Pas de Titre ! ! ! ! !

 

  

Thomas posa sa plume sur la petite table en bois, l’un des uniques meubles de la minuscule chambre qu’il occupait sous les toits. Il écrivait maintenant depuis plusieurs heures et son poignet le faisait horriblement souffrir. Il tenta de relire ce qu’il venait d’écrire mais ses yeux, fatigués par le mince éclairage de la bougie, refusaient de déchiffrer l’écriture fine et serrée qui recouvrait la page jaunâtre.

 

Alors il se leva et pour détendre ses jambes engourdies, fit les cents pas entre la table, la chaise, la commode et le lit. La vue de cette pièce le dégoûtait. Les murs étaient sales et suintaient d’humidité, le parquet pourrissait et il n’était pas rare de voir s’y balader un rat, un cafard ou tout autre parasite et l’odeur qui s’en dégageait lui rappelait celle d’un cachot, lieu qu’il détestait par-dessus tout.

Mais même s’il avait voulu, il n’aurait pu trouver un autre endroit plus accueillant, il n’en avait pas les moyens. Il s’estimait déjà heureux de pouvoir se payer une chambre ou dormir alors qu’il y avait tant de malheureux qui n’avait que la rue pour seul foyer. Il avait pendant longtemps fait parti de ceux là... et d’ailleurs il ne doutait pas qu’à tout moment il pouvait y retourner.

La rue... Les rats... Les ordures... Il connaissait bien toute cette misère. Il n’y était pas né mais y avait tant vécu. Pourtant, pour lui, tout cela valait mieux que la prison, mieux que de perdre sa liberté.

-Quelle liberté ai-je de toute façon ? Lança-t-il ironiquement, le son de sa voix raisonnant étrangement dans le silence ambiant.

Il ne s’était jamais considéré comme quelqu’un de fondamentalement malhonnête, mais il fallait bien vivre. L’encre et le papier, ses seuls moyens de subsistance, n’étaient pas donnés, quant à la nourriture, il s’était toujours débrouillé avec les moyens du bord.

Il n’avait pas honte d’avoir volé quand il n’avait plus eu d’autre solution. Il se voyait juste comme une autre victime du système. Il n’avait pas non plus honte d’avoir vendu son corps à de nombreuses reprises. Il savait qu’il était loin d’être laid et après tout quelle honte y’avait-il à se vendre quand il ne nous restait plus rien d’autre ?

Mais désormais, grâce à tous ces sacrifices, il parvenait peu à peu à s’en sortir, à se payer une chambre et de quoi écrire, quant à la nourriture... Elle n’était que secondaire. Il avait cependant conscience que tout pouvait très rapidement s’arrêter, que les rares feuilles de chou qui acceptaient parfois, moyennant un cachet de misère, de publier certains de ses articles et autres courtes nouvelles, pouvaient sans autre forme de procès, le rejeter et que du jour au lendemain il pouvait retourner dormir au coin d’une rue, emmitouflé dans une veille toile de jute.

Réprimant un sourire cynique, il ouvrit la fenêtre rendue opaque par la crasse incrustée depuis des années et s’y accouda. Au loin les usines crachaient de lourdes fumée d’un noir profond dans le ciel déjà assombri de nuages.

Les usines... Le symbole de la nouvelle société. Malgré toutes ses difficultés pécuniaires, Thomas avait toujours refusé d’y travailler. La bas, les hommes, les femmes et même les enfants avaient été réduits au quasi-esclavage, tout ça pour un salaire minable. Ils y travaillaient du matin au soir et la nuit étaient parqués dans de sordides cabanes de bois. Et certains osaient appeler ça l’évolution...

Thomas laissa échapper un soupir amer. De toute façon il ne pouvait rien y faire. Il n’était pas vraiment un combattant pour la liberté et n’en avait guère l’intention. Sauver sa petite personne était déjà une tache bien suffisante.

Son regard se détacha enfin des énormes blocs noirs pour se poser sur la portion de la ville qui lui était plus proche. Partout de vieilles baraques de pierre décrépites de deux ou trois étages au toit d’ardoises dans lesquels de pauvres gens vivaient de pauvres vies. Les riches propriétés se trouvaient bien loin de la, à l’extérieur de la ville, de grandes villas entourées de jardins propres et soignés. La plupart étaient possédées par des nobles, des propriétaires d’usine ou des armateurs, des gens que Thomas avait fréquenté dans son enfance et dont il ne gardait à présent un vague souvenir. Désormais sa vie c’était la ville, sombre et triste et le port, si inquiétant dès la tombée de la nuit.

Le port était vraiment le centre de tout par ici. C’est la qu’arrivaient les marchandises qui alimenteraient tout l’arrière pays, de la que partaient tous les grands navires dont les voiles blanches symbolisaient la liberté pour ceux bloqués à terre. C’était la source de toute richesse, de tout espoir. Sur les quais on rencontrait toute sorte de gens. Des marins bien sur mais aussi des aventuriers en escale, des bandits en fuite, des étrangers en balade, de pauvres hères en quête d’un rêve. C’était ces gens insolites que Thomas aimait rencontrer, avec qui il aimait discuter et sur lesquels il écrivait articles et récits.

L’appel de l’océan et les rêves qu’il véhiculait, Thomas n’y était guère sensible. Malgré son jeune age, il ne croyait plus en l’espérance, il avait rencontré tant de gens broyés par la désillusion. Il savait qu’il ne pouvait compter que sur sa seule volonté, l’espoir menait à la défaite. Mais approcher ceux qui y avaient cru, connaître leur histoire, c’était cela qui le motivait. Il avait bien sur parfaitement conscience que l’époque ne favorisait guère les récits humains et qu’il n’avait que très peu de chance de faire fortune grave à cela mais peu lui importait. Il avait toujours eu pour devise de garder sa liberté et son indépendance et cela même si ca lui coûtait de ne pas finir ses jours dans une somptueuse villa luxueusement meublée aux cotés d’une tendre épouse et de charmants enfants.

Au bout de quelques minutes, Thomas se décida à refermer la fenêtre. Certes, il connaissait désormais la vue par cœur et l’odeur glauque qui remontait du fond de la ruelle était des plus putrides mais il aimait malgré tout contempler ainsi de haut la ville, quand les lumières dorées des bougies dans le crépuscule gris lui donnait un aspect plus humain. Il était maintenant temps pour lui d’aller se mêler à la population portuaire, histoire de voir s’il pouvait en tirer quelque chose.

Il prit son vieux manteau râpé qui se trouvait comme toujours posé négligemment sur la chaise et glissa dans la poche intérieure un petit encrier, une vieille plume rouillée et quelques feuilles gondolées par l’humidité. Il ne lui en restait d’ailleurs presque plus et il devrait bientôt penser à en racheter.

Avec quel argent ? Se demanda-t-il immédiatement.

Mais haussant les épaules, il se dit qu’il trouverait bien une solution le moment venu... Il trouvait toujours une solution. De toute façon prendre des notes lui était indispensable.

Il attrapa une vieille casquette brune sur le coin de la table et ramenant en arrière ses cheveux châtains foncés et un peu gras, se la vissa sur le crane.

De même qu’il allait bientôt lui falloir de nouvelles feuilles, il allait devoir penser a un peu se décrasser et se couper les cheveux maintenant jusqu’aux épaules. Mais comme toujours, il ne disposait pas d’un capital suffisant pour cela. Il avait déjà quelques mois auparavant fait la folie de s’acheter une lame pour se raser mais couper sa tignasse à l’aide d’un tel objet lui paraissait plutôt risqué.

Bahhh peu importe, conclut-il, quoiqu’il en soit tout le monde est dans le même état que moi.

Et il quitta la petite chambre.

 

 

*****************************

 

Thomas connaissait désormais par cœur les ruelles menant son immeuble au port et il aurait pu les parcourir les yeux clos. Le seul risque pour lui était de se prendre les pieds dans un malheureux dormant en plein milieu du passage ou de marcher dans un tas d’ordures putrides.

Son chemin était éclairé par la lueur des chandelles brûlant dans les appartements des rez-de-chaussées, le maire n’ayant visiblement pas jugé bon d’installer des systèmes de lanternes comme on en trouvait dans les beaux quartiers dans ces lieux uniquement peuplés de va-nu-pieds. Le bruit de ses pas était atténué par l’eau usagée qui recouvrait une partie de la voie ou couvert par les cris des hommes en colère, des enfants pleurant ou des rares charrettes tirées par des chevaux trop maigres. Quant à l’odeur... Il y était tellement habitué qu’il ne la sentait même plus, mais il se doutait que pour beaucoup elle aurait été nauséabonde, vieux relents de pourritures, d’excréments et de crasse.

Malgré cela la ville lui paraissait morte, peuplée de zombis, de corps sans âmes. Les maisons, grandes silhouettes de pierres noires, étaient pareilles à des tombeaux. Ce n’était qu’aux abords du port que la tristesse ambiante disparaissait pour laisser place à une même misère, à une même déchéance, mais cette fois ci dans une atmosphère festive.

D’un certain coté, Thomas trouvait cela encore plus malsain. Toute cette pauvreté tentant de se dissimuler sous la musique, les flonflons et l’alcool. Tout ce malheur se parant des atouts de la gaieté. Le centre ville au moins était honnête, livrant son vrai visage, même malade, à la vue de tous. Mais le port voulait encore se donner l’illusion que les hommes pouvaient être heureux.

Bien sûr, Thomas n’était pas dupe. Cette comédie, il la connaissait par cœur, il l’avait lui-même tant de fois jouée, parfois même avec bonne foi quand il s’offrait un bon repas ou qu’une jolie fille venait se glisser dans ses bras. Mais il savait au fond que tout cela était vain et que le bonheur d’une nuit devenait amertume le lendemain.

Il atteignit enfin le port. Celui ci était comme toujours encombré d’une faune de tous horizons. Sur les quais, des musiciens des rues jouaient de joyeuses mélodies pour des couples dansants, des acrobates, des avaleurs de sabres et des cracheurs de feu venus d’une lointaine contrée s’exhibaient devant les yeux émerveillés des passants. Dans les bars, les hommes buvaient, chantaient ou recherchaient une compagne pour la nuit. Partout des lumières de torches et de lampions semblaient repousser les attaques de la nuit.

Thomas se fraya un chemin au milieu des corps en sueur pour atteindre un petit établissement que le bruit n’épargnait pas. C’était toujours là qu’il se rendait pour dîner et que, accoudé au bar, il recherchait des sujets pour de futurs écrits.

Pourquoi ce bar parmi la dizaine d’autres qui bordait le quai ? Il ne le savait pas vraiment. Il était entré là une fois et l’ambiance, pourtant peu différente de celle des autres lieux, lui avait plu. Il avait petit à petit sympathisé avec le propriétaire qui ne manquait jamais de jouer les entremetteurs entre lui et les voyageurs les plus originaux.

Il poussa la porte de bois et entra. La salle était pleine et enfumée. Toutes les tables étaient occupées par de rudes gaillards alignant bière sur bière, avec souvent une pute gloussante sur les genoux. Dans un coin, un vieil homme jouait un morceau mélancolique sur un piano désaccordé mais le bruit des notes était couvert par le brouhaha. Du plafond pendait un immense lustre couvert de vieilles chandelles éclairant la pièce d’une lumière jaunâtre et presque irréelle. Enfin au fond, un escalier de bois menait aux chambres miteuses louées aux voyageurs peu fortunés.

Bousculant deux ou trois personnes, Thomas se dirigea vers la gauche jusqu’au comptoir derrière lequel Chris, le barman, essuyait quelques verres. Ce dernier, l’apercevant du coin de l’œil, laissa momentanément tomber son travail pour venir le saluer et faire un brin de bavardage.

-Alors Tom, l’appela-t-il de sa voix toujours bougonne, je peux faire quelque chose pour toi ?

 

Thomas laissa un sourire se dessiner sur ses lèvres. Chris avait vraiment une allure d’ours mais possédait un bon fond. Certes, comme tous les boutiquiers du coin, il trafiquait un peu par-ci par-là mais il valait certainement bien mieux que la plupart des types fréquentant son établissement. Thomas pensait bien un jour lui consacrer un de ses articles.

-Eh bien, finit par répondre Thomas, une bière ne serait pas de refus et puis s’il te restait aussi quelque chose à manger car je n’ai encore rien avalé.

Chris se contenta de hocher la tête, fit signe à Adeline, sa fille, qui travaillait comme servante pour lui, et servit la bière qu’il posa devant Thomas.

-Voilà pour toi Adeline va t’amener de quoi grignoter quand quelques minutes.

-Merci Chris, murmura Thomas en posant trois petites pièces de cuivre sur le comptoir.

Normalement le tarif pour un repas était bien plus élevé que ça mais connaissant la situation difficile dans laquelle Thomas se trouvait et s’étant pris d’affection pour le jeune homme dont les écrits l’avaient charmé, Chris lui faisait régulièrement crédit et n’hésitait pas à effacer l’ardoise lorsque celle ci se faisait trop lourde. Thomas se rendait bien compte qu’il profitait un peu de la gentillesse du barman mais il n’avait pas d’autre solution. Sa survie lui paraissait bien plus importante que son honneur, qu’il avait sans doute perdu depuis bien longtemps. Il décida d’interroger son ami au sujet des clients de la soirée.

-Dis-moi Chris, tu n’as remarqué aucun voyageur exceptionnel parmi tes clients ce soir ?

 

Chris sembla réfléchir quelques secondes avant de secouer la tête.

-Non, rien qui puisse t’intéresser. Je n’ai entendu que des discussions banales et sans grand intérêt. Mais demande à Adeline, à tourner autour des tables, elle fréquente plus de monde que moi.

Thomas acquiesça et Chris le quitta pour servir les autres clients qui commençaient à s’impatienter. Quelques instants après surgit Adeline qui déposa une assiette de soupe chaude et une cuillère devant lui. Thomas l’interrogea alors sur d’éventuels clients à interroger mais la jeune fille déclara, en rougissant légèrement comme elle le faisait toujours quand Thomas lui adressait la parole, qu’elle n’avait remarqué personne en particulier. Thomas la remercia et la laissa repartir à sa tache.

-Une soirée qui démarre de façon bien morne, pensa-t-il rapidement avant que son estomac criant famine ne l’oblige à se jeter sur sa soupe.

Il engloutit le potage tant qu’il était chaud, appréciant ce dîner frugal bien plus qu’il ne le méritait. Le liquide était quasiment sans goût, les légumes rares et la viande inexistante mais Thomas savait se contenter de peu et le fait de manger chaud lui apparaissait déjà comme une bénédiction.

Puis, une fois qu’Adeline l'eut débarrassé de son assiette, il entreprit, son verre de bière à la main, de faire le tour de la salle à la recherche d’un éventuel sujet d’article. Mais comme tous les soirs en ce moment, le bar n’abritait que de simples marins ou de vulgaires soldats sans histoire.

Au bout de plusieurs heures à entendre les mêmes banalités, Thomas s’assit dans un coin, le bar commençant à se vider ne lui laissant que l’embarras du choix, et commença à réfléchir à texte original. Il allait vraiment avoir besoin d’argent et si la réalité ne lui prodiguait pas matière à écrire, alors il allait devoir puiser dans la fiction.

Il sortit de sa poche son matériel et commença à noter quelques lignes. Mais il se retrouva bien vite bloqué. Son histoire ne le menait nul part et l’inspiration ne venait vraiment pas. Il poussa un long soupir, roula la feuille en boule et la jeta derrière le comptoir dans un coin que Chris réservait aux détritus.

Quel gâchis de papier, pensa-t-il amèrement.

Il devait vraiment faire attention à cela et ne plus noter n’importe quoi n’importe comment. Son encre, sa plume et ses feuilles étaient sa seule source de revenu et il n’avait guère les moyens d’en abuser.

Il posa la tête sur la table entre ses bras et réfléchit à ce qu’il allait bien pouvoir faire. La réalité était vraiment sa principale source d’inspiration alors que l’imaginaire le bloquait, cela faisait trop longtemps qu’il ne se permettait plus de rêver.

Il resta longtemps ainsi, se coupant de l’extérieur, n’entendant plus les bruits des chaises crissant sur le sol de pierre lorsque les clients se levaient pour quitter le bar, ne sentant plus l’odeur de graisse rance qui s’échappait de la cuisine toute proche, ne percevant plus le courant d’air froid qui s’engouffrait dans l’établissement à chaque fois que la porte était ouverte. Peut être même finit-il par s’endormir... Toujours est-il que la main qui se posa soudainement sur son épaule le fit vivement sursauter.

Complètement désorienté il se retourna, s’attendant à voir Chris lui annonçant la fermeture du bar. Mais à sa grande surprise, il se retrouva face à un homme d’une quarantaine d’année qu’il ne connaissait pas mais qui d’après sa tenue devait être un marin, voire même un officier.

Thomas lui jeta un regard interrogatif mais l’homme se contentait de le fixer de ses yeux bleus et perçants, comme pour le jauger. Thomas tenta bien de soutenir ce regard incroyable, enchâssé dans un visage rude et buriné, pas forcement beau mais hypnotisant et mis en valeur par une chevelure de jais tirée en arrière qui lui ondulait légèrement jusqu’aux épaules, mais il ne tarda pas à craquer, n’ayant jamais été très patient ni très doué pour ce genre de petit jeu.

-Qu’est-ce que vous me voulez ? Demanda-t-il d’une façon qu’il jugea lui même agressive.

L’homme lui sourit malicieusement avant de s’asseoir à ses cotés.

-J’ai juste eu l’impression...

Sa voix, extrêmement grave et profonde fit tressaillir Thomas qui tenta pourtant de ne pas le montrer.

-... Que tu étais un peu seul et désemparé, termina l’inconnu.

Thomas se contenta de hausser les épaules. Ce qu’il avait déchiffré dans les yeux de cet étranger l’avait suffisamment renseigné sur ce que désirait celui ci. Ce n’était pas qu’il n’était pas intéressé mais... L’homme le troublait vraiment beaucoup trop. Il se dégageait de lui une aura vraiment particulière, que Thomas n’aurait pas su décrire, à la fois fascinante et malsaine.

Devant le silence de Thomas, l’homme reprit la parole.

-Je m’appelle Lloyd Lewis, annonça-t-il avec un grand sourire, je suis le capitaine d’un navire qui vient d’accoster...

Thomas baissa la tête...

-... Et je me demandais si éventuellement cela te plairait que je te le fasse visiter.

Nous y voilà, pensa Thomas. C’est bien ce que je pensais. Une passe...

Cela faisait fort longtemps qu’il n’en avait pas fait, ses maigres économies lui ayant permis de vivre pendant un moment sans avoir recours à ce type de pratique. Mais là il ne possédait vraiment plus rien et finalement l’homme n’était pas désagréable... Bien moins que beaucoup de ceux avec lesquels il avait déjà passé la nuit.

Il ne dit pas un mot mais regarda le fameux Lloyd Lewis d’un air qu’il savait explicite puis se leva et se dirigea vers la porte. Il sentit les yeux réprobateurs de Chris posés sur lui, celui-ci n’aimant pas que son jeune protégé s’adonne à ce type de petit boulot, mais ne pouvant le sermonner car ainsi était faite la vie pour les pauvres gens d’ici, comme il le disait lui même souvent à propos de ses trafics. Adeline quant à elle se contenta de détourné la tête, espérant ainsi cacher ses larmes. Elle avait beau être une jeune fille, elle n’ignorait pas les pratiques du port.

Une fois à l’extérieur, l’air frais venant de la mer l’aida à un peu reprendre ses esprits. Ce Lewis semblait posséder une personnalité des plus singulières et Thomas tenait peut être là de quoi écrire un nouveau papier. Il commença à avancer sur le quai désormais désert à cette heure tardive. Voir ce lieu ainsi vidé de sa foule lui donnait toujours l’impression de se trouver à l’intérieur d’un rêve, sensation encore accentuée par la brume fantomatique qui s’élevait de la mer.

Comme il s’y attendait un bruit de bottes raisonna derrière lui sur les pavés et le rattrapa. Puis un bras se glissa autour de sa taille.

-C’est dans l’autre sens, murmura à son oreille la voix chaude de Lloyd.

Et Thomas laissa celui-ci le guider au milieu des diverses embarcations.

 

***********************

 

Ils marchèrent quelques minutes en silence, ne croisant personne d’autre que de rares chats et quelques crève-la-faim allongés à l’abri du vent derrière des caisses de marchandises.

Les navires se balançaient doucement sur la mer d’encre et leurs mats immenses semblaient se perdre dans le ciel brumeux, leur donnant des allures de vaisseaux fantômes. Thomas, pourtant peu froussard, en eut un frisson dans le dos et Lloyd en profita pour le serrer encore plus fort contre son corps étrangement chaud.

-Tu n’as pas trop froid ? Demanda-t-il doucement.

Thomas secoua la tête. Ce n’était pas le froid mais plutôt un genre d’angoisse qui le faisait ainsi trembler. C’était bien la première fois qu’un de ses clients le fascinait ainsi et il se demandait franchement dans quoi il avait bien pu s’embarquer.

-De toute façon, poursuivit son compagnon, nous sommes presque arrivés. Mon bateau est celui là-bas.

Il tendit le doigt vers un navire à trois mats, de taille plutôt moyenne, dont l’étrange figure de proue rappelait les gargouilles des cathédrales.

-Charmant, fit ironiquement remarquer Thomas.

 

Lewis sourit malicieusement avant de se défendre.

-Ca, ce n’est pas de ma faute. Ce bateau m’a été légué par mon père et je n’ai guère eu le cœur à changer d’emblème.

-Ce bateau est si ancien ? Il m’a pourtant l’air en bon état.

-Il est bien entretenu.

Ils s’engagèrent sur l’étroite passerelle craquante menant au pont mais un marin de garde, posté là, les empêcha d’avancer d’avantage.

-Halte ! Qui va là ? Demanda-t-il d’une voix rugissante.

Lloyd Lewis leva la main dans un geste d’apaisement et répondit tout simplement :

-C’est moi.

Le marin baissa la tête et bredouilla quelques excuses, prétextant que la brume lui avait masqué le capitaine, avant de s’écarter, l’allure soumise.

-Votre bateau est bien défendu, fit remarquer Thomas.

-C’est que, expliqua Lloyd en le serrant tendrement contre lui, je n’aime pas que n’importe qui monte à bord.

Ils traversèrent rapidement le pont, pressés d’enfin pouvoir se protéger du froid mordant. Des morceaux de verres crissaient sous leur pas et l’odeur de rhum était très intense. Le capitaine secoua la tête d’un air désespéré.

-Ces ivrognes, grogna-t-il. Ils ont encore profité de mon absence pour se soûler !

-C’est humain, constata simplement Thomas, fataliste.

-Je suppose, acquiesça Lloyd en soupirant. Après tout nos escales sont rares.

Thomas vit le début de cette conversation comme un bon point de départ pour en savoir plus sur le fameux capitaine qui le guidait à présent jusqu’à sa chambre.

-Et vous êtes dans quoi ? Interrogea-t-il. Le commerce ?

A sa grande surprise son interlocuteur éclata de rire, un rire fort et franc qui tranchait douloureusement dans le silence nocturne. Reprenant son calme et essuyant une larme au coin de son œil, Lewis répondit de façon énigmatique.

-On peut dire ça comme ça oui...

Le capitaine le fit descendre par un sombre escalier de bois. Ils traversèrent un couloir bordé de chambrées dans lesquels on pouvait entendre ronfler l’équipage avant de finalement se retrouver devant une porte plus massive et mieux entretenue que les autres.

-Voilà mes appartements, expliqua Lloyd en le faisant entrer.

Thomas s’était entendu à quelque chose de plutôt correct mais ce qui s’ouvrait à lui dépassait, et de loin, tout ce qu’il aurait pu imaginer.

La pièce était immense. A elle seule elle représentait bien plus de la moitié de la totalité de l’espace réservé aux marins. Quant à la décoration elle était somptueuse et si ce n’avait été le léger roulement des vagues, on aurait pu se croire dans un véritable appartement de luxe. Le parquet avait été recouvert d’épais tapis orientaux, les murs étaient ornés de toiles et autres tableaux. A gauche avait été posé une immense baignoire de faïence aux pieds dorés alors qu’à droite avaient été harmonieusement disposé un lit somptueux, couvert de coussins multicolores, une table de nuit en bois sculpté et un secrétaire aux nombreux tiroirs. L’un des murs était occupé par une immense armoire, devant sans nul doute contenir les nombreux costumes du capitaine et au centre on trouvait des divans et des fauteuils entourant une table basse sur laquelle était disposé un vase de cristal pleine de fleurs parfumant la pièce d’une odeur fraîche. Le tout était harmonieusement éclairé par des chandeliers fixés aux murs.

-C’est... commença Thomas, mais les mots lui manquait pour terminer sa phrase.

Pour lui qui vivait dans la misère la plus totale, un tel lieu était presque choquant. Il lui rappelait son enfance, quant il jouait seul sur les tapis épais du salon aménagé par sa mère. Ce fut une voix inconnue qui le ramena à la réalité.

-Je peux prendre votre manteau monsieur ?

Thomas se retourna pour faire face à un vieil homme, dont la tenue suggérait qu’il était le serviteur privé de Lewis.

-Votre manteau, insista encore l’homme.

-Oh oui, bien sur !

Thomas retira son vieux par-dessus et le tendit au serviteur qui tenait déjà à la main la veste du capitaine. Puis celui ci se dirigea vers l’immense armoire qu’il ouvrit avant de placer les vêtements sur des portemanteaux de bois.

Comme Thomas l’avait deviné, l’armoire contenait les tenues de Lloyd mais jamais il n’aurait cru celles-ci aussi pompeuse, brodées de dorures et chacune assortie à un chapeau paré de longues plumes blanches.

Devant le regard effaré du jeune homme, le capitaine éclata de rire pour la seconde fois de la soirée.

-Ce sont mes tenues de parades en quelque sorte ! J’évite de les porter à terre, elles ne sont pas assez discrètes. Mais sur mer, elles font un certain effet à mes hommes.

Thomas ne répondit rien, soudainement très mal à l’aise. Tout ici était trop bizarre et décalé. Certes, il cherchait bien un peu d’originalité et de piment à mettre dans ses articles mais là, il ne se sentait vraiment plus maître des choses et redoutait bien de ne jamais pouvoir arracher des détails intéressant à Lewis, un homme visiblement des plus intelligents.

D’un geste de la main, Lewis appela son serviteur qui arriva vers lui, les épaules basses en signe de soumission.

-Richard, vous me préparerez du thé...

Le serviteur hocha la tête.

-... Et vous ferez chauffer de l’eau pour le bain. Ce jeune homme a visiblement besoin de se décrasser.

Cette remarque inattendue fit rougir violemment Thomas qui n’était pourtant pas un habitué de ce type de réaction. Il se considérait généralement comme un homme blasé et cynique que rien ne pouvait atteindre mais ce soir il avait vraiment l’impression de se comporter comme le dernier des imbéciles.

Reprends-toi Thomas ! S’ordonna-t-il intérieurement. Tu n’as pas à te laisser dominer par ce type bizarre. Tu es venu ici pour un boulot et pour éventuellement trouver un sujet d’article alors ce n’est pas le moment de te relâcher.

Mais s’en tenir à une telle décision n’était pas une chose aisée, et bien que reprenant quelque peu son calme, Thomas se sentait encore incapable de parler longuement, voire encore moins intelligemment.

Lewis lui fit signe de prendre place sur l’un des divans en attendant l’arrivée de l’eau du bain. Ne sachant lequel choisir, Thomas s’assit de façon très raide sur le plus proche et baissa la tête, observant ses mains sales, ses ongles cassés et ses doigts tachés par l’encre.

-Et bien mon ami, commença Lloyd en prenant place en face de lui, ne soit pas aussi timide et faisons un peu connaissance. Dis-moi, quel est ton nom ?

Thomas tenta de prendre un air détaché et serein avant de répondre.

-Je m’appelle Thomas Gautier

Il lui arrivait parfois de mentir sur son nom à des clients mais le Capitaine Lewis lui inspirait trop de respect pour qu’il ose se livrer à cette supercherie.

-Et qu’est ce que tu fais dans la vie ?

-J’écris.

Lloyd ne put retenir une expression de surprise. Il ne s’était visiblement pas attendu à cela de la part d’un jeune homme qu’il venait de recueillir au fond d’un bar miteux.

-Et qu’écris-tu ?

Le timbre de sa voix prouvait visiblement que Thomas avait réussi à attirer l’intention de son compagnon. Il s’en sentait heureux d’une certaine manière. Lloyd Lewis n’avait pas l’air d’un homme qu’on pouvait facilement impressionner.

-Des articles, des nouvelles... Enfin tout ce que m’apporte l’inspiration.

-Alors que faisais-tu dans ce bar ?

-Je la cherchais.

Le capitaine leva un sourcil de surprise. Quelque chose venait de visiblement lui échapper.

-Qui ça ? Demanda-t-il

Thomas ne put retenir un léger sourire malicieux.

-L’inspiration.

Lewis laissa une fois de plus son rire remplir l’atmosphère et Thomas se détendit un peu. Au moins le courant entre les deux hommes passait bien et c’était déjà une très bonne chose.

-Alors, reprit le capitaine avec un grand sourire, je suis censé être ta muse de la soirée ?

 

Thomas rougit légèrement en imaginant Lloyd Lewis en muse pataugeant dans une rivière cristalline et se contenta de hocher la tête de manière quasi imperceptible.

-Alors écoute-moi bien mon garçon, ordonna Lloyd d’une voix soudainement glaciale.

Thomas leva la tête et fut surpris de trouver le capitaine penché en avant vers lui et le fixant de ses yeux perçants à la manière d’un prédateur. Il ne put retenir un frisson de peur... Oui, c’était presque de la folie qu’il décelait au fond de ce regard... En tout cas, quelque chose d’extrêmement malsain... De dangereux.

-Je ne suis pas homme à me dévoiler aussi facilement que ça.

Timidement, Thomas hocha la tête et s’enfonça dans sur son siège, comme pour mettre le plus de distance possible entre lui et ce sourire carnassier. Il sentait que de grosses goûtes de sueur s’écoulaient sur ses tempes et le long de son dos. Il espérait juste que ce détail échappe à son interlocuteur.

Puis ce dernier parut se détendre et laissa de nouveau entendre son fabuleux rire.

-Pas la peine de prendre cet air apeuré Thomas, je ne vais pas te manger... Du moins pas encore, ajouta-t-il d’un ton malicieux. Je voulais juste te faire comprendre que tu étais venu ici pour une raison spécifique mais que tu n’obtiendrais rien d’autre de ma part.

Thomas murmura une vague réponse affirmative, avant de se plonger de nouveau dans la contemplation de ses mains qui désormais jouaient nerveusement sur ses genoux. Il avait à présent grandement envie de repartir, de rentrer cher lui, de quitter ce luxueux endroit pour retourner dans sa chambre décrépite où, même entouré de rats, il n’aurait pas à vendre son corps à une espèce de capitaine schizophrène bien que plutôt attirant.

-Je... commença-t-il doucement.

Mais il fut soudainement coupé par des coups frappés à la porte.

-Entrez ! Autorisa le capitaine.

Richard pénétra dans la pièce, un plateau d’argent sur lequel étaient posées une théière et d’une tasse dans les mains. Il était suivi de quatre solides gaillards, sans doute à peine levés d’après leur regard éteint, portant d’énorme sceaux d’eau fumante qu’ils se dépêchèrent de verser dans la baignoire. Puis une fois que Richard eut posé le plateau sur la table face à son maître, tout ce petit monde se ressortit, laissant de nouveau les deux hommes seuls.

Lloyd tendit la main, attrapa la théière et se servit une moitié de tasse. Il allait porter le breuvage à ses lèvres mais stoppa net pour regarder de nouveau Thomas.

-Eh bien ? Tu ne te laves pas ? Tu ferais mieux de faire vite avant que l’eau n’ait refroidi.

-Mais... protesta mollement Thomas.

-Tu devrais trouver de quoi te laver sur la tablette à côté de la baignoire.

Thomas avait certes très envie de repartir mais la perspective d’un bon bain chaud et celle de gagner un peu d’argent l’emporta sur ses angoisses. Après tout, peut être avait-il seulement rêvé. Lloyd était rapidement redevenu un homme charmant.

Thomas se leva et s’approcha de la baignoire. La douce odeur qui s’en élevait laissait présager que l’eau avait été légèrement parfumée. Exquis...

Il commença à déboutonner sa chemise, conscient du regard du ca pitaine posé sur lui et qui apparemment trouvait le spectacle très à son goût à en juger par le léger sourire qui se dessina au coin de ses lèvres quand le dernier bouton fut enlevé et que la chemise tomba au sol.

Thomas approcha ensuite ses mains de sa ceinture mais Lloyd, d’un geste de la main lui fit signe d’arrêter, puis lui désigna le sommet de son crane. Sa casquette ! Il l’avait tellement portée de toute la soirée qu’il avait fini par l’oublier et visiblement Richard n’avait pas jugé bon de lui retirer en même temps que son manteau. Il avait un peu honte de la retirer et de découvrir sa chevelure grasse qui lui tombait en mèches sales et emmêlées sur le visage, mais il ne pouvait tout de même pas la garder toute la nuit. Il la posa par terre à côté de sa chemise avant d’enfin retirer ses chaussures crasseuses et son pantalon usé.

A présent qu’il était nu, il se sentait encore plus mal à l’aise que précédemment et se hâta donc de grimper dans la baignoire pour échapper au regard pénétrant du Capitaine Lewis qui, son thé terminé, avait allumé un cigare fin et fumait nonchalamment en observant le strip tease improvisé de sa recrue pour la nuit.

Bien qu’ayant l’intention de se laver le plus rapidement possible, Thomas succomba à la douceur de l’eau et n’en sortit qu’une fois celle ci devenue tiède. Il avait certes pris quelques minutes pour abondamment se savonner, histoire de satisfaire les attentes de son client qui n’avait de toute évidence pas été déçu mais s’était bien vite replongé dans l’eau jusqu’au cou, détendant ses muscles noués par l’éprouvant tête-à-tête.

Lorsqu’il posa les pieds sur l’épais tapis et scruta la pièce à la recherche d’un drap de bain pour s’essuyer, il s’aperçut que le capitaine ne se trouvait plus dans le fauteuil qu’il avait occupé pendant toute la durée de son bain. Un peu paniqué, il fouilla rapidement la pièce du regard et finit par le retrouvé allongé sur le lit, tout aussi nu que lui.

Il eut un petit moment de blocage pendant lequel son cœur s’affola. Il ne s’était pas attendu à une action aussi directe de la part de son hôte mais finalement, retrouvant son calme et dégoulinant d’eau, il s’approcha du lit.

Le corps de Lloyd était parfaitement sculpté par une rude vie menée en mer, mais les nombreuses cicatrices, souvent impressionnantes, qui le sillonnaient laissait présager d’un passé souvent difficile.

Celui-ci tendit les bras, prêt à y accueillir Thomas mais ce dernier restait comme pétrifié, debout, au bord du lit.

-Eh bien, interrogea la voix chaude du capitaine Lewis, qu’est ce que tu attends ?

-Mais... bredouilla doucement Thomas, je vais mouiller partout.

Lloyd sembla s’en amuser et son sourire radieux fit une nouvelle fois son apparition.

-Décidément, répliqua-t-il, tu es vraiment quelqu’un d’étonnant ! Qu’est-ce que ça peut faire ? Ce n’est que de l’eau et l’eau finit toujours par sécher, crois-en ma vieille expérience de marin.

N’ayant plus d’excuse pour retarder l’échéance, Thomas vint coller son corps contre celui de l’intrigant capitaine.

 

*************************

Lloyd Lewis semblait s’être endormi. Son souffle était devenu régulier et sa main avait cessé de caresser les cheveux de Thomas. Celui-ci estimait d’ailleurs que le moment était venu pour lui de partir. Il avait certes passé un moment agréable mais maintenant il désirait surtout retrouver un environnement un peu plus familier. Quant à son paiement... et bien tant pis !

Il se désengagea doucement de l’étreinte du capitaine et se rhabilla en silence. Quelle horreur de remettre des vêtements sales après s’être si soigneusement lavé ! Mais il n’allait quand même pas chiper un costume dans l’armoire de Lloyd.

Une fois prêt, il s’approcha de nouveau du lit pour jeter un dernier coup d’œil à l’homme avec lequel il venait de passer la nuit. Vraiment un personnage singulier... Thomas avait décidé d’en faire le sujet de son prochain écrit. Oh bien sûr, il ne chercherait pas à en apprendre plus sur lui, le capitaine l’avait bien mis en garde contre cela, mais il s’était surpris à tenter d’imaginer quelle avait pu être la vie de cet homme, comment il avait pu se faire toutes ces cicatrices, quelle était la raison de cette double personnalité... Et vraiment, il se sentait inspiré, il avait envie d’y réfléchir et de coucher tout cela sur papier.

Au moment où il allait s’éloigner, la main de Lloyd sortit de sous les couvertures et d’un geste vif l’attrapa par le poignet.

-Tu pars déjà ? Demanda-t-il, apparemment parfaitement réveillé.

-Oui.

-Bien, c’est ton droit.

Thomas aurait presque pu sentir comme de la déception dans sa voix.

-Pour le paiement... commença Thomas.

-Tu verras ça avec Richard en partant...

-D’accord. Au revoir.

Lloyd se contenta de hocher la tête en signe d’adieu et Thomas en ressentit un petit pincement au cœur. Ce n’était pas tous les jours qu’il lui était donné de rencontrer de pareils personnages et il avait vraiment une impression de gâchis et de frustration, l’impression de réellement passer à coté de quelque chose d’important, voire de fondamental. Mais il n’accordait aucun crédit à ce genre de pressentiments idiots. Il tenait de quoi écrire presque un véritable roman avec toutes les idées qui jaillissaient dans sa tête au sujet de son compagnon d’une nuit et devait se dépêcher avant qu’elles ne s’envolent toutes.

Il allait atteindre la porte quand la voix puissante de Lloyd l’interrompit.

-Thomas, attends !

Surpris, l’interpellé se retourna. Lloyd s’était redressé et le fixait de ce regard si troublant.

-Thomas, nous appareillons dans quelques heures... Est ce que ça te dirait de partir avec nous ?

Thomas sembla prendre quelques secondes pour réfléchir mais il connaissait déjà sa réponse. Il reprit son souffle soudainement étrangement court et répondit, d’une voix sûre et posée.

-Non, merci... L’aventure marine ne m’intéresse pas et ne m’a jamais intéressé.

Thomas crut entendre un hoquet de surprise de la part du fougueux capitaine mais quitta la pièce le plus rapidement possible, ne voulant pas affronter la réaction de celui-ci et encore moins croiser une nouvelle fois ce regard fou qu’il avait eut la veille.

Alors qu’il arrivait sur le pont, il rencontra Richard qui lui remit sa paie, l’une des meilleures, si ce n’est la meilleure qu’on ne lui avait jamais donné. Cela n’allait vraiment pas lui faire de mal. Sans même un remerciement, il prit congé et s’engagea sur le pont pour rejoindre la passerelle et le quai.

La plupart des matelots étaient déjà levés malgré le fait que le soleil commençait à peine à poindre dans le matin gris. Ils se trouvaient presque tous par petits groupes autour des mats, assis sur des tonneaux ou des caisses à discuter du prochain départ. Mais lorsque Thomas passa, toutes les conversations cessèrent et tout les yeux se tournèrent dans sa direction. Il entendit des rires gras et des sifflements mais avait depuis longtemps appris à les ignorer.

N’empêche que la traversée du bateau lui apparut comme un interminable chemin de croix. Il se demandait s’il n’avait pas fait une erreur en refusant l’offre du capitaine et tentait de se rassurer en prétextant que de toute façon il n’aurait pas supporté de faire toute une traversée en compagnies de pareils imbéciles.

Enfin il atteignit la passerelle qu’il traversa à grandes enjambées et se retrouva sur la terre ferme. Du haut du bateau un homme cracha, atteignant Thomas à la joue. Il s’essuya d’un geste rageur mais ne répondit pas, une quelconque réaction n’aurait fait qu’encourager les autres.

Bien sûr, suite à cette attaque, les rires et les insultes avaient fusé de toutes parts, mais très vite tout ce brouhaha fut stoppé par une voix ferme.

-Ca suffit maintenant ! Vous n’avez vraiment rien d’autres à faire !

Tous les marins se turent et baissèrent la tête d’un air coupable, les réprimandes du capitaine Lewis n’autorisant aucune contestation.

Entendre cette voix puissante dominer ainsi un équipage entier donna de nouveaux frissons à Thomas. Mais voir son visage rude apparaître au-dessus de lui depuis la rambarde du navire fit bondir son cœur. Ils s’observèrent pendant ce qui sembla à Thomas une éternité, puis le capitaine ordonna qu’on se prépare au départ et qu’on remonte la passerelle.

Pendant un instant l’idée folle de courir jusqu’à la passerelle pour remonter à bord avant le départ traversa la tête de Thomas, mais finalement quand il bougea ce fut pour reprendre le chemin du retour, sentant toujours le regard bleu posé sur son dos.

 

*************************

Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis le départ du capitaine Lloyd Lewis et pendant tout ce temps Thomas n’avait jamais cessé de penser à lui... A lui ou plutôt à l’image qu’il s’était faite de lui à travers le personnage qu’il avait créé pour sa prochaine nouvelle.

Il avait tout d’abord passé de longues heures à réfléchir à cette singulière rencontre. Assis pendant de longues nuits à sa table ou sur son lit miteux, il sentait parfaitement qu’il tenait, grâce à ce fascinant capitaine, de quoi créer un personnage mythique, un héros contemporain qui fascinerait les foules et qui ferait sa renommée. Il était bien décidé à ne pas gâcher une telle opportunité. Alors, heures après heures, jours après jours, il travaillait sans relâche sur la personnalité de son héros, une sorte de justicier des mers, respecté et admiré, aux manières de noble et à l’éducation princière.

Il avait tout d’abord voulu croquer quelques portraits de son farouche capitaine, mais cette tentative s’était révélée des plus infructueuse, car si Thomas était un écrivain de talent, il n’était en revanche qu’un bien piètre dessinateur. Malgré des nuits entières, la plume à la main, à tenter de retranscrire trait par trait ce visage buriné et marquant, il n’était parvenu à faire que de minables esquisses, à peine meilleures que celles d’un gosse de huit ans. Et à cause de cela il se sentait terriblement frustré et impuissant. Souvent, même après plusieurs heures de travail, il lui arrivait de craquer, de rager contre lui même et contre sa main si maladroite au tracé et de déchirer la feuille d’un geste quasi hystérique en retenant ses larmes et ses cris de colère. Cela l’agaçait d’autant plus qu’il avait toujours parfaitement à l’esprit le visage de Lewis, mais ne pas parvenir à le retranscrire sur une simple feuille lui donnait une impression d’absolue nullité.

Après ses moments de crise, souvent, il s’allongeait sur son lit, et fixant le plafond, il réfléchissait à la raison d’un tel comportement. Après tout, à quoi bon vouloir dessiner cet homme alors qu’il était écrivain et que c’était par les mots et non par le trait qu’il devait lui donner une nouvelle vie ? Tout au fond de lui, quelque chose lui soufflait que la raison était qu’il aurait aimé revoir Lloyd Lewis, passer encore quelques moments à sa compagnie, que le portrait aurait pu jouer une sorte de substitut qu’il aurait pu admirer.. étudier ce faciès si particulier, si troublant, si... attirant. Mais une part plus rationnelle en lui même lui contait un tout autre discours qui le satisfaisait bien d’avantage. En effet, voir ce visage à ses côtés pendant ses travaux d’écriture lui aurait permis de mieux cerner son personnage, de lui insuffler une véritable personnalité, un véritable caractère.

Mais puisque apparemment jamais Thomas ne serait à la hauteur de ses ambitions en matière de graphisme, il préféra renoncer à ce projet pour se consacrer entièrement à son roman, car maintenant qu’il tenait son sujet, il allait devoir lui créer un décor et ses éléments parallèles. Alors, il s’amusa à mettre en place diverses aventures dans lesquelles le héros, pour lequel il n’avait pas encore trouvé de nom satisfaisant donc qu’il appelait toujours Lloyd, mettait fin aux agissements des pires gredins à travers mille péripéties toutes plus extravagantes les unes que les autres.

Sa paie lui avait permis de s’acheter un petit paquet de feuilles et une nouvelle plume et désormais il passait ses journées à écrire des pages et des pages sur le capitaine Lloyd, jusqu’à ce qu’une crampe le force à s’arrêter. Il ne sortait de chez lui que pour s’acheter de quoi se nourrir, sautait la plupart de ses repas pour ne pas s’arrêter au beau milieu d’une scène d’action et ne s’était plus rendu dans le bar de Chris depuis ce fameux soir de sa rencontre avec le marin. Le barman devait mourir d’inquiétude, se demandant ce que cet étranger avait pu faire de son petit protégé, mais Thomas n’en avait honnêtement rien à faire.

Il avait l’étrange impression que maintenant qu’il vivait en compagnie de ce fabuleux héros de papier, il n’avait nullement besoin de voir d’autres personnes, dont la médiocrité ne ferait que l’agacer. Il avait certes passé d’agréables moments en compagnie de ces gens qu’il avait autrefois fréquentés mais désormais, seules les aventures du justicier de mers et de son cocasse équipage l’intéressait.

Il y eut bien des gens pour s’inquiéter de ce qu’il devenait. Adeline tout d’abord qui se rongeait les sangs de ne pas avoir eu de ses nouvelles, mais lorsqu’elle frappa à la porte un après midi où apparemment son père l’avait autorisé à quitter l’établissement, il ne daigna même pas répondre, trop absorbé qu’il était par son œuvre. Puis le propriétaire de l’immeuble vint à son tour réclamer le loyer. N’ayant d’autre choix, Thomas se força à lui ouvrir, à le payer et à rapidement le faire déguerpir, ayant d’autres choses bien plus intéressantes et bien plus importantes à faire que d’écouter les derniers commérages.

Et c’est ainsi que le temps passant l’isola et le coupa du monde réel. Il s’abandonnait à son travail, à ses feuillets couverts de la fine écriture qui s’accumulaient dans un coin de son bureau, à son capitaine Lloyd Lewis qui semblait être la seule personne dont il avait besoin pour survivre dans ce bas monde. 

Parfois évidement, il lui arrivait de douter, de se poser des questions sur l’utilité de ce qu’il faisait ou sur son détachement de plus en plus grand par rapport au quotidien. Mais ce genre de raisonnement ne durait jamais vraiment très longtemps. Très vite une nouvelle idée, une nouvelle aventure, un nouvel exploit du Capitaine Lewis s’imposait à lui et il oubliait ses incertitudes pour replonger dans le monde merveilleux qu’il avait créé à partir d’un simple rencontre.

Mais la nuit parfois, il se sentait bien seul. Il aurait aimé une nouvelle fois sentir la peau de son héros contre la sienne, sentir ses mains calleuses mais si tendres caresser son corps, sentir sa bouche avide prendre possession de lui. Et malgré l’épuisement dû à ses nombreuses heures de travail, il ne parvenait à trouver le sommeil. Il tournait de droite à gauche dans son lit, sans sembler trouver une position satisfaisante, il se relevait, prenait un peu l’air puis retournait se coucher mais sans plus de résultat. C’était aussi pour oublier ces moments de terrible solitude pendant lesquels il se maudissait de n’avoir pas profité davantage des moments passés dans les bras de Lloyd qu’il se consacrait autant à son roman. Quand il écrivait, c’était comme si son amant d’un soir était de nouveau près de lui, le fixant de ses yeux brûlant et souriant de cette manière si douce et si farouche à la fois.

Les soirs où il laissait son imagination s’emballer, il écrivait des scènes où le capitaine Lloyd rencontrait un soir dans un port un jeune homme avec qui... Mais en général il s’arrêtait bien vite et détruisait ce qu’il avait pu faire car ce type de texte, plutôt que de le soulageait ne le frustrait que plus encore.

Mais une nuit, où le silence lui paraissait plus insupportable encore qu’à l’accoutumée et où une douloureuse crampe l’avait obligé à stopper son travail, il décida enfin de reprendre contact avec l’extérieur. Pas que cela lui manquait outre mesure, mais il sentait comme le besoin de retrouver son modèle, de le revoir de nouveau en chair et en os. Après tout, il était parti depuis déjà un long moment et il était fort possible qu’il soit revenu et qu’il ait de nouveau fait escale dans le port. Le destin est parfois une chose bien étrange... Il se sentait tellement mal, il avait tellement besoin de le retrouver, de le chérir comme il le méritait, de lui faire lire tout ce qu’il lui avait inspiré comme mondes fantastiques...

Il rangea alors précieusement son manuscrit dans un tiroir et pour la première fois depuis bien longtemps, il retourna sur le quai.

 

 

***********************

Son premier réflexe fut de retourner là où avait été amarré la dernière fois le navire du capitaine mais comme il s’y attendait c’était un autre bateau qui occupait désormais les lieux.

Alors il erra pendant plusieurs heures dans le port à la recherche du navire à la proue de gargouille mais il dû se rendre à l’évidence, le bateau n’était plus là et le capitaine et son équipage devaient se trouver à des centaines, voire des milliers, de kilomètres.

Quelque peu attristé, il retourna à l’endroit même où son regard avait croisé les yeux bleus de Lloyd, le bar de Chris.

 

Il s’était longtemps promené le long du quai, ce qui fait que lorsqu’il arriva au bar de Chris, la nuit était déjà bien avancée et les clients se faisaient de plus en plus rares.

La première à l’apercevoir lorsqu’il poussa la porte de l’établissement fut Adeline. Elle posa ses mains devant sa bouche comme pour retenir un cri et devint aussi pale que si elle avait croisé un revenant.

Sans plus d’égards pour la jeune fille, Thomas se dirigea vers le comptoir et s’accouda à sa place habituelle. Chris tourna la tête vers lui, ne prit même pas un air étonné de le voir de retour après cette longue absence et s’approcha de lui comme pour prendre sa commande.

Thomas n’eut même pas le temps de voir partir le coup que sa joue le brûlait déjà. La baffe que venait de lui mettre Chris pouvait aisément être qualifiée de monumentale. Sa tête se mit à lui tourner et il s’écroula au sol.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, la première chose qu’il vit au travers d’un nuage de brume, fut le visage inquiet d’Adeline.

-Thomas ! ! ! Thomas ! ! ! Tu te sens bien ?

Thomas se passa la main sur le visage, se frotta les yeux et répondit d’une petite voix.

-Oui c’est bon, ça va aller.

-Non mais franchement papa, reprit Adeline en s’adressant à son père, ça ne va pas de frapper les gens comme ça ! Tu aurais pu le tuer !

 

Thomas sentit toute la gêne de Chris dans sa réponse.

-Mais voyons ma puce, j’ai pas tapé si fort que ça en plus...

Pff, pensa Thomas, il oublie souvent qu’il a un gabarit d’ours...

-... Mais il m’a mis tellement en colère ce petit crétin aussi ! Disparaître tout ce temps sans donner de nouvelles et se repointer là comme ça, comme si de rien n’était !

-Mais ca n’est pas une raison ! Tu l’as carrément assommé ! 

-Je t’assure que je n’y suis pas allé si fort que ça ! C’est pas de ma faute s’il est faible ! On dirait qu’il n’a rien mangé depuis quinze jours ! Regarde comme il est maigre !

En cela Chris n’avait pas tort. Les nombreux jeûnes qu’il avait faits à cause de l’écriture l’avait considérablement affaiblit, lui donnant une allure presque maladive.

-Ca va aller, assura Thomas en tentant de se lever du banc sur lequel on l’avait couché.

-Non, coupa Chris ! Tu ne ressembles plus à rien. Tu ne bougeras pas d’ici avant d’avoir avalé quelque chose ! Adeline, va lui chercher des haricots et un morceau de lard.

Elle s’exécuta aussitôt.

-Merci Chris, bredouilla Thomas.

-Alors, reprit son ami en s’installant face à lui, tu ne veux pas me raconter ce qui s’est passé ? Ou étais-tu pendant tout ce temps.

Thomas se sentit ravi de ces questions. Enfin il allait pouvoir parler de sa nouvelle œuvre, non de son chef d’œuvre, à quelqu’un. Il trouva même le courage de sourire.

Pendant ce temps Adeline lui apporta de quoi se restaurer, et c’est tout en avalant qu’il tenta de raconter son histoire.

-En fait, commença-t-il, j’étais chez moi, à écrire. Et j’étais tellement plongé dans mon histoire que je n’ai pas eu le temps de passer te voir.

-Mais tu te rends compte que je crevais d’inquiétude moi de ne pas te voir revenir après t’avoir vu quitter la taverne avec un étranger bizarre !

-Oui, oui, bien sûr mais...

Les yeux de Thomas se perdirent dans le vague avec un air rêveur et Chris fut obligé de l’interpeller pour qu’il poursuive.

-Hep Thomas ! Mais quoi ?

-Hein ? Oh... Je voulais dire que rencontrer ce type bizarre a été la meilleure chose qu’il ne me soit arrivé de toute ma vie.

Chris prit un air sceptique. Apparemment, vu l’état dans lequel se trouvait Thomas actuellement, il doutait fort que cette rencontre lui ait été aussi bénéfique que cela. Mais Thomas poursuivit.

-Il m’a inspiré un personnage formidable ! Un héros de notre temps sur lequel je ne peux plus cesser d’écrire. Je t’assure Chris, j’ai déjà écrit de quoi faire tout un énorme roman !

-Et ce type, tu continues à le voir ?

Thomas baissa la tête tristement.

-Non, il est repartit dès le lendemain de notre rencontre... Mais grâce à mes écrits, il est resté à mes côtés !

Chris commençait réellement à s’inquiéter. L’état de Thomas n’était pas normal. Ce garçon était habituellement si cynique et si calme. Le voir s’enthousiasmer ainsi pour un héros de papier n’était vraiment pas dans ses habitudes.

-Thomas, je peux te demander quelque chose ?

-Mais bien sûr, répondit-il en terminant son assiette.

-Est-ce que tu pourras me faire lire ce que tu as écrit ?

Thomas eut comme un moment de réflexion... Certes, il avait envie de faire partager son enthousiasme pour le capitaine Lloyd à Chris mais d’un autre côté il se sentait un peu jaloux, car Lloyd n’appartenait qu’à lui. Le voir ainsi livré aux yeux d’un autre le dérangeait quelque peu. Mais après tout, Chris était son meilleur, voire son unique, ami et il pouvait compter sur lui. Il finit par hocher la tête.

-D’accord. Dès demain je t’apporte mon manuscrit. Maintenant il faut que j’y aille.

Chris le regarda d’un air grave.

-Tu as intérêt à m’amener ça demain sans faute.

-Oui promis !

Et Thomas quitta précipitamment l’auberge. Maintenant qu’il avait le ventre plein, il se sentait prêt pour passer une nouvelle nuit à écrire les aventures du capitaine Lloyd.

Dans la taverne, Adeline vint se joindre à son père.

-Alors, que t’a-t-il dit ? Demanda-t-elle, anxieuse.

-Qu’il travaillait sur une espèce de roman... Je m’inquiète pour lui, je ne l’ai jamais vu ainsi... Je me demande vraiment s’il n’a pas vécu trop longtemps seul et en retrait de tout.

-C’est juste qu’il a eu une bonne idée... Ca lui passera.

-J’espère.

Mais malgré cela, Chris ne pouvait s’empêcher de vraiment se faire du souci.

 

********************

Lorsque Thomas s’éveilla l’après-midi était déjà bien entamée. Il avait passé la nuit entière à écrire une nouvelle partie de son "œuvre " et s’était couché alors que soleil était déjà haut dans le ciel. C’était le manque de papier qui l’avait empêché de continuer à écrire. Mais dès qu’il fut levé, il se prépara, prit une maigre somme d’argent parmi le peu qu’il lui restait ainsi que son manuscrit et partit dans la ville qu’il trouvait étrangement ensoleillée.

Il passa tout d’abord chez Chris qui fut ravi de le voir déjà de retour, même s’il lui reprocha une nouvelle fois sa mine fatiguée. Thomas lui confia le début de son roman et le barman promit de le lire rapidement, l’après-midi étant en général assez peu agitée, et de lui donner son opinion le soir même.

Puis Thomas le quitta pour faire quelques courses. Il acheta autant de papier que le peu d’argent qu’il avait emmené le lui permettait, ainsi qu’une petite bouteille d’encre. Comme toujours le papetier ne manqua pas de s’enquérir de l’avancée de ses travaux. Thomas lui annonça qu’il travaillait actuellement sur l’œuvre de sa vie et promit de bientôt lui faire lire son manuscrit.

Il décida ensuite de retourner chez lui dans l’optique d’écrire un nouveau passage des aventures du capitaine Lloyd. Mais il était tellement excité à l’idée des compliments que Chris ne manquerait pas de lui faire le soir même qu’il ne pouvait rester sur une chaise et encore moins tenir une plume. Enfin un autre que lui allait découvrir le fabuleux aventurier !

Et les heures qui passaient si lentement...

Finalement la nuit arriva et avec elle le moment de retourner voir Chris. Thomas n’en pouvait plus et se retenait à grand peine de ne pas courir dans les petites ruelles le menant jusqu’au port. Jamais le chemin ne lui avait paru aussi long ni les rues aussi encombrées. Il savait que cette impression n’était due qu’à sa nervosité, n’empêche que c’était agaçant !

Lorsqu’il pénétra dans la taverne, celle-ci était comme toujours à cette heure pleine de monde. Mais pour une fois Thomas ne chercha même pas à repérer les différents visages, il se précipita directement au comptoir.

Dès que Chris le vit, sa mine s’assombrit. Il sortit le manuscrit d’un tiroir, et s’avança vers lui.

-Alors ? Interrogea Thomas, aussi excité qu’un gamin. Qu’est ce que tu en penses ?

Chris prit un air grave et pendant une fraction de seconde le cœur de Thomas s’emballa... Se pouvait-il... Non ce n’était pas possible voyons...

-Thomas, écoute-moi, commençant doucement le barman, tu... Tu as déjà fait beaucoup mieux que cela...

-Non !

-Thomas, ne me coupe pas ! Tout ce qu’il y a la dedans est du déjà vu, du réchauffé, des stéréotypes ! Le grand héros justicier valeureux sans peur et sans reproche ! Tu vaux mieux que toutes ces banalités !

-Non ! Mais Lloyd n’est pas comme les autres ! Il est plus...

-Thomas arrête ça ! Tu es en train de t’enfermer dans ton monde ! Remets un peu les pieds sur terre ! Je ne sais pas ce que ce type t’a fait mais...

-TAIS-TOI !

Toutes les conversations stoppèrent et tous les clients se tournèrent vers les deux hommes.

-QU’EST CE QUE TU EN SAIS ! S’emporta Thomas. TU N’ES QU’UN MINABLE BARMAN ! TU NE CONNAIS RIEN A L’ART !

-THOMAS ! S’énerva à son tour Chris. Arrête de te comporter comme un gosse ! Je ne sais pas ce que tu cherches à faire à travers ça mais... Mais arrête immédiatement ! Mais Bon Dieu, relis ce truc ! Ca ressemble aux rêves d’une gamine de quinze ans en mal d’amour ! Tu as du talent Thomas alors ne gâche pas tout sur... Une crise de démence !

Thomas était sur le point de se saisir d’un verre pour le lancer à la tête de son ami mais Adeline arrêta son geste et le conduisit à une table à l’écart, pendant que son père reprit son travail comme si de rien n’était.

-Thomas ! Calme-toi ! Il n’est pas dans tes habitudes d’agir ainsi ! Papa s’inquiète vraiment beaucoup pour toi et... Je vais te chercher à boire, ça te fera du bien.

-Laisse tomber ! J’ai juste besoin d’un peu de calme... De réfléchir...

-Alors je te laisse.

-Merci.

Et elle s’éloigna dans la foule.

Thomas se prit la tête entre les mains. Il ne comprenait pas... Qu’est-ce qui pouvait bien déplaire à Chris là dedans ? Peut être... Peut-être avait-il fait son héros trop parfait et que Chris en était jaloux... Ou peut être l’avait-il fait trop parfait et qu’il en devenait tout simplement agaçant... Peut-être avait-il trop idéalisé Lloyd Lewis... Peut-être avait-il cru au bonheur avec cet homme rencontré par hasard dans un bar et qu’à son départ il avait voulu combler sa solitude par ce substitut... Il ne savait pas... Il ne savait plus. Il avait la désagréable impression de tourner en rond dans le noir. Il avait besoin de nouveaux repères, d’un nouveau point de départ.

C’est alors qu’une voix douce interrompit ses pensées.

-Excusez-moi...

Thomas se tourna et se retrouva face à... Un ange. Cette peau d’ivoire, cette chevelure légère si blonde qu’elle en paraissait argentée, ces grands yeux noisettes... Cela ne pouvait être qu’un ange et pourtant... Pourtant, réalisa soudainement Thomas, les anges ne portent pas de lunettes et encore moins un carton à dessin sous le bras.

-Je suis désolé de vous déranger, reprit "l’ange" en s’installant face à lui. Je m’appelle Mathieu Tournier et je suis peintre... Je me demandais si par hasard vous accepteriez que je fasse votre portrait...

 

 

Vers la seconde partie

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