

C’était la première fois.

Et merde !

Je me résolus à partir sans l’avoir vu, et durant le trajet qui le menait jusqu’à l’école, je ne cessai de m’interroger, quand une idée déplaisante s’insinua dans mon esprit. Nous nous étions disputés la veille, n’est-ce pas ? Ce n’aurait pas été sa façon de s’excuser ?…

Je faillis piler et retourner à la maison pour rassurer Saylan et mettre les choses au clair. Cependant, j’étais déjà en retard pour ma première heure, et je continuai ma route. Et de toute façon, Saylan n’était pas assez naïf pour penser ça. S’il était venu dans mon lit, songeai-je, considérant son expérience sans doute plus considérable que je ne pouvais le soupçonner, c’est qu’il l’avait bien voulu. Une fois ce problème résolu, je me remémorai les moments de la veille, dans mon lit avec lui. Il me restait un peu de honte, mais maintenant que le pas avait été sauté, je trouvai cela presque ridiculement facile d’admettre mon envie de le toucher, de le caresser. Dans un petit recoin de mon esprit, une petite voix me murmura qu’il n’avait pas dit qu’il m’aimait, mais après tout je ne l’avais pas dit non plus.

La journée du Samedi matin passa à une vitesse digne d’un escargot asthmatique.

Je n’avais qu’une envie, rentrer et prendre Saylan dans mes bras. Je dus être très distrait, et ce, à la grande surprise de mes élèves, habitué à plus de sérieux. Une fois le calvaire fini, je me dépêchai de rentrer. J’avais hâte de retrouver Saylan, de lui dire enfin combien il comptait pour moi, puisqu’il semblait qu’à présent j’avais le droit de le lui dire.

Je me précipitai dans ma maison, explorant du regard le salon, vide, la salle de bain, vide. Je commençai à trouver ça anormal. Il était déjà midi moins le quart après tout ! ! Je frappai trois petit coups sur la porte de Saylan, et n’obtint qu’une réponse ensommeillée.

_ Tu dors toujours ?, lançai-je un peu déçu.

_ Hmmmmmmm…, vint la réponse marmonnée avec humeur.

_ Il faudrait que tu songes à te lever maintenant !

_ Mmmuuuffgn…mouii…

Tranquillisé (Saylan avait tendance à s’endormir très difficilement et à émerger avec difficulté), je me dirigeai vers la cuisine afin de préparer à manger.

J’aimais assez faire la cuisine, surtout les plats italiens, mais je n’avais pas trop envie de passer du temps devant les fourneaux. J’avais envie de faire plaisir à Saylan, mais je n’avais aucune idée de ce qu’il pouvait avoir envie de manger. Je me contentai de préparer une platrée de spaghetti carbonara. Distraitement, j’entendis Saylan se lever et passer dans la salle de bain. Il ne lui fallut pas longtemps pour descendre me rejoindre.

Dès qu’il rentra dans la cuisine, son regard tomba sur moi, fouillant ostensiblement ma physionomie à la recherche de je ne sais quoi. Je lui fit un large sourire, et allais vers lui pour l’embrasser sur les lèvres. Après un dernier regard inquisiteur, il fit un pas en avant et vint nouer ses bras autour de mon cou. Il sentait bon, et ses cheveux étaient humides.

_ Je t’aime Saylan, lui murmurai-je à l’oreille. " Je t’aime tellement fort !

Il se contenta de resserrer ses bras autour de moi, sans répondre

Peut-être que ça aurait pu durer encore longtemps comme cela entre nous, cette espèce de relation douce-amère, faite de tendresse et de nombreuses disputes. Je me rendis vite compte que je n’arrivais pas à contrôler Saylan. Confusément, je sentais qu’il m’en voulait à propos de quelque chose, mais je n’arrivais pas à mettre le doigt sur son problème. Et moi, je m’en contentais très bien. Après tout, ce n’était pas moi qui était allé le chercher. A l’école, j’avais beaucoup de mal à me retenir de le toucher, et à vrai dire, j’avais le fantasme de le prendre dans une salle de classe, mais Saylan s’y opposait avec obstination. Nous en parlions un soir, dans mon lit :

_ Tu manques un peu de fantaisie parfois, dis-je à Saylan qui lisait un livre à côté de moi, allongé sur le ventre.

_ Quoi, fantaisie ?, marmonna Saylan. " J’ai pas envie de me faire virer de l’école, c’est tout. Toi non plus t’en as pas envie je pense.

_ Y a pas qu’à propos de ça, continuai-je. " Tu pourrais être plus accommodant parfois.

Saylan sourit, jeta son livre et roula sur le dos. Il avait été de très bonne humeur ces derniers jours, passant plus de temps avec moi qu’à son habitude.

_ Les lieux publics, ça m’excite pas trop, finit-il par conclure, et il se roula en boule sans autre bonsoir pour commencer sa nuit.

Encouragé par sa bonne humeur, je me décidai à lui demander quelque chose qui me trottait dans la tête depuis pas mal de temps :

_ Dis, Saylan…, commençai-je doucement en me penchant vers lui, " Est-ce que tu m’aimes ?

Saylan rouvrit immédiatement les yeux et leva la tête d’un seul coup. Je ne l’avais pas vu venir, et son front percuta mon menton de plein fouet

_ Aouch !

_ Ma tête !, gémit Saylan. " Tu pouvais pas te pousser ? !

_ T’avais pas besoin de te relever comme ça ! !

_ Bon…, c’est pas grave, ça va. Et toi ?

_ Ca va aller. Rendors-toi, me contentai-je de murmurer, et quand, sans demander son reste, Saylan se roula en boule à côté de moi, j’avais la réponse à ma question

Bien sûr, c’était un rude coup pour mon amour propre, mais également pour mon éthique personnelle. Alors que je m’étais juré à moi-même que je ne cèderais pas à la séduction de Saylan, j’avais craqué, intimement persuadé que, puisqu’il avait sauté dans mon lit sans autre encouragements, il devait y avoir une raison. Qui devait être son amour pour moi. Seule cette pensée m’avait fait supporter la rupture de ma promesse. Et voilà qu’elle se révélait trompeuse.

Soudain, Saylan ouvrit les yeux, et marmonna, déjà à moitié assoupi :

_ Mhmm… par rapport à ta question de t’à l’heure…

_ Oui ?, demandai-je le cœur battant.

_ … je t’aime quand même plus que n’importe qui tu sais.

Je sursautai :

_ Mais pour qui tu te prends ?, lâchai-je, énervé

_ Quoi ?…, parvint à articuler Saylan qui déjà se rendormait

_ Explique-moi à quoi tu joues ?, dis-je en le secouant par l’épaule pour le réveiller. " Je peux savoir pourquoi tu couches avec moi alors ?

D’un coup sec, Saylan se débarrassa de ma main sur son épaule

_ Je croyais que c’était ce que tu voulais. Je ferais pas ça pour quelqu’un d’autre, murmura-t-il quasiment endormi, rompant décidément les amarres avec le monde éveillé " J’voulais juste t’remercier et t’faire plaisir…

S’en suivi une phrase sonnant à peu près comme " mèèstaplépa " (que je traduisis un peu plus tard par " mais si ça te plaît pas… "), et Saylan s’endormit comme une masse.

Vous pensez peut-être que cette discussion allait changer beaucoup de choses entre nous ? Que, pris par un beau mouvement, je repousserais Saylan ou bien (selon les points de vue), lui enverrais une baffe. Je ne fis ni l’un ni l’autre, trop englué dans mes sentiments et l’ersatz de vie à deux que Saylan tissait autour de nous.

Il faisait des efforts pour me plaire, c’était évident, et je choisis de m’en contenter sans trop d’états d’âme, me disant que j’avais du temps pour faire changer ses sentiments. Et je savais qu’il était très attaché à moi.

Et je me disais parfois que j’avais réussi à le gagner.

Malgré ses sautes d’humeur, Saylan était, quand il le voulait, quelqu’un d’agréable à vivre, capable de nombreuses attentions. Une fois marqué son territoire personnel, sa chambre -dans laquelle il était tacitement convenu que je ne devais pas entrer- il mit son attitude agressive sous l’éteignoir et me laissa occuper l’essentiel de son temps hors de l’école. Nous étions tous les deux de grands amateurs de marché à pied, et souvent, le week-end, nous partions ensemble pour des randonnées de plusieurs heures. Par exemple, ce jour-là, Saylan marchait à côté de moi, appréciant le silence profond de la forêt, seulement troublé par le bruit de nos pas. Nos étions en plein cœur de l’automne, et déjà la forêt sentait l’hiver. Saylan avait attaché ses cheveux en queue de cheval (une coiffure que je n’aimais pas), et portait un vieux pull et un pantalon élimé qu’il utilisait d’ordinaire pour traîner dans la maison les jours d’oisiveté. A l’approche de l’hiver, ses tâches de rousseur étaient moins marquées, pâtissant de l’absence de soleil, mais leur empreinte restait légèrement visible sur ses joues et son nez. Il sauta soudain sur un tronc d’arbre abattu à côté du chemin et se tourna vers moi, me surplombant légèrement :

_ C’est la forêt dont tu m’as parlée ?, demanda-t-il avec intérêt

_ Exactement. J’y suis venu très souvent avec mes parents quand j’étais enfant.

_ Tes parents, me taquina Saylan, " Quand est-ce que tu me les présentes ? ?

Vérifiant que personne n’était aux alentours, j’attrapai Saylan par la taille et le soulevai pour que nous soyons nez-à-nez. Il noua ses jambes autour de ma taille pour garder son équilibre et m’embrassa sur le nez.

_ Ca te dirait d’aller dans un coin sombre ?, lui murmurai-je, cédant à la tentation

Saylan jeta un regard peu rassuré autour de nous.

_ Mais il fait froid… et les arbres ne cacheront rien…, protesta-t-il, n’ayant visiblement pas trouvé d’argument plus valable. Je laissai passer quelques secondes, le serrant plus étroitement, et il finit par se laisser gagner.

_ D’accord !, dit-il tout en retombant sur ses pieds, " Mais c’est moi qui choisis l’endroit !

Il commença à courir, traçant droit hors du sentier de randonnée, et je m’élançai à sa suite en riant. Je n’eus aucun mal à la rattraper, mais il s’amusa pendant quelques instant à changer de trajectoire brutalement, me faisant trébucher dans des obstacles imprévus comme une racine traîtresse ou un nid de poule assassin. Après quelques minutes, Saylan s’arrêta, le souffle court et exhalant une haleine blanche.

_ Ici, ce sera bien, déclara-t-il en m’indiquant un ensemble de rochers dont la disposition erratique formait cependant une cavité de taille confortable, où deux personnes pouvaient se blottir et être ainsi protégé des regards curieux en provenance du sentier, de toute façon déjà lointain.

_ Ce ne sera pas très confortable, informai-je Saylan.

D’un air de défi, il leva les yeux vers moi et répondit, toujours un peu essoufflé :

_ Et bien va-t’en si ca ne te convient pas pas.

Je le pris dans mes bras et l’embrassai profondément, glissant déjà mes mains sous ses vêtements.

_Dépêche-toi!, jeta-t-il tout en se lovant contre moi, me pressant de passer aux choses sérieuses.

Je me saisis de lui et le poussai dans la cavité improvisée.

_ Aie !, gémit-il, " Tu me fais mal ! ! Doucement !

_ Faudrait savoir ce que tu veux !, lui répondis-je en riant, et il rit lui aussi (mais seulement après s’être recalé plus confortablement), enroulant l’un de ses bras autour de mon cou et utilisant sa main libre pour déboucler ma ceinture, avec quelques difficultés :

_Mais tu la colles maintenant ou quoi ?, se plaignit-il avec emphase. " C’est une nouvelle version de la ceinture de chasteté ?

_ Si tu enlevais tes gants ca t’aiderait ! Tais-toi un peu maintenant !, le sommai-je, et je le baillonnai avec ma bouche.

Saylan n’était pas décidé à se laisser faire.

_ … et si ça continue, je te laisse faire tout le boulot tout seul !, reprit-il immédiatement le baiser fini alors que je n’avais même pas eu le temps de reprendre mon souffle.

_ Ah bon ?, répondis-je bêtement, ne sachant pas trop quoi répliquer (il faut dire que j’étais en train de m’appliquer à lui retirer son propre pantalon, une préoccupation autrement plus prenante). Je levais les yeux pour lui jeter un coup d’œil. Coincé entre deux blocs de pierre noircies, Saylan avait l’air frêle et pâle, et même un peu malade.

Sans attendre, je me débarrassai de mon pantalon et m’approchai de lui.

_ A propos, tu as ce qu’il faut ?, lui demandai-je, et il sortit de la poche de son manteau un petit tube de vaseline

_ Ne t’en fais pas, se contenta-t-il de dire, et il me le tendit.

Je le posai de côté, pour l’instant, et je me penchai vers lui pour caresser son sexe déjà dressé

_ Ne perds pas de temps !, répéta-t-il, la peau déjà parcourue par la chair de poule. Ses incitations incessantes à me dépêcher achevèrent de me rendre fou et sans attendre davantage, j’utilisai la vaseline sur mes doigts et les plongeai en lui. Il se tordit légèrement, s’accommodant à la sensation pourtant familière de mes doigts à l’intérieur de lui. Il avait les yeux mi-clos, et les joues légèrement rouges. Comme d’habitude, il ne me regardait pas.

Dès que je le sentis prêt (pas longtemps après), je le retournai et le mis à genoux devant moi.

_ Tu es prêt ?

Tenant mon sexe de la main droite, je le pénétrai avec douceur. Saylan avait toujours un peu de mal à s’accommoder de ma taille, et je ne voulais pas lui faire plus de mal que nécessaire. Quand enfin je fus enfoncé entièrement en lui, j’avais presque perdu tout contrôle, me retenant avec peine de donner de violents coups de rein pour apaiser mon désir. Je me forçai -difficilement- à attendre quelques secondes de plus que Saylan me donne le signal. Il commença à remuer légèrement, presque délicatement, et je n’y tins plus : je pris ses hanches à pleines mains et entamait une série de mouvements rapides, sortant presque de lui à chaque fois. Sous moi, Saylan tremblait incontrôlablement, sa respiration saccadée témoignant qu’il ne lui faudrait pas longtemps pour jouir. A tâtons, je cherchai son sexe et le caressai en rythme avec mes coups de reins, et quelques secondes plus tard, je sentis son sperme se répandre sur ma main. C’était tout ce qu’il me fallait pour jouir à mon tour, et lorsque je m’enfonçai une dernière fois à l’intérieur de lui, je sentis le plaisir se déverser en moi.

Haletant, nous nous séparâmes.

Pendant quelques instants, le silence continua.

_ Je ne vais pas pouvoir me laver, grommela enfin Saylan (avec le temps, j’avais appris que c’était un maniaque de la propreté corporelle) tout en commençant à remettre ses vêtements.

_ Tu survivras, non ?, soufflai-je, toujours anéanti par la violence de mon orgasme.

Il ne répondit pas, et se contenta d’enlever quelques brindilles collées à ses vêtements.

Une fois rhabillés tous les deux, nous sommes rentrés, et Saylan retrouva sa bonne humeur dès qu’il put mettre un pied dans la salle de bain.

En début de soirée, il vint frapper à la porte de mon bureau (j’étais en train de corriger des copies :

_ Dis, Chris…Tu as bientôt fini ?, demanda-t-il gentiment.

_ Je ne sais pas… encore une bonne heure je pense. Mais ce n’est pas un travail urgent.

Saylan pénétra dans la pièce, et balaya les copies d’un geste tranquille pour pouvoir s’asseoir sur le bureau en face de moi. Il me sourit, et posa son doigt sur le bout de mon nez (un geste qu’il affectionnait lorsqu’il était sur la point d’annoncer quelque chose).

_ Laisse donc tomber tes copies ce soir, hein ?

_ Et qu’est-ce que tu me proposes en échange ?, demandai-je tout en ôtant mes lunettes.

Saylan me les prit des mains :

_ Ne les enlève pas, tu vas en avoir besoin !

Il fouilla dans la poche arrière de son jean, et en sortit deux tickets de cinéma.

_ C’est moi qui t’invite !, déclara-t-il. " Si je ne te pousse pas, tu ne prendras jamais le temps d’aller voir ce film ! La séance est dans 30 minutes ! !

Ravi, je lui effleurai les cheveux, et il renchérit :

_ Ahlàlà, si je n’étais pas là pour te faire oublier le boulot…

Et il éclata de rire.

Cependant, tout cela ne dura pas. J’étais déjà d’un naturel possessif, et le fait de ne pas être aimé comme je le souhaitais me rendit intensément jaloux. De plus en plus souvent je prenais Saylan à parti pour lui reprocher mille choses. Au départ, il choisissait de ne pas répondre sinon pour acquiescer. Il y a des choses que Saylan aime aussi peu que "ne pas contrôler les gens" : ce sont la jalousie et la possessivité. Et les disputes. Ces disputes que je commençais plus souvent qu'à mon tour. Saylan s'efforçait au début de faire bonne figure, mais quand je commençai à exploser pour un oui ou pour un non, il fit ce qu'il avait fait depuis toujours quand la situation dégénérait : il se cacha dans un trou de souris. Oh, bien sûr, pas question de fugue ici. Mais, disons que… petit à petit, Saylan se fit plus discret, plus distant, et plus froid. Méfiant. Alors que pendant les premiers mois, il ne quittait l’école que pour rentrer à la maison et être avec moi, il commençait à présent à " traîner sur le chemin du retour ", ou à allez " voir Machin qui doit me prêter son cours " …Il me tutoyait toujours, mais dans sa bouche, eh bien… ce tutoiement ne sonnait plus si tendre. Il était prêt à coucher avec moi pour me " faire plaisir ", mais pas à supporter ma possessivité. Et sa froideur ne faisait qu'aggraver les choses, le rendant plus piquant, plus dangereux. Je m’en rendis compte un soir, alors que je le surpris à mettre ses chaussures pour ressortir.

_ Où est-ce que tu vas?, lui demandai-je, surpris. ""Tu ressors à cette heure?

_ Ca te dérange?, dit-il sans même me regarder.

_ Où est-ce que tu vas?

_ Chez un ami.

_ Alors donne-moi son numéro de téléphone. J'aurais peut-être besoin de te joindre.

_ D'accord.

_ Tu comptes passer la nuit là-bas?

_ Je ne sais pas. Je t'appellerai.

Sur ces mots, Saylan se leva, et griffonna un numéro de téléphone sur un bout de papier qu'il me tendit plié en quatre. Il se sauva sans demander son reste. Lorsque j'ouvris son papier, je découvris avec peine que le seul numéro écrit dessus n'était autre que le mien. Et bien sûr, il passa la nuit dehors, et ne téléphona pas. J'avais eu tort, il avait tort. Mais c'était un peu tard maintenant.

Et de toute façon, Saylan revenait toujours. Il n'avait pas le choix. Il était encore mineur, et il n'avait que moi. Souvent, je sentais qu'il essayait de restaurer de bonnes relations entre nous, mais dans ma stupidité, je faisais la sourde oreille.

_ Tu sais Chris, me dit un jour Saylan tout à trac, "Des fois, je me dis que venir ici a été l'une de mes plus grandes bêtises.

_ Et pourquoi ça?, rétorquai-je, paré à la contre attaque.

Saylan, maintenant habitué à la sécheresse de mon ton à son égard, ne broncha pas, et reprit sans faiblir.

_ Parce que je vois bien que tu ne me supportes plus. Si tu veux, je pourrais repartir chez mon oncle. Après tout, toi-même tu me l’as dit une fois.

Deux ou trois fois déjà, au cours de disputes, Saylan avait agité cette menace, et m'avait toujours fait céder. Mais cette fois-ci, son ton calme, posé et presque résigné indiquait qu'il était sérieux. Lorsque cette discussion eut lieu, il était allongé sur le canapé, les yeux dans le vide, et avait été silencieux pendant presque toute la soirée. Il portait un pull que je lui avais offert pour le nouvel an, un pull bleu et vert que nous aimions tous deux. En un an, il avait changé. Ses traits avaient un peu perdu leur côté enfantin, et sa physionomie était plus sûre, plus affinée. Son corps s'était délié et avait pris de l'assurance. Je répondis avec un peu plus de dureté que je ne l'aurais souhaité :

_ Eh bien fais comme tu l'entends!! Après tout, ça fait longtemps que tu te passes de mon avis pour faire quelque chose!

Saylan se releva sur un coude et me regarda :

_ Je ne cherchais pas la dispute Christian, continua-t-il d'une voix un peu tremblante. "Je voulais juste ton avis. Est-ce que tu crois que…

_ Je n'en sais rien!

Tandis que je repoussai ainsi Saylan, je me souvins de nos retrouvailles, un an auparavant. Il avait été si froid. Il m'avait fallu si longtemps pour le mettre en confiance. Ca avait été dur d'entrer dans son cœur. Et maintenant…

_ Ca a été un peu difficile ces derniers temps, non?, tenta de nouveau Saylan tout en luttant pour rester calme. "C'est dommage de se disputer sans cesse. Je sais que c'est aussi de ma faute, mais…

_ Ca tu peux le dire!

Saylan se mordit les lèvres, et se laissa retomber sur le dos. Ca faisait longtemps qu'il n'avait pas été aussi conciliant avec moi, mais je n'en avais que faire. Sa simple présence suffisait à m'agacer au-delà de toute limite.

_ Chris, insista-t-il, posant à nouveau la même question sans me regarder, "Est-ce que tu veux vraiment que je retourne chez mon oncle?

J'avais entendu le tremblement dans sa voix, mais je ne répondis pas. Saylan se leva et monta se coucher sans insister, dans sa chambre, pas dans la mienne. Le lendemain, il était revenu à sa bonne vieille personnalité moqueuse habituelle, la personnalité qu’il arborait à l’école, et ne s'en départit plus devant moi. Ce fut quelques temps plus tard que je me rendis compte de mon erreur. Ce fameux soir où je l'avais envoyé paître avait été la goutte d'eau faisant déborder le vase. Saylan avait tenté de recoller les morceaux une dernière fois, et devant son échec, laissait tomber. Et autant la confiance et l'amitié qu'il avait en moi m'avaient permis, ces derniers mois, d'avoir la main haute sur lui (c'est-à-dire de le garder dans de bonnes dispositions), autant son soudain revirement inversa la tendance. A présent, je me retrouvai comme un an auparavant, tremblant de peur à la moindre de ses phrases. Il semblait ne me témoigner plus aucune considération, et ne se gênait pas pour faire des allusions à ma malheureuse attraction envers lui. Il s'en servait même, à l'occasion. Je me retrouvai entre ses mains, jouet, pantin, poupée, parce que m'avoir vu ainsi briser notre étrange et fragile relation avait mis Saylan hors de lui, et qu'il était bien décidé à me le faire payer. Pour réagir ainsi, avec autant de violence, il avait dû être sincèrement attaché à moi, peut-être un peu amoureux. Ca ne me consolait pas beaucoup.

Une fois de plus, il me faisait tourner en bourrique, mais avec une habileté beaucoup plus grande que ce que j'aurais cru possible. Ce qui m'acheva, ce fut quand il cessa presque de fréquenter ma maison, pour aller loger je ne sais où. Il retourna même chez son oncle.

Maintenant que j'y pense, ça ne dut pas être facile pour lui. Que dis-je, ce devait être bien pire pour lui que pour moi. Il se sentait blessé par mon attitude à son égard, et décida de choisir une peine plus physique, celle des coups de son cousin, pour éviter la mienne.

Au bout de quelques semaines de séparation, bien sûr, les choses changèrent. Je suppose que je lui manquais un peu. A moi, il manquait énormément. Et bien sûr, comme nous nous aimions malgré tout tous les deux (quoique d'un amour différent), malgré nos disputes et mes mots durs, une sorte de paix fut conclue. Mais autant dire que Saylan avait bien insisté pour que nous nous séparions. Les rares fois maintenant où Saylan venait passer une soirée ou une nuit chez moi, nous arrivions à parler normalement, en véritables amis. Saylan, malgré tout, me faisait toujours confiance. Il savait qu'il pouvait compter sur moi s'il en avait besoin. Et je sentais aussi qu'il m'aimait toujours, malgré son attitude souvent désinvolte à mon égard. Parfois, au détour d'une méchanceté, il avait un sourire ou une phrase qui… Et je parvenais à faire bonne figure. Nous arrivions toujours à passer de bons moments ensemble, les meilleurs moments de ma vie. Nous avions fait plusieurs sorties, vers la fin du printemps, qui s'étaient très bien passées. Saylan avait ri, avait été très gentil, et moi de même. Plus que jamais, nous étions condamnés à rester de simples amis. Le tout… le tout, c'était juste que nous ne nous voyions pas trop souvent. Par contre, je ne pouvais m'empêcher de lui faire des cadeaux, surtout des CD, car il adorait la musique. Il les acceptait néanmoins avec réticence, comme par exemple une fois :

_ Tiens Saylan, c'est pour toi, lui dis-je.

Saylan prit le CD d'un air suspicieux, avant de jeter un coup d'œil sur le titre ou le nom du chanteur.

_ Encore un?, se contenta-t-il de lâcher.

_ Si celui-là ne te plaît pas, essayai-je lamentablement, "Je peux toujours le faire changer.

_ Si si, ça va, dit-il tout en regardant l'objet sous toutes les coutures comme s'il avait été piégé. "Ce n'était pas la peine. Tu ne devrais pas.

_ Ca me fait plaisir. Mais si tu préfères autre chose…

Parfois, je devenais prêt à n'importe quoi pour le faire rester un peu plus longtemps à mes côtés ou le faire sourire. Même si c'était en général voué à l'échec.

_ Non. C'est bon.

_ Tu dois en avoir toute pile maintenant, non?

_ Hein? Une pile de quoi?

_ De CD, expliquai-je tout en essayant de ne pas passer trop pour une andouille. "Depuis le temps que je t'en offre, tu dois en avoir pas mal, non?

_ Hum hm.

_ C… Ca te dirait de venir à la maison ce soir? J'ai trouvé…

_ Non non, coupa Saylan, "Je ne peux pas ce soir. La semaine prochaine, on verra.

Puis, pour atténuer ses paroles, il m'embrassa sur la joue et me glissa à l'oreille :

_ Mais merci quand même, hein!

Et telle était la situation lorsque les grandes vacances arrivèrent. Saylan avait réussi son bac français haut la main (il avait beaucoup travaillé histoire que je n'aie même pas ça comme prétexte pour le voir), et je le voyais peu. Nous avions fêté ses 17 ans ensemble, mais depuis, plus rien. Ca faisait quelques temps que je voyais qu'il n'allait pas très bien. L'idée de devoir passer ses vacances enfermé avec Marc le terrorisait, mais il serait allé au massacre tête baissé plutôt que de revenir chez moi pour plus de quelques jours. La dernière fois que je l'avais vu, il avait eu l'air en mauvaise santé, et de très mauvaise humeur. Au vu de ce qui l'attendait, ça, je pouvais le comprendre. Quand l'ambiance devenait trop insupportable chez lui, il faisait un saut chez moi, et j'étais toujours heureux de l'accueillir. Etant donné que nos relations ne s'étaient pas dégradées, je caressais l'idée de le pousser à revenir chez moi.

Quand l'imprévisible arriva.

Cela se produisit au mois d'août, au cours de l'une des journées les plus chaudes de cette fin d'été. Je me demandais justement où Saylan avait bien pu disparaître, n'ayant pas eu de nouvelles depuis un certain temps. Quand un après-midi, il sonna à ma porte. Jusque là, rien de particulier. Mais voilà : il était mal en point, et surtout, il n'était pas seul.

La présence d'un autre garçon me sauta au visage, mais l'état de Saylan m'inquiétait plus. Il avait l'air de sortir de l'hôpital, et était dans un drôle d'état. Il était pieds nu. Quant au garçon à côté de lui, il n'avait pas de chemise. Saylan la tenait roulée en boule, sanglante, dans sa main droite.

_ On peut entrer, affirma plus que ne demanda Saylan, et, habitué à ce ton de voix, je le laissai passer, non sans fusiller du regard son compagnon. C'était un garçon de son âge, pas excessivement grand mais étonnement bien bâti, avec un visage aux trais volontaires, dessinés avec une netteté presque insupportable, des cheveux en bataille aussi noirs que ses yeux, qui ne cillèrent à aucun moment et me détaillèrent sans indulgence. Puis son regard revint se poser sur Saylan, et ne le lâcha plus. Ils s'assirent tous les deux sur le canapé, et je sentis mon cœur se serrer devant l'inévitable. Je connaissais Saylan. Je le connaissais mieux que personne. Il tentait d'être discret, mais la façon dont il regardait ce garçon… la façon dont il s'était collé à lui en s'asseyant, presque cuisse contre cuisse… ça ne me laissait aucun doute. Dès que j’aurais le dos tourné, la main qu’il posait négligemment sur le canapé remonterait sur la cuisse du mystérieux garçon. Et en plus, Saylan me vouvoyait. A contre cœur, je m'éclipsai pour aller leur chercher des boisson, le poids du monde entier sur les épaules, et un désespoir grandissant au fond du cœur. La tension entre ces deux là m'était presque insupportable, comme s'ils allaient se sauter dessus d'un moment à l'autre. Saylan, qui me traitait comme un moins que rien depuis qu'il était entré, me présenta le garçon comme un ami, et me dit son nom : Alexandre. Mal à l'aise, je décidai de jouer le tout pour le tout et de le congédier le plus vite possible. Il n'était pas idiot, il comprit tout de suite. Saylan avait décidé de rester chez moi ce soir, et j'étais obscurément satisfait qu'il ne soit pas rendu chez ce nouvel ami (d'après leurs silences, ils ne se connaissaient pas depuis longtemps). Celui-là… je ne savais pas quelles étaient ses intentions à l'égard de Saylan, à part le mettre dans son lit aussi vite que possible : il avait eu l'air inquiet pour Saylan, presque protecteur, comme s'il avait eu des sentiments sérieux pour lui. La part rationnelle de mon être tenta de s'en réjouir, tandis que l'autre, l'irrationnelle, enfla de jalousie. Et Saylan avait l'air tellement… tellement métamorphosé par cette rencontre avec cet Alexandre… Si celui-ci était amoureux, nul doute que Saylan répondrait avec enthousiasme, et que je ne le reverrais plus avant longtemps… si je le revoyais encore. Cette pensée m'emplit d'effroi. Ne plus voir Saylan, malgré sa dureté et nos disputes, je refusais de l'envisager.

Lorsqu'enfin nous fûmes seuls, je tentai d'arracher quelques mots à Saylan qui, vautré sur le canapé, ne m'écoutait pas et gardait les yeux dans le vague.

_ Tais-toi donc!, me jeta-t-il à un moment, "Tu ne vois pas que je réfléchis?

Pourtant, j'allais m'asseoir à ses côtés, et il s'écarta pour ne pas être écrasé.

_ Il te plaît beaucoup, non?

Saylan tourna enfin son regard vers moi, et ses yeux étaient rêveurs :

_ Il est gentil, se décida-t-il à dire.

_ Mais, continuai-je avec insistance, "Tu es sûr que c'est quelqu'un de… hmm… à qui on peut faire confiance? Il avait l'air un peu agressif, non?

Saylan me jeta un regard noir, et décréta, me renvoyant à mes moutons :

_ Et qu'est-ce que ça peut bien te faire?

Il posa sa tête entre ses bras repliés, et ne s'occupa plus de moi pendant l'heure qui suivit, tout à ses pensées. Pendant ce temps, en moi, plusieurs sentiments faisaient surface et s'affrontaient. Je n'étais ni peiné pour moi, ni heureux pour Saylan : je me trouvais simplement perdu dans un malstrom de pensées désagréables et douces-amères. Ces deux dernières années, Saylan avait été mon point fixe, mon repère, et ce repère allait disparaître. Sans lui, ma vie me paraissait bien froide et bien inutile. Sans but.

Il fallait que je sache. D'un pas décidé, j'allai à lui. Il regardait la télé, profondément absorbé par ce qu'il voyait, si bien qu'il ne m'entendit pas approcher. Je m'assis à côté de lui, et il tourna la tête pour voir ce qui n'allait pas. Maintenant, son regard était bien plus doux que ce qu'il avait été les dernières fois que nous nous étions vus. Je passai un bras autour de lui, et doucement, il posa sa tête sur mon épaule, serein. Il lui arrivait de faire cela, parfois. Nous sommes restés ainsi plusieurs minutes, en silence, Saylan à nouveau tout à son émission. Je voulais lui parler, lui demander de ne pas m'abandonner, de ne pas me priver de sa présence. Mais depuis le temps, Saylan savait me lire, et le poids rassurant de son tête sur mon épaule suffisait à me dire qu'il ne comptait pas me laisser seul. Cependant, je ne pouvais m'empêcher de vouloir une réassurance de sa fidélité. Soudain, ne pouvant m'en empêcher, je l'embrassai sur la joue, et à ma grande surprise, il ne se recula pas.

_ Ne fais pas ça, dit-il simplement sans détourner son regard de l'écran.

Je défis sa petite queue de cheval, et ses cheveux tombèrent sur ses épaules, me chatouillant le nez. Je l'embrassai à nouveau, et cette fois-ci, il se retourna pour me faire face.

_ Ne fais pas ça, répéta-t-il de nouveau, mais avec moins de conviction que je ne l'aurais cru.

_ Je me peux pas m'en empêcher, avouai-je, et il rit, un peu nerveusement.

_ A ce point? Ca devient grave alors!!

_ Tu ne sais pas à quel point… J'ai tellement peur de cet…

J'allais faire l'aveu le plus coûteux pour ma fierté, et prononcer le nom de cet Alexandre, quand Saylan m'en épargna la peine. Il rit quelques secondes de ma mine déconfite, et tout d'un coup il fut dans mes bras, docile et tendre comme il l’avait été seulement au début. Cependant, je ne parvenais pas à me réjouir. Tout cela ressemblait beaucoup trop à un cadeau d'adieu, choisi instinctivement, donné avec négligence, sans y penser. Après tout, pour lui, le sexe ne portait pas à conséquence. Et quand je me réveillai le lendemain matin, j'étais seul : Saylan était parti. C'était tout lui : pensant me faire plaisir, il avait juste rajouté de l'huile sur le feu. Et je n'en étais que plus malheureux.

Commença alors une période "sans Saylan". Lorsque je le voyais, bien trop rarement à mon goût, il était escorté d'Alexandre qui, s'il me témoigna au début une certaine froideur teintée de méfiance, s'adoucit rapidement, sans doute grâce aux serments en tout genre de Saylan. Et Saylan, fidèle à son habitude, ne me tutoyait jamais devant quelqu'un d'autre. Avec Alexandre, je ne peux pas dire que je me sois senti vraiment tout à fait en confiance, et c'est sans doute réciproque. Il n'a aucune preuve de mes sentiments pour Saylan, mais il soupçonne. Comme je l'avais pensé dès notre première rencontre, c'était un garçon intelligent. De toute façon, je ne parvenais pas à lui en vouloir longtemps de m'avoir pris Saylan : depuis qu'ils étaient ensemble, celui-ci était plus ouvert, plus souriant que jamais. Il avait même repris contact avec Pierre et Isabelle, et je les revis tous deux avec un plaisir non feint. De temps en temps, lorsque nous étions seuls, je tentai de le séduire à nouveau, mais, à part en une ou deux mémorables occasions, il me repoussait sans ménagement, l'air de dire : "Je t’ai déjà donné ce que tu voulais, alors maintenant lâche-moi!!" Oui mais Saylan, ce n'est pas juste après ton corps que j'en ai. Mais c'est cependant la seule chose que je puisse avoir.

Tandis que Saylan roucoulait avec Alexandre et que je me morfondais dans mon coin, pourtant, les choses ne s'arrangeaient pas chez l'oncle. Marc, qui avait surpris les deux tourtereaux, battait Saylan comme plâtre dès qu'il le voyait, et ce fut au cours de cette période que le pauvre garçon connut quelques séjours à l'hôpital. Oh, pas pour des choses très graves, mais régulièrement. Tous, moi, Alexandre, Pierre et Isa, nous voyions venir le jour où Marc le laisserait sur le plancher, avec quelque chose de plus sérieux qu'un os cassé. Alexandre en bouillait littéralement de rage, d'autant que Saylan fidèle à ses bonnes vieilles habitudes, minimisait sans cesse la violence qu'on lui faisait. Ce petit manège dura pendant plusieurs mois, jusqu'à ce que, au détour d'une rue, Alexandre et Isabelle tombent sur Marc. Je n'ai jamais réussi à savoir exactement ce qui s'était passé, mais l'affaire avait bien failli se terminer au poste. Après tout, ils s'étaient battus en pleine rue, Marc et Alexandre, bien sûr, mais Isabelle y avait mis du sien elle aussi (ça faisait longtemps qu'elle attendait ça!). Suite à ça, Saylan n'osa plus remettre les pieds chez lui, et, ce fut Alexandre, qui, dans un accès de colère, dut quasiment le traîner là-bas pour tirer les choses au clair. Je ne sais pas comment s'est déroulé la confrontation, mais Saylan en est sorti absolument effondré, et persuadé que Marc allait le découper en petits morceaux dès qu'il le reverrait (sans doute pas loin de la vérité). Résultat, pendant toute cette dernière année de lycée, alors qu'ils étaient censés préparer le bac, ces quatre-là, Pierre, Isa, Saylan et Alexandre, passèrent leur temps à tenter de trouver des moyens pour éviter une nouvelle confrontation, et si possible, définitivement. Saylan s'obstinait à défendre sa famille contre vents et marées, quand Alexandre apporta la solution. Il avait, après de nombreuses tractations, réussi à convaincre ses parents de lui louer un petit studio en ville, où Saylan viendrait habiter avec lui, bien entendu. Saylan avait sauté de joie. Patrice ne demandait plus qu'à le voir une fois de temps en temps histoire de s'assurer qu'il était toujours vivant, il n'y avait donc aucun obstacle à son emménagement là-bas… si ce n'était que la famille d'Alexandre ignorait tout de Saylan. Cette réserve que je formulai fut balayée d'un geste désinvolte par Saylan et Alexandre. Pour la famille d'Alex, ils aviseraient après. De toute façon, ça ne pouvait pas être pire que ce qui s'était passé chez Saylan!

L'année scolaire arriva à sa fin, et tout le monde l'accueillit avec un soupir de soulagement. Elle avait été éprouvante. A ma grande joie, les quatre amis obtinrent leur bac du premier coup. Je savais que l'année suivante, Saylan et Alexandre allaient rentrer dans la même classe préparatoire. Saylan avait bien joué son coup, et réussi à conserver des bonnes notes malgré sa situation difficile. Nul doute que la perspective de se retrouver dans la même classe qu'Alexandre avait été une motivation suffisante.

En juin, Saylan avait eu 18 ans. Désormais majeur, il avait touché l'héritage de ses parents, pas grand chose, mais mieux que rien. Il était venu me demander conseil à ce propos, ne sachant faire de ce qui pour lui était une somme importante. Les choses s'arrangeaient pour Saylan, mais je me sentais toujours aussi misérable, aussi dépendant de lui. J'avais l'impression de ne vivre que pour les quelques bribes de présence qu'il m'accordait, et ses caresses encore plus rares, si rares qu'elles en paraissaient accidentelles. Après tout, j'aurais dû déjà être content qu'il consente à toujours supporter ma présence et mon désir alors que lui avait trouvé le grand amour.

Eh bien, ça ne me consolait absolument pas!!!

Le temps passa, passa encore… rien ne semblait plus devoir changer dans nos relations. Saylan ne venait plus passer la nuit chez moi. Alexandre n'aimait pas ça (je comprenais). Je le voyais une ou deux fois par mois, pas plus. Le seul avantage à le voir si peu était qu'étant donné que c'était lui qui déterminait le jour et l'heure de nos rendez-vous, il était à peu près de bonne humeur, et content de me voir. Ce n'était pas pour ça qu'il me laissait le toucher - c'était très rare- , mais c'était un autre problème. Quant à sa famille… eh bien, rien ne se passa pendant un bon bout de temps, jusqu'à ce que à peu près un an et demi plus tard, Patrice et Marc décident de flanquer définitivement Saylan à la porte.

Saylan le prit très mal. Lui qui essayait tellement de maintenir une illusion de famille normale, il ressentit cela comme une humiliation, en plus des désagréments matériels que cela posaient : je savais que Saylan ne reviendrait pas chez moi, il était donc définitivement installé chez Alexandre. Je me souviens très du jour, ou plutôt du matin où il m'annonça ça. C'était un samedi, très tôt, vers 6 heures du matin. Je me levai tôt pour être à l'heure au lycée donner mes cours, et je me réjouissais déjà à l'avance de l'après-midi à venir. Saylan ayant été particulièrement méchant ces derniers temps avec moi, il avait promis de venir et de partir avec moi en balade toute la journée, pour se faire excuser. Il était même d'accord pour passer la nuit quelque part si nous allions trop loin (inutile de dire que j'avais choisi un chemin de randonnée trèèèès long). Alexandre ne devait pas être au courant, sinon, il aurait voulu venir. Je me demandais quelle excuse trouverait Saylan pour lui dire qu'il ne rentrerait pas, et je m'en fichais pas mal. J'étais vraiment ravi. Du moins, j'étais ravi jusqu'à ce que le téléphone sonne. Saylan.

_ Salut, c'est moi!, dit-il d'un ton endormi, très bas, comme s'il ne voulait pas qu'on puisse l'entendre.

Je l'imaginais très bien, tassé dans un coin près du téléphone, les cheveux dans les yeux.

Nous avons discuté pendant quelques minutes avec entrain, quand soudain il m'annonça qu'il ne venait plus. Cause : il était mis à la porte. Il devait régler ça. Je comprenais son problème, mais cela ne m'empêcha pas de me mettre en colère. Après tout, j'attendais cette journée depuis si longtemps!! J'avais tout prévu : le matériel de randonnée, l'hôtel, tout. Et voilà que tout était à l'eau. Je protestai, et Saylan me coupa, contrarié. Le ton de la conversation monta rapidement, et je me montrai mesquin :

_ Tu viens d'inventer tout ça pour éviter de passer la journée avec moi? Tu pourrais être honnête et me le dire et

_ Essaie donc de comprendre, insista désespérément Saylan

_ allez va, je sais bien ce que tu penses!

_ Mais non. Ce n’est pas… Ooooh… Je ne veux même pas en parler. Tu m’embêtes.

_ Je t'embête, je t'embête… c'est pas ce que t'as toujours dit! Tu me fais toujours passer après, n'importe qui est plus important que moi pour toi!! Ca me fait mal au cœur que tout soit bon pour éviter de me voir!

J'étais injuste, et je le savais.

_ Je t’ai dit que je ne voulais pas en parler, reprit Saylan. " J’ai… je ne peux pas aujourd’hui, c’est tout. Il faut absolument que je règle ce problème avec Patrice. Tu veux que je sois à la rue, c’est ça ? Et puis je te signale que de toute façon, j’ai du travail. C’est quand même dingue que ce soit à moi de te dire ça ! Je sais bien que tu avais prévu quelque chose de spécial aujourd'hui, mais j’ai pas choisi non plus d’être mis à la porte par mon oncle hier soir! Ca a été dur de te joindre, alors si en plus tu…

_ Et si en plus je quoi? Tu vas me dire que maintenant c'est de ma faute! De tout façon, depuis que tu as rencontré Alexandre, t'es plus pareil. Plus du tout. Tu te moques de moi et de l'amour que…

_ Si c’est ce que tu crois, coupa finalement Saylan, définitif, " Ce n’est même pas la peine qu’on se revoit.

Et il raccrocha.

Ce coup de fil me harcela toute la journée. Ce n'était pas la première fois que nous nous disputions, bien entendu, mais Saylan avait sonné si… si sérieux. Affolé, je tentai de le joindre plusieurs fois, chez Alexandre, chez Pierre, laissant ma fierté de côté. Quand finalement je réussis à l'avoir, il se montra froid, mais accepta de passer chez moi pour qu'on s'explique. Lorsqu'il arriva, en fin de journée, il avait fatigué. Il me parla tout d'abord du frère d'Alexandre, un garçon agréable mais un peu pataud d'après lui. Je l'écoutai sans répondre, distrait. Je n'avais qu'une envie, le prendre dans mes bras, et me mettre à pleurer. L'aimer tant et le savoir si hors de portée… c'était terrible. Une fois le récit de sa journée et de ses déboires déballé, il se tut, et vint s'asseoir plus près de moi :

_ Et toi? Ca va mieux?

Je hochai les épaules, incapable de dire quelque chose. J'avais tellement besoin de son réconfort, et je n'osais pas le lui demander. J'avais déjà essuyé trop de refus, trop de paroles blessantes. Méritées ou non.

Saylan se gratta la tête, semblant un peu gêné, une fois n'est pas coutume.

_ Je suis désolé, finis-je par murmurer. "Je n'étais pas moi-même ce matin. On aurait dit une dispute de vieux couple.

Saylan sourit :

_ N'est-ce pas un peu ce que nous sommes?

Il me quitta tard, cette nuit-là, encore trop tôt à mon goût. Je le raccompagnai chez lui, encore un peu alangui par sa chaleur. Je le vis disparaître chez Alexandre, sans un signe d'au revoir.

Après cette soirée, je fus un certain temps sans le voir, mais finalement il me téléphona, me demandant (non, me sommant) de venir l'aider à transbahuter ses affaires jusque chez Alexandre. Finalement, il quittait définitivement la maison de son oncle. C'était plutôt une bonne chose. Saylan m'avait également demandé s'il pouvait laisser quelques affaires chez moi. L'appartement d'Alexandre était trop petit pour entasser autant de choses sans éveiller l'attention de sa famille. Saylan m'avait également dit qu'Alexandre était malade. Comme il n'aimait pas dormir dans une maison vide, est-ce qu'il pouvait venir dormir chez moi? Visiblement, il tenait toujours à se faire pardonner la dispute de l'autre jour, et je me rendis tout guilleret au rendez-vous. Je n'étais pas préparé à ce qui m'attendait : un Saylan très énervé, et un clone d'Alexandre.

_ Hervé, le frère d'Alex, me précisa Saylan dès que je descendis de voiture.

Incroyable comme ces deux frères se ressemblaient! Et visiblement, la ressemblance n'était pas que physique : le jeune garçon ne quittait pas Saylan des yeux! Celui-ci, pourtant, ne trahissait à son égard qu'une indifférence dont j'avais souvent moi-même fait les frais. Je chassai cet Hervé de mon esprit, et ainsi sembla faire Saylan, qui lui adressa à peine trois mots durant le trajet jusqu'à chez Alexandre. Saylan ne tarda pas à le planter sur place, le congédiant avec son habileté ordinaire. Et il ne resta plus que nous deux. Pas assez de temps, hélas, jamais assez! Saylan repartit beaucoup trop tôt, comme à chaque fois. Et comme à chaque fois, je me retrouvai seul, un sentiment amer au fond du coeur. Je m'apprêtai à affronter une journée de plus. Une longue, longue journée, comme toutes celles où Saylan n'était pas là. Pourquoi n'arrivai-je pas à m'y habituer?

Vers la suite de l'histoire principale

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