Hervé n'avait pas bougé du trottoir.

Il lui fallut quelques secondes pour réagir. Qu'est-ce qu'il devait faire ? Alexandre était sans douterentré, il ne pouvait pas s'élancer à la poursuite de Saylan. De toute façon, il était prêt à parier que celui-ci ne lui laisserait jamais plus la possibilité de lui adresser la parole. Malgré lui, ses yeux se mirent à piquoter, et il lutta de toutes ses forces pour retenir ses larmes. Comment est-ce qu'il pourrait supporter cette séparation en de si mauvais termes ?

Tout était de sa faute ! ! Il savait que Saylan devait être approché prudemment, et il n'avait rien trouvé d'autre que de le blesser ! Belle avancée ! ! Saylan n'avait rien à gagner à le ménager, et lui tout à perdre à le vexer. Et il avait tout perdu…

Hervé tourna les talons, et commença à rentrer chez ses parents. Il ne pouvait pas revenir dans l'appartement. Alexandre était sans doute là, et si ne l'était pas, il ne pourrait pas supporter d'être seul avec Saylan, d'être confronté à sa colère. Une autre pensée douloureuse vint s'introduire dans son cerveau. Saylan savait. Exactement comme Alexandre l'avait dit. Il avait compris qu'Hervé était amoureux de lui. Oh, Hervé ne pouvait pas lui en vouloir de ce qu'il avait dit. Après tout, il l'avait bien cherché ! Saylan avait dû le deviner tout de suite, et sans doute avait-il fait mine de ne rien remarquer pour ne pas le mettre mal à l'aise. Mais maintenant, c'était sûr, il n'allait plus le laisser l'approcher… Hervé s'arrêta net sur le trottoir. Est-ce qu'il raconterait tout cela à Alexandre ? Si son frère apprenait ce qui s'était passé et ce qu'il avait dit, ce serait vraiment terrible. Il s'était vraiment conduit comme un idiot ! Mais enfin, ces deux derniers jours avaient été trop durs, trop difficiles à supporter, il n'en pouvait plus de tristesse et de frustration. Il avait du mal à l'admettre, mais pendant qu'il échangeait ces mots durs avec Saylan, malgré son désespoir, il s'était presque senti joyeux : pendant un instant, Saylan n'avait vu et écouté que lui, et lui seul. A ce moment précis, il avait représenté tout l'univers à ces yeux. Etait-il désespéré pour se réjouir d'une telle déconfiture ! Qu'est-ce qu'il lui restait à présent ? Rien que de la tristesse et de l'amertume, la certitude de ne plus pouvoir entretenir le moindre espoir. La douleur était bien pire que lorsqu'il rêvait à n'en plus pouvoir de retrouvailles avec ce garçon qu'il pensait à tout jamais hors d'atteinte. Avoir connu sa chaleur et en être privé, c'était bien pire que d'être resté sans l'approcher. Au moins, à ce moment-là, il pouvait se bercer de rêves et de faux espoirs.

Sans s'en rendre compte, il était arrivé chez lui. Il n'avait pas vu défiler le chemin. Ses parents s'étonnèrent de son teint pâle, et il faillit éclater en sanglots, ce qui aurait ajouté la honte à son désespoir. Non, il ne pouvait pas pleurer, pas devant ses parents. Mais combien il avait du mal à jouer la comédie ! ! Il monta dans sa chambre comme un somnambule, et s'affala sur son lit, la tête vide, avant de se redresser comme un ressort. Mais qu'est-ce qu'il allait raconter à Alexandre ? Quand il allait voir que Saylan était rentré tout seul, il allait forcément avoir des soupçons ! Est-ce qu'il devait attendre le coup de fil qu'il ne manquerait pas de passer, ou prendre les devants avec un mensonge assez convaincant ?

Il se traîna vers le téléphone tout en réfléchissant à ce qu'il allait dire. Il résolut finalement de donner l'explication la plus bête possible à son départ, espérant qu'Alexandre trouverait ça si évident qu'il ne broncherait pas. Sous réserve bien sûr que Saylan ne lui ait pas déjà tout raconté… Quelle misère ! !

Le téléphone sonna un long moment avant qu'Alexandre ne décroche, l'attente faisant augmenter la tension d'Hervé. Pourquoi est-ce qu'il mettait si longtemps ?

Pourtant, au bout du fil, la voix d'Alexandre était on ne peut plus normale.

_ Alors Hervé, commença-t-il, " Pourquoi tu es parti comme ça ? Tu aurais au moins pu me dire au revoir !

_ Je suis désolé, s'excusa Hervé avec sincérité, mettant dans ces simples mots tout son regret de ce qui s'était passé, quoiqu' Alexandre n'en sut visiblement rien. " J'ai croisé Guillaume à la bibliothèque, et je me suis rendu compte que j'avais oublié de faire un truc pour Lundi. J'ai préféré rentrer avant de me décourager.

Alexandre rit.

_ Je te comprends ! Enfin avec tout ça, je me retrouve tout seul maintenant !

_ Comment ?

_ Oui, Saylan est parti lui aussi, il m'a laissé un mot.

Le cœur d'Hervé se mit à battre la chamade.

_ Où est-ce qu'il est ? Il est retourné chez Pierre ?, demanda-t-il d'un ton qu'il espéra dégagé.

_ Non, finalement, il est parti voir son ancien professeur, tu sais ? On en a parlé ce matin.

Hervé se sentit submerger de désespoir. Un instant, il avait cru que peut-être, Saylan était parti pour le retrouver. Quelle idiotie ! !

_ D'accord…, répondit-il. " Tu pourras lui dire au revoir de ma part ? Dis-lui aussi que je suis désolé d'avoir impoli.

_ Impoli ?, s'étonna son frère.

_ Oui…, dit Hervé dans un souffle. " Je me suis un peu disputé avec son amie Isabelle. Dis-lui que je suis vraiment désolé, mais vraiment beaucoup. Je me suis laissé emporter, et je le regrette tellement ! Ca n'arrivera plus jamais

_ Bon, je le lui dirai, acquiesça Alexandre. " Mais ne t'en fais pas pour Isabelle. Elle s'échauffe facilement, mais n'est pas rancunière. Et Saylan le sait. Pas de problème.

Hervé avait les jambes en coton. Il espérait tellement que Saylan comprenne ce qu'il avait voulu dire ! Son pardon était pourtant bien moins que certain.

_ Bon bah alors, je vais te laisser, termina Hervé, incapable d'empêcher sa voix de trembler plus longtemps à la pensée de Saylan. Oh, il était prêt à faire n'importe quoi, absolument n'importe quoi pour pouvoir l'approcher de nouveau ! ! S'excuser, supplier, abandonner toute fierté, ne serait-ce que pour pouvoir l'approcher de nouveau !

Alexandre lui souhaita une bonne soirée, et Hervé eut du mal à contenir un rire nerveux. Il retourna dans sa chambre, et tourna en rond pendant trois quarts d'heure, sans parvenir à penser à autre chose qu'à Saylan. Tantôt il le maudissait pour son caractère, tantôt il se vomissait pour avoir manqué à ce point de finesse. Et il ne voyait aucun espoir. Et dire qu'il allait devoir retourner à l'école, voir ses amis, ses parents, et Alexandre, comme si de rien n'était, comme si rien ne s'était jamais passé. Depuis qu'il avait rencontré Saylan, ses journées et ses nuits en avaient été comme illuminées. Elles ne s'annonçaient plus aujourd'hui que comme une successions de tunnels. Il se secoua, s'efforça de se dire qu'un jour, il se trouverait bien quelqu'un qui serait à lui et qu'il aimerait, mais qui pouvait réaliser avec Saylan ? Il n'en existait qu'un seul ! ! Au fond de lui, il avait beau savoir que tous les torts n'étaient pas de son côté et qu'un autre aurait depuis longtemps giflé Saylan, il aurait rampé pour implorer son pardon.

Hervé sursauta lorsque sa mère frappa à la porte.

_ Il y a quelqu'un qui te demande au téléphone, lui dit-elle.

_ Qui est-ce ?, demanda Hervé tandis que son cœur faisait un bond.

_ Elle ne s'est pas présentée. C'est une jeune fille.

Une jeune fille ? !

Il approcha le téléphone avec une certaine réticence. Qu'est-ce qui allait encore lui tomber sur la tête ?

_ Allo Hervé ?, fit une voix agréable, " C'est Isabelle. On s'est rencontré cet après-midi.

_ Je me souviens, lui répondit-il avec un peu d'aigreur " Qu'est-ce que je peux faire pour toi ? Si tu cherches Saylan ou Alexandre, ils ne sont pas ici.

_ Je sais, je sais, dit-elle sans se démonter. " Je les ai eus tous les deux au téléphone tout à l'heure. Alors comme ça, il paraît qu'on s'est disputé ?

_ Eh bien…

_ On, c'est pas la peine, je comprends très bien. Il s'est passé un truc avec Saylan, hein ?

_ En fait…

_ J'en était sûre ! ! T'avais pas pensé qu'Alex me téléphonerait directement pour me transmettre tes " excuses " ? T'aurais toujours pu courir pour que Saylan les entende ! ! Il a fallu que je lui en parle moi-même ! !

Hervé vira groseille. Pourquoi tout ce qu'il faisait se transformait en eau de boudin ? Cette fille était trop perspicace ! ! Et l'envie le tenaillait de savoir comment Saylan avait réagi aux " excuses " transmises par Isabelle.

_ Et qu'est-ce que tu lui as dit exactement ?, demanda-t-il timidement, persuadée qu'elle comprendrait sa véritable attente.

_ Je lui ai répété ce que tu avais dit à Alex. Que tu étais désolé, que tu ne le referais plus… tout ça quoi… C'était pas idiot ton idée tu sais… il a très bien compris, bien sûr…

_ Qu'est-ce… qu'est-ce qu'il a dit ?, demanda enfin Hervé, la gorge serrée, incapable de se retenir plus longtemps.

_ Oh, il n'a pas dit grand chose… il a dit qu'il ne savait pas ce qu'il avait à voir là-dedans. Je ne veux pas te faire de peine, mais il est capable d'être très rancunier. Je ne sais pas exactement ce que tu lui as dit, mais je te jure qu'il avait pas l'air content. Je n'aime pas quand il est comme ça.

_ Je ne voulais pas, l'interrompit Hervé plaintivement, " Je t'assure, je ne voulais pas lui faire de mal, mais il est tellement difficile à prendre que…

_ Mmm, je sais, je sais, coupa Isabelle avec désinvolture.

_ Et qu'est-ce que je dois faire à ton avis ?

Isabelle ne répondit pas tout de suite :

_ Je me demande pourquoi je t'aiderais, finit-elle par lâcher. " Je veux dire, tout ce que tu veux c'est prendre Saylan à ton frère.

_ Ce n'est pas vrai !, s'exclama Hervé, avant de rougir de honte. Oh, bien sûr que si il y avait pensé… " Si tu ne veux pas m'aider, pourquoi tu m'as appelé ?, demanda-t-il d'un ton de reproche.

_ Parce qu'il fallait bien que tu saches le résultat de tes " excuses ", non ? Pour pouvoir dormir tranquille cette nuit ! C'est pas pour toi que je le fais, c'est pour Saylan. Je n'ai pas envie qu'il aille mal. Si je croyais ça possible, je te dirais de ne plus le revoir. Ce serait beaucoup plus simple.

_ Ce serait trop dur…, murmura Hervé sans même sans rendre compte.

_ C'est ce que je disais ! ! !, soupira Isabelle. " Ahlàlà, tous les mêmes !

_ Quoi ?

_ Tu te figures que c'est la première fois que j'ai ce genre de discussion ?, lâcha Isabelle. " C'est vrai, d'habitude, c'est plutôt les garçons qui ME téléphonent pour me demander de parler à Saylan, même que ça finit par devenir drôlement vexant à la longue. Enfin, bref, je ne vais pas te retenir plus longtemps.

_ Eh bien… attends !, s'exclama Hervé, partagé entre le désir d'entendre parler de Saylan et celui de fuir cette fille à la langue trop bien pendue. " Est-ce que ce serait possible qu'on se voit… pour discuter ?

_ Discuter ? Pourquoi pas, si ça te calme un peu. Oui, ce serait peut-être pas une mauvaise idée de te dire deux ou trois petites choses, enchaîna-t-elle immédiatement. " Alors on dit Mardi, OK ? Je peux pas avant.

_ C'est…

_ A 17h30 devant la fac de sciences, ça évitera de croiser Alex ou Saylan. T'as noté ?

_ J'ai…

_ Bon, alors à Mardi.

Hervé raccrocha le téléphoné, pas franchement content. Qu'est-ce qu'il lui avait pris de vouloir voir cette fille ? Au fil de la soirée, ce sentiment se mua en colère contre Isabelle. Mais enfin, de quoi elle se mêlait celle-là ? Elle voulait s'amuser à retourner le couteau dans la plaie, c'était ça ? Il alla se coucher la rage au cœur, et s'endormit de même. Ce ne fut que le lendemain matin qu'il se rendit compte combien cette colère lui avait été salutaire la veille. En s'emportant contre Isabelle, il en avait presque oublié Saylan, apaisant sa douleur. Mais avec ce nouveau jour, Hervé n'était plus en colère contre la jeune fille, et soupirait après Saylan comme jamais auparavant. Au prix d'un effort terrible, il parvint à ne pas téléphoner à son frère, et passa son dimanche dans un état de nervosité grandissante. Petit à petit, il sentait sa volonté s'effilocher. Il ne parvint pas à trouver la moindre chose à faire de toute la journée. Le début de semaine ne vit pas d'amélioration. Tout autour de lui se passait dans un brouillard. Un certain manque de sommeil était peut-être d'ailleurs à l'origine de son égarement. Ses parents aussi bien que ses amis, Guillaume en premier lieu, avaient bien noté qu'il se passait quelque chose d'inhabituel, mais il ne trahit son secret devant personne. Ce ne fut que le Mardi midi qu'il commença à retrouver un peu de tonus. Après avoir maudit Isabelle, il en était venu à attendre impatiemment le jour de leur rencontre, où il allait enfin pouvoir briser son silence, et parler à quelqu'un des pensées qui tournoyaient impitoyablement dans sa tête. La fac de science n'était pas tout près. Il lui fallait rejoindre le campus, et s'il voulait être à l'heure, il allait devoir sécher son cours d'anglais. Il n'hésita pas une seconde. Ses parents allaient être prévenus et il allait devoir fournir une excuse, mais qu'importe ! ! Il arriva au rendez-vous presque tremblant de peur, construisant scénario sur scénario : Isabelle lui apportait un message de Saylan, dont le contenu variait du rejet implacable à une déclaration passionnée, mieux, Saylan en personne était venu, et peut-être que…

Il l'aperçue, assise sur les marches de pierre, foudroyant du regard tout ceux qui se l'évitaient pas soigneusement en descendant. Isabelle avait noué ses cheveux en queue de cheval, coiffure qui accentuait le côté félin de ses traits. Elle se leva dès qu'elle vit Hervé et avant même que celui-ci ait pu terminer de se préparer mentalement.

_ Dépêche-toi, lui dit-elle prestement, " Il y avait des places au fast-food quand je passée, il doit en rester quelques unes. On les aura si on se grouille !

Elle l'agrippa par le bras et le tira avec fougue.

_ Mais…

_ Tu t'imagines que je vais rester dehors à me geler ! !

Finalement, après force cris et regards noirs, Isabelle et Hervé avaient fini par se retrouver face à face, assis à une table devant un café fumant.

_ Il est dégoûtant, constata Isabelle en serrant dans ses mains la boisson brûlante, " Mais ça fait un bien fou ! !

Hervé ne dit rien, refusant même de sourire.

_ Puisque tu me le demandes, continua-t-elle en effaçant difficilement un sourire, " Je suis venue ici pour mettre certaines choses au clair. Je crois (elle s'interrompit quelques secondes le temps de boire une gorgée de son café) que personne à part moi n'aura le cran de mettre les points sur les " i " pour toi, alors je me suis vaillamment dévouée.

_ Je sais ce que tu vas me dire, coupa Hervé, pas disposé du tout à entrer dans son jeu. " Tu vas me dire que je suis amoureux de Saylan et que je ferais bien de lui tourner autour, c'est ça?

Isabelle battit des mains en un simulacre de félicitation :

_ Mais c'est qu'il est intelligent ! !

_ T'avais vraiment pas besoin de te déplacer pour me dire ça.

_ Mais je ne suis pas venue QUE pour ça, enchaîna-t-elle, " Ne serait-ce que pour la simple et bonne raison que je sais d'expérience que tu ne m'écouteras pas. Et puis que c'est quand même TOI qui m'a demandé de te voir. Alors je vais te raconter quelques bricoles. Juste histoire que tu vois dans quoi tu t'engages.

Hervé haussa les épaules :

_ Dis franchement que tu veux me décourager. De toute façon, c'est tellement flagrant que tu préfères mon frère… Je me demande même pourquoi je t'ai fait venir…

_ C'est vrai que j'aime beaucoup Alex, coupa Isabelle. " Il est très gentil, et c'est vraiment quelqu'un de formidable. C'était une vraie chance pour Saylan de trouver quelqu'un comme lui. Une véritable chance…

Elle laissa flotter ces mots entre eux quelques instants. Puis elle se pencha vers lui, le clouant sur place du regard :

_ Je joue cartes sur table avec toi. Je ne suis pas le chaperon de Saylan. C'est un grand garçon qui fait ce qu'il veut. Ca ne me concerne pas. Si un jour, il veut quitter Alex, je ne dirais rien. Mais depuis le temps que je le connais, je m'en sens un peu responsable, et quand je vois que des gens arrivent et sont prêts à saccager le peu de stabilité qu'il a réussi à construire autour de lui, ça me rend dingue, c'est tout.

_ Je n'ai jamais…, tenta de protester Hervé.

_ Tu ne peux pas savoir, bien entendu. Tu ne sais pas à quel point on a pu avoir peur pour Saylan, ni à quoi Alex a réussi à l'arracher. Alors, avant que tu décides ce que tu vas faire, je voulais te mettre en garde. Fais attention aux impairs. Ils pourraient te retomber sur le coin du nez sans prévenir, et faire très mal.

_ Je ne suis un gamin !, protesta Hervé, agacé par son ton protecteur.

_ Tu as quel âge, déjà ?, reprit Isa sans se démonter.

_ … 16 ans…, répondit-il avec difficulté, et il vit la fille hausser un sourcil.

_ Si jeune ? Euh, je veux dire, je te croyais un peu plus vieux !

Elle rejeta sa queue de cheval en arrière d'un geste vif.

_ Je n'ai pas beaucoup de temps devant moi, dit-elle, " Mes cours reprennent dans moins d'une heure, alors je vais être brève.

_ Va-s-y.

_ Tu ferais mieux de laisser tomber, je t'assure. Je ne juge pas ton caractère ni ce que tu as pu dire ou faire, mais rien qu'à te voir, je sais que tu t'y prends mal avec lui. Tu sais… j'adore Saylan, c'est un garçon génial, mais il a un défaut : il t'écrasera s'il sent que tu es prêt à le laisser faire. Il aura même pas l'impression de mal faire, c'est systématique chez lui. Montre lui la faiblesse que tu as pour lui, et il t'aplatira sous son talon.

_ Comment tu peux dire des choses pareilles?! Et tu oses dire que tu l'aimes bien?…

_ Calme-toi! Il ne fait pas ça méchamment, je t'assure. C'est juste que… je ne sais pas. Je suppose qu'il n'aime pas les gens faibles. Si tu lui laisses le champ libre, il va juste se servir de toi. Il doit être trop habitué aux rapports de force, je suppose, pour ne pas abuser des faiblesses des autres… Et tout ce que tu vas récolter au bout du compte, c'est de la douleur.

_ Je n'arrive pas à croire ce que tu dis. Tu me…, tenta d'interrompre Hervé, révulsé.

_ Crois-moi ou pas, je t'aurai prévenu. C'est tellement flagrant que tu t'aplatirais devant lui s'il te le demandait, qu'il ne va pas pouvoir résister, et…

Hervé se leva.

_ Je n'ai pas envie de t'écouter!

_ Allons, bon, railla Isabelle, "T'aimes pas qu'on te dise tes quatre vérités? Y a pas de honte tu sais… Tu sais, reprit-elle sur un ton plus doux qui fit se rasseoir Hervé, "Pour Saylan, l'amour et la séduction - et le sexe, je suppose - sont deux choses différentes. Complètement différentes. Il aime jouer, et il jouera avec toi si tu le laisses faire, mais sans jamais te laisser l'approcher plus que ça.

_ Saylan ne peut pas être aussi…, protesta Hervé

_ Aussi quoi? Il n'est pas méchant, je t'assure, je crois qu'il ne pense même pas à mal. Ca l'amuse, c'est tout… C'était son jeu préféré au collège, de regarder les autres l'aimer. Il est persuadé que ça amuse les autres autant que lui, qu'est-ce que tu veux que je te dise?… Je lui ai dit une fois qu'il exagérait, à propos d'une fille qui fondait littéralement devant lui, il m'a répondu : " Si elle est malheureuse, elle a qu'à plus venir me voir". Tu vois?

_ Je ne te crois pas.

Isabelle soupira, et but une gorgée de son café froid.

_ On ne me croit jamais, de toute façon, et en plus je passe pour la méchante de service. Si tu savais comme j'en ai assez, des fois! Enfin, Saylan sera très content d'être ton ami, j'en suis sûre, mais ne lui laisse pas penser que tu voudrais être plus. En ami, Saylan est très bien, fidèle, gentil. Et puis de toute façon, tu ne crois pas que tu es un peu jeune pour lui, non?

_ …

_ Mouais. Moi, je le pense en tout cas. Mais maintenant, tu fais ce que tu veux de ce que je t'ai dit. Avec tout ça, j'allais oublier de te raconter ce pour quoi je suis venue.

_ Quoi encore?

_ Je voulais juste te raconter comment Saylan et Alex se sont rencontrés, et comment d'ailleurs on l'a retrouvé après une longue séparation… Ecoute-bien. Pierre, Alex et Saylan m'ont tous les trois raconté leur version des faits…

 

L'ETE , DEUX ANS AUPARAVANT.

Encore une fois, je ne sais pas vraiment pourquoi j'ai besoin d'écrire. Ca m'arrive rarement. Je ne suis pas du genre à tenir un journal, mais parfois, quand les choses vont de travers, il faut que je me pose pour gratter du papier. Je devrais d'ailleurs faire attention. Comme j'écris sur le premier bout de papier venu, j'ai tendance à le perdre aussitôt, et je n'aimerais pas que Saylan, ou pire, Hervé, tombe dessus. Saylan n'est pas très loin, il est plié en deux sur la table de la cuisine en train de faire un puzzle. Ca lui prend de temps à autres. Comme il n'est pas très doué pour ce genre de choses, il en a au moins pour six ou sept heures de travail, et puisqu'il est obstiné comme pas deux, il ne va pas décoller de la table avant au moins trois heures, quand il aura les yeux rouges, si fatigué qu'il s'effondrera comme une masse. Si au moins ça pouvait le faire dormir un peu… Oui, si j'écris aujourd'hui, c'est à cause de lui. Ce n'est pas la première fois. Mais c'est normal : Saylan occupe le centre de mes pensées depuis que je l'ai rencontré. Toutes mes joies et tous mes chagrins sont, d'une manière ou d'une autre, reliés à lui. En ce moment, il est un peu crispé. Cette histoire avec son oncle le tourmente. Il n'en parle pas, mais ces derniers jours, il n'a pas arrêté de téléphoner chez Pierre ou au bureau de son père. Il a envoyé paître Drabant une fois de plus quand celui-ci a appelé au mauvais moment. Je ne sais pas s'ils se sont disputés samedi soir, quand Saylan est allé chez lui, mais ce ne serait pas impossible. Cette histoire aussi m'a déplu. Ce n'est pas la première fois que Saylan y va, il s'y rend même régulièrement, et une fois que je lui ai dit que je n'aimais pas qu'il dorme là-bas, il ne l'a plus jamais fait. Samedi soir encore, il est rentré tard, vers une ou deux heures du matin, mais il est rentré. A moitié assoupi, je l'ai senti se glisser dans les draps à côté de moi. " Rendors-toi ", m'a-t-il soufflé, et il m'a embrassé. Lorsque je me suis réveillé, le dimanche, il dormait à mes côtés. C'est suffisamment rare pour que je m'en souvienne. Il ne dort jamais plus de 5 ou 6 heures par nuit, et encore, quand tout va bien. Lorsque je me réveille, qu'il s'agisse d'un jour de semaine ou non, invariablement, il est déjà debout, prêt à partir n'importe où sur le champ. Les rares fois où je m'éveille avant lui, j'aime le regarder dormir, j'aime observer ses traits détendus, son expression douce et apaisée. Dimanche, il était blotti contre moi, ses poings serrés comme ceux des petits enfants, et son souffle paisible soulevait mes cheveux. Je l'ai serré contre moi, et il s'est réveillé, le sourire aux lèvres, s'est serré contre moi. J'aime sa façon de dire je t'aime en un regard, en un sourire. J'ai su lire sur son visage dès l'instant où je l'ai rencontré. Mais ce n'est pas de cela que j'ai envie de parler. Je n'ai pas non plus envie de parler de Drabant qui, bien qu'il n'agace souvent, n'a rien de menaçant. Non, en ce moment, je pense beaucoup à Hervé, à mon frère. Je ne sais pas comment lui parler. Depuis quelques années, nos liens s'étaient distendus. J'étais au lycée et lui au collège, et tout un monde nous séparait. Je n'ai pas osé lui parler de Saylan quand je l'ai rencontré, je pensais qu'il ne comprendrait pas, et je n'avais pas envie de le choquer. Mais ce n'était pas l'envie qui m'en manquait. Et voilà qu'aujourd'hui, pour la première fois depuis des années, nous sommes à nouveau sur la même longueur d'onde. Mais si j'en suis ravi, je n'aurais jamais pensé que Saylan eut pu en être la cause. A cet instant encore, alors qu'il est assis à travailler sur son puzzle à quelques pas de moi, tranquille comme Baptiste, je sens une bouffée de colère me reprendre à la pensée qu'il ait tapé dans l'œil d'Hervé. Lorsque j'ai compris cela, je me suis mis en fureur comme jamais auparavant. Ca n'avait plus rien à voir avec ces types qui l'abordaient parfois dans la rue ou le suivaient jusqu'ici. Là, c'était Hervé ! Lui, à qui j'aurais tant aimé tout dire, tout raconter, le seul à qui j'avais voulu parler de mon histoire avec Saylan, devenait un rival ! Un moment, je me suis vraiment senti désespéré. Et puis j'en ai énormément voulu à Hervé, bien injustement. Il ne pouvait pas savoir. Le pauvre, ça n'a pas dû être facile pour lui ! Je le connais assez pour savoir qu'il a sans doute du batailler ferme contre lui-même pour admettre son attirance envers un autre garçon, puis pour tenter, bien maladroitement mais quand même, de l'exprimer. Il n'a même pas 16 ans après tout ! C'est encore un gamin, sans expérience, et je n'aurais pas dû agir avec froideur avec lui. J'aurais dû lui parler franchement, tenter de lui expliquer… Mais peu importe. Ce qui est fait est fait. J'aurais bien aimé également en toucher deux mots à Saylan, mais je sais bien que sa seule réponse consisterait en un haussement d'épaules plus gêné qu'indifférent. Saylan n'est pas vraiment un cérébral, il agit comme il l'entend quand il l'entend, sans réfléchir, se laissant guider par ses instincts et l'atmosphère du moment. Ca a été flagrant quand nous nous sommes rencontrés. J'aurais bien aimé raconter ça à Hervé, mais comment oserais-je maintenant ? Ce souvenir est encore très net dans ma mémoire, frais comme au premier jour, bien qu'il date de deux ans déjà. Deux ans ? J'ai l'impression que c'était hier. Ca s'est passé pendant les grandes vacances entre la 1ère et la terminale. J'étais parti me promener avec Pierre, histoire de rompre l'ennui de ces jours trop longs. Je le connaissais depuis la seconde, et j'aimais son caractère calme et apaisant. Je ne sais pourquoi au bout d'un certain temps, nos pas nous ont éloigné de nos quartiers habituels. Il faisait horriblement chaud, je m'en souviens très bien. Je sentais la sueur qui coulait de la base de mes cheveux sur mon cou, me faisant frissonner. Il y avait très peu de monde dans les rues, et les quelques café que nous croisons étaient pris d'assaut. Maintenant que j'y songe, je crois que c'est pour en trouver un où nous pourrions nous asseoir que nous nous sommes éloignés dans des rues qui m'étaient inconnues. La chaleur était si oppressante qu'il en devenait douloureux de parler. L'air semblait vibrer légèrement à chacun de nos pas. A un moment, Pierre s'arrêta net.

_ Mais pourquoi je t'ai conduit ici ?, s'exclama-t-il en se donnant un coup sur le front.

_ Pardon ? Qu'est-ce que tu veux dire ?, lui demandais-je non sans suspicion.

_ Je n'ai pas fait vraiment attention au chemin… sans faire attention, je nous ai ramenés dans un quartier où j'allais souvent, il y a quelques années. Je n'ai même pas fait gaffe…

_ Et on trouvera un endroit où boire ici ?

_ Je ne crois pas, répondit Pierre en passant la main sur son front légèrement luisant. " A l'époque, il n'y en avait pas.

Je devais vraiment faire une tête terrible parce qu'il éclata de rire.

_ Par contre, il y avait une supérette pas très loin. On pourrait aller s'acheter quelque chose, non ?

Aussitôt dit aussitôt fait, ou presque, le temps que Pierre retrouve le bon chemin. Lorsque nous y entrâmes, je crus que j'allais m'effondrer de soulagement. Il y faisait frais ! Nous nous sommes rués vers les boissons glacées. J'eus quand même le temps de voir que Pierre jetait des regards inquisiteurs autour de lui.

_ Qu'est-ce qu'il y a ?, lui demandais-je tout en m'emparant avidement d'une bouteille de coca.

_ Rien. Je me demandais juste si j'allais revoir quelqu'un que je connaissais ici.

_ Un ami ?

_ Oui. Ca fait longtemps que je ne l'ai pas vu. La dernière fois, on s'est séparés, comment dire…

_ Fâchés ?

_ Un petit peu. C'était quelqu'un de difficile parfois. Mais gentil.

Sur ces mots, nous nous sommes dirigés vers la caisse pour payer, bien que l'idée de retourner dans la fournaise extérieure suffit à me déprimer.

_ Où est-ce qu'on va ?, demandais-je à Pierre. " Trouver un coin peinard ?

Pierre haussa les épaules.

_ Ca va être dur à trouver. En plus, je n'ai pas spécialement envie de m'arrêter ici. Le quartier a l'air encore pire qu'avant.

Pour la première fois, je regardais un peu plus attentivement autour de moi. Bon, le quartier n'avait pas l'air reluisant, mais franchement, sans plus. La plupart des immeubles avait besoin d'un bon ravalement, et la rue n'était pas très propre, mais rien de rédhibitoire. Je trouvais que Pierre exagérait un peu. S'il avait envie de s'en aller, il pouvait le dire franchement.

_ Je voudrais quand même voir un truc dans ce coin, finit-il par dire. " Je voudrais juste savoir si l'ami dont je t'ai parlé habite toujours là. Ce n'est pas très loin. Tu viens ?

_ Ce qui serait génial, dis-je en recommençant à avancer, " Ce serait que vous vous réconciliez et qu'il nous invite à boire quelque chose au frais…

Pierre leva un sourcil.

_ N'y compte pas trop. Aller chez lui, ce n'est pas à souhaiter de toute façon.

_ Pourquoi ça ?

_ Pour rien…

Nous avons erré pendant quelques minutes, avant de nous apercevoir que nous étions revenus devant la supérette !

_Heureusement que tu connaissais le quartier !, ironisai-je

_ Ca va, n'en rajoute pas ! Ca fait longtemps que je ne suis pas venu, et… Attends une minute. Pierre s'arrêta net, le regard fixé sur quelque chose derrière moi. Je me retournai, et il me fallut une bonne minute pour comprendre. Pierre regardait quelqu'un d'accroupi qui ramassait quelque chose par terre, à une bonne quinzaine de mètres de nous. Il nous tournait le dos, mais je vis tout de suite qu’il s’agissait d’un garçon, dont la brusquerie des mouvement trahissait la contrarié. Il glissa sur ses genoux et étendit le bras pour attraper un objet cylindrique à quelques pas de lui, et je compris ce qu’il faisait. Il devait sortir de la supérette quand ses sacs avaient lâchés, et en ramassait le contenu éparpillé sur le trottoir. Il portait un jean fatigué et une chemise épaisse d’un blanc un peu passé, boutonnée du col au poignet, qui devait lui tenir extrêmement chaud. Il avait les cheveux mi-longs, très roux, noués en queue de cheval sur sa nuque. Pierre avança vers lui et je le suivis, curieux. Il s’arrêta, ne sachant visiblement comment l’aborder. Mais avant qu’il ait eu le temps de prendre une décision, le garçon avait entendu du bruit et s’était retourné avec nervosité.

Je ne saurais pas vraiment dire ce qui s’est passé à ce moment-là dans ma tête. C’était comme si la chaleur et la fatigue qui commençait à poindre avaient disparues. Le monde entier s’était, comme aspiré tout entier dans le visage que je découvrais. Ca peut paraître bizarre à dire à présent, mais sur le moment, je n’ai vraiment pas réalisé qu’il était beau, ce nouveau visage. Vraiment pas du tout. Je me suis juste senti… je me sentis tendre de toute mes forces vers lui. Lui, par contre, ne m’avait pas vu. Il fixait Pierre d’un air incrédule, à mi-chemin entre la joie et la contrariété.

_ Sa… Salut Saylan, se décida Pierre. " Ca fait un bail n’est-ce pas ?

Le Saylan en question déglutit avec difficulté avant de répondre d’une voix mal assurée :

_ Oui, Pierre… pas mal de temps…

Sa voix était un peu rauque, accrochant chaque mot avec sensualité.

Pierre se pencha pour ramasser une boîte de conserve qui avait roulé jusqu’à nous, et la tendit à Saylan. Ce geste lui avait visiblement donné l’opportunité de se reprendre. Il se leva et arracha la boîte des mains de Pierre. Connaissant ce dernier, je me dis qu’il allait sans doute se détourner en haussant les épaules, renonçant à la dispute, mais cette fois-là, il avait l’air décidé à ne pas se laisser rembarrer.

_ Qu’est-ce que tu deviens ? Tu habites toujours dans le quartier ?

Saylan haussa les épaules sans répondre.

_ Tu habites toujours chez Patrice ?

_ T’es pas forcé de faire semblant de t’intéresser tu sais, coupa Saylan, sur la défensive.

_ Je ne fais pas semblant de m’intéresser, repartit à l’assaut Pierre, " C’est juste que ça fait longtemps que je voulais te revoir, et que c’est une sacré coïncidence… Hein ?

Pierre sourit à Saylan, qui se crispa.

_ Il faudrait vraiment que tu appelles Isa un de ces quatre, reprit Pierre, "Tu lui manques beaucoup.

_ …

_ Et tu es toujours dans le même lycée ? Tu n’as pas changé ?

_ … Non. Il faut que je rentre.

_ Tu veux de l’aide pour les courses ? T' as l’air chargé.

_ Ca ira, rétorqua Saylan non sans acrimonie " Je me débrouille tout seul. J’ai l’habitude.

_ Je t’assure qu’à trois se serait mieux…

_ A trois ?, le coupa Saylan, tournant pour la première fois son regard vers moi.

Je ne sais pas comment j’ai pu voir cela. Mais c’est comme si j’avais eu un miroir gigantesque et un temps infini pour observer Saylan réagir à ma présence. Je vis ses yeux s’agrandir, se poser sur moi et ne plus me lâcher. Il parut avoir un peu de mal à retrouver ses esprits mais finit par demander à voix basse :

_ Tu es qui ?

Au moment de répondre, malgré la chaleur pesante, je sentis un grand frisson me parcourir, persuadé que j’étais que quelque chose d’exceptionnel se produisait.

_ Je m’appelle Alexandre. Je suis un ami de Pierre.

Saylan prit une ou deux secondes avant de réagir, et se contenta de hocher la tête sans détourner ses yeux de moi. Pierre nous a souvent reparlé de cette scène après coup : " Vous ne vous rendiez pas compte à quel point j’étais gêné, disait-il, " Vous vous regardiez si fort, comme si vous alliez vous sauter dessus d’une minute à l’autre. Franchement, je me sentais de trop ! Mais vraiment ! "

Toujours est-il que je ne m’en suis pas aperçu sur le moment. Pierre a insisté pour raccompagner Saylan chez lui, ce dernier a refusé avec une extrême véhémence.

_ Je t’assure que ça ne nous dérange pas de t’aider !

_ J’en ai pas besoin !

_ Tu es toujours aussi obstiné, hein, Saylan ?

_ De quoi je me mêle ?, répondit-il tout en chassant de la main une goutte de sueur qui se faufilait jusqu’à ses sourcils. Avec sa chemise épaisse, il devait mourir de chaud. Quelle idée aussi de la boutonner entièrement !, me suis-je dit sur le moment. Bien sûr, je ne me doutais pas de la raison pour laquelle Saylan dissimulait ses bras et son cou.

_ Allez, quoi, laisse-nous t’aider !, répéta Pierre avec une insistance qui ne lui était pas coutumière.

_ T’es sourd ou quoi ?, explosa Saylan avec violence, " J’t’ai dit qu’j’avais pas besoin de toi !

Cependant, tout le long de leur échange, j’ai senti ses coups d’œil furtifs sur moi, et une hésitation sous-jacente. Il avait l’air plus éperdu que réellement en colère. Finalement, Saylan, agacé de l’insistance pourtant amicale de Pierre, ramassa toutes ses provisions tant bien que mal et nous congédia quasiment. J’intervins en vitesse et mis Saylan au pied du mur. Ah, il ne voulait qu’on le raccompagne ? Pas grave.

_ C’est dommage de partir si vite Saylan. Puisque ça fait si longtemps que toi et Pierre ne vous êtes pas vus, pourquoi ne pas aller discuter quelque part ?

_ Je suis très pressé, j’ai dit, marmonna-t-il en guise de réponse, n’osant pas détourner sa colère sur moi. Il regardait par terre, son joli visage constellé de tâches de rousseur n’exprimant rien, rien qu’un masque froid. Pourtant… j’insistai.

_ Si tu habites dans le coin, tu dois bien connaître un endroit où l’on pourrait se poser pour discuter, non ?

_ … je n’en connais pas…

_ Alors pourquoi pas chez toi ?

Pierre me donna un léger coup de coude et Saylan leva les yeux vers moi, l’air mi-figue mi-raisin.

_ Non. Ce n’est pas possible.

_ Mais…

_ D’accord, d’accord, coupa Pierre, " Si on se voyait demain, tous les trois, hein ? Chez moi par exemple !

Saylan, contrarié d’être ainsi mis au pied du mur, réfléchit quelques secondes, puis :

_ Ce n’est pas possible.

_ Avant, continua Pierre, " Tu trouvais toujours un moment pour venir à la maison. Viens donc demain. J’aimerais qu’on tire un trait sur cette dispute stupide.

_ Quelle dispute ?… oh, tu veux parler de cette vieille histoire…

Saylan baissa les yeux et reprit à mi-voix :

_ Tu avais raison, de toute façon. C’était pas quelqu’un de bien. Je ne le vois plus depuis longtemps.

Pierre sourit et voulu donner un petit coup amical dans l’épaule de Saylan qui se recula aussitôt en un geste réflexe.

_ Bon, concéda finalement Saylan avec un reste de réticence, " J’essaierai de venir demain. Peut-être.

Pierre fixa une heure de rendez-vous et je l’écoutai faire, non sans couver du regard son délicieux interlocuteur. J’avais hâte d’être à demain, oui…

Finalement, Saylan partit sans demander son reste (sans doute se disait-il que nous allions encore lui proposer notre aide), et nous nous retrouvâmes seuls, mon esprit encore empli de tout ce qui s’était passé. Je me sentais un peu… bizarre… ailleurs. Une seule chose comptait encore : demain, j’allais le revoir. Cette pensée m’emplissait d’une joie sans égale. Je ne me demandai pas si j’étais amoureux. La pensée ne m’en effleura même pas. Je savais juste que je sentais bien en sa présence, malgré le fait que nous n’avions pas échangé dix mots. Je me sentais… à ma place, en quelque sorte. Au bon endroit. Tout était très clair, presque lumineux. J’avais l’impression que ce garçon et moi étions reliés par une corde incassable, et qu’il le sentait aussi bien que moi. Je rentrai chez moi complètement euphorique, ce qui ne manqua pas de m’attirer quelques remarques ironiques d’Hervé. Je passai la nuit dans un état d’énervement difficilement descriptible, pétri d’impatience et d’expectation. J’étais fébrile. J'avais des envies de le serrer contre moi, tout près, et de le caresser gentiment, sans brusquerie, comme un chaton…

Le lendemain, je me rendis chez Pierre très en avance, incapable de tenir en place. Lorsque j’arrivai, il était au téléphone avec l’une de ses amies, Isabelle, une fille dont il m’avait parlé à plusieurs reprises, mais que je n’avais jamais rencontrée. Elle se plaignait de ne pas pouvoir venir voir Saylan. Nous attendîmes tranquillement l’heure du rendez-vous. L’heure passa. Puis une autre.

_ Mais qu’est-ce qu’il fait ? Il est drôlement en retard ! !, fulmina Pierre..

Je haussai les épaules sans répondre, déçu. Il ne viendrait sans doute plus maintenant. Pierre se décida à décrocher son téléphone et appela chez Saylan.

_ J’ai tellement fait ce numéro quand j’étais au collège, me souffla-t-il tout en le composant, " Que je le connais encore par cœur ! !

Le téléphone sonna longtemps avant que quelqu’un ne décroche. D’office, j’enclenchai le haut parleur. Aucune raison pour que je ne bénéficie pas de la conversation.

_ Bonjour, salua Pierre, " Est-ce que Saylan est là ?

_ Il est sorti, lâcha une voix masculine pas franchement aimable.

_ Ah bon ? Il y a combien de temps ?

_ Je n’en sais rien, et d’abord, qui êtes-vous ?

_ Je… je suis un ami. Vous pourriez prendre un message ?

_ De toute façon, il est pas là, alors, c’est pas la peine d’insister.

L’homme raccrocha sans attendre.

_ C’était qui ça ?, demandai-je, presque en colère, " Tu le connais ?

_ Je pense que c’est le cousin de Saylan, Marc, répondit Pierre en raccrochant le combiné. " Il est très désagréable….

_ Je vois ça ! !

_ Quand on était au collège avec Isa et qu’on lui téléphonait, si Saylan n’était pas assez rapide pour décrocher en premier, Marc disait toujours qu’il n’était pas là. Ca nous rendait furieux.

_ Charmante personne ! Tu penses qu’il est resté chez lui alors ?, demandai-je avec désappointement.

La possibilité de son absence n’avait pas fait partie de mes pronostics pour la journée. J’étais tellement persuadé qu’il voulait autant que moi que nous nous revoyions ! ! Un sombre découragement s’abattit sur moi, et je me traitai d’idiot. Crétin présomptueux, Alexandre!

_ Je ne sais pas, répondit Pierre en haussant les épaules. " Il peut être n’importe où. J’essaierai d’appeler plus tard.

_ Et si tu tombes encore sur Marc ? Il ne vaudrait pas mieux passer chez lui directement ?

Pierre me regarda avec stupeur :

_ Eh, calme-toi donc ! Passer chez Saylan ? Quand Marc est là, c’est du suicide ! Et même sans Marc, je ne suis pas sûr que Saylan apprécie. Il n’a jamais aimé nous voir chez lui. Et si on tombe au mauvais moment, quand il est mal luné ou je ne sais quoi, il est capable de nous foutre dehors !

Pierre me regarda d’un œil sévère :

_ Il t’a fait un sacré effet dis donc !

Pierre tenta de le rappeler dans la soirée, et les jours suivants. La réponse était invariable : Saylan était sorti. Ca devait bien être effectivement le cas de temps en temps. Maintenant qu’il avait revu son ami, Pierre n’avait pas l’air décidé à le laisser filer comme ça. J’étais d’accord avec lui, bien sûr, même s’il paraissait un peu dubitatif quant à " l’intérêt " que je portais à ce quasi inconnu. Il me présenta Isa, avec qui je m’entendis tout de suite à merveille. J’aime énormément ce genre de personne dynamique et un peu rentre-dedans. Et visiblement, Isa m’a bien aimé tout de suite aussi. Tout était donc paré pour des retrouvailles avec Saylan, même si ni l’un ni l’autre ne m’avait donné beaucoup d’informations sur le pourquoi de leur vieille dispute. Pierre avait même fini par se ranger à mon idée de passer directement chez lui sans préavis. La descente fut prévue pour le samedi suivant, à la grande fureur d’Isa qui, encore une fois, ne pouvait pas venir : elle partait toute la semaine chez sa grand-mère. Elle tempêta pendant deux jours, puis se calma. Aujourd’hui, je peux bénir Pierre de s’être montré aussi obstiné à re-contacter Saylan. Ce n’est vraiment pas son genre d’ordinaire, mais il s’est toujours senti un peu responsable de lui. Même maintenant que je suis là pour m’occuper de lui.

Le samedi arriva, et cette fois-là, j’étais vraiment stressé. La semaine s’était déroulée pour moi avec une grande sérénité, certain que j’étais que tout se passerait pour le mieux. Cependant, au fur et à mesure que la date approchait, je me souvenais que Saylan nous avait fait faux bond le week-end précédent. Et si j’avais tout imaginé : ses regards, la réciprocité de notre attirance ?… Le doute commençait à m’envahir. Mais en revoyant Saylan, tout deviendrait clair. Je n’avais pas l’intention de laisser les choses traîner en longueur. S’il était d’accord, il serait à moi, tout de suite, sans attendre. Il ne m’échapperait pas. Oh non, je ne voulais pas perdre de temps !

Nous avons sonné chez Saylan avec une certaine anxiété. A écouter Pierre, je m’attendais à ce que le quartier soit un coupe-gorge, mais il avait très clairement exagéré. Peut-être était-ce dû à ses souvenirs d’enfant, où marcher seul dans un endroit inconnu a toujours quelque chose d’effrayant. La maison de Saylan ne se distinguait pas des autres. Elle avait certes besoin d’un bon coup de peinture, mais elle semblait solide et en bon état. Il y avait des rideaux aux fenêtres, et même des fleurs. D’une fenêtre ouverte au premier étage s’échappait de la musique. Au moins, il y avait quelqu’un. J’épongeai la sueur de mon front. Il ne faisait pas aussi chaud que la semaine précédente, mais c’était tout de même trop pour moi.

Lorsque la sonnette retentit, la musique s’éteint immédiatement au premier, et nous attendîmes quelques secondes qui me parurent toute une éternité que quelqu’un ne nous ouvre.

Des pas précipités derrière la porte, et celle-ci pivote : Saylan nous regarde d’un air stupéfait.

_ Mais… qu’est-ce que vous faites ici ?

_ On s’est dit qu’on allait te faire une petite surprise !, lui dit Pierre avec entrain. " Tu es tout seul ?

Saylan acquiesça, et après avoir tergiversé pendant quelques fractions de seconde, s’écarta pour nous laisser rentrer. Au moment où je le croisai, il leva les yeux vers moi et je sentis la confiance revenir. Encore une fois, il était couvert des pieds à la tête, ne laissant même pas voir quelques centimètres de peau au niveau de ses poignets. Il nous conduisit dans la cuisine et demanda si nous voulions boire quelque chose. Le pauvre n’avait pas vraiment l’air à son l’aise. Nous nous assîmes tous les trois autour de la table. Pour ce que j’en avais vu, la maison n’avait pas l’air mal, pas très grande mais bien entretenue. Je me demandai distraitement où était la chambre de Saylan.

_ Qu’est-ce que vous voulez ?, demanda Saylan d’un ton neutre.

_ Tu n’es pas venu la semaine dernière, lui dis-je tranquillement (ou du moins essayai-je de le faire). " Nous t’avons attendu.

Saylan me jeta un regard par en dessous et détourna vite les yeux. Son air contrarié était vraiment irrésistible. Tentateur, même. Il fronça les sourcils avant de répondre :

_ J’avais dit que je viendrais peut-être.

_ Tu aurais au moins pu téléphoner, rétorquai-je tout en jetant un coup d’œil à Pierre, offusqué de me voir lui voler son couplet, le suppliant mentalement de ne pas intervenir.

Saylan détourna la tête et répondit sans me regarder :

_ Je n’ai pas pu.

Il avait rougi un peu. Je décidai d’en rajouter une couche. Je ne savais pas pourquoi, mais j’avais l’impression que c’était la meilleure façon d’agir.

_ Et tout le reste de la semaine ? Tu ne pouvais pas téléphoner ?

Saylan se retourna brusquement et me fusilla du regard :

_ Et en quoi t’es concerné ? T’es pas Pierre, non ?

Je me contentai de hausser les épaules en le regardant droit dans les yeux. Il n’avait pas l’air disposé à céder, et nous nous fusillâmes du regard pendant quelques secondes. Finalement, il craqua le premier, cligna des yeux deux ou trois fois, rougit un peu et baissa les paupières. Qu’est-ce que je n’aurais pas donné pour que Pierre disparaisse ! ! Je me serais penché sur Saylan, j’aurais embrassé ses yeux fermés, et tout aurait été conclu entre nous.

Pierre reprit l’initiative à temps et décida de changer de sujet :

_ J’ai parlé à Isa. Elle voudrait beaucoup te revoir. Elle n’a pas pu venir aujourd’hui.

_ Moi aussi, j’aimerais bien la revoir, marmonna Saylan, les yeux toujours baissés. Puis : " Je suis désolé pour la semaine dernière. Mais je n’ai vraiment pas pu venir.

Pierre toussota.

_ Et puisqu’on en est aux regrets, je suis vraiment désolé de… de ce que je t’ai dit quand on s’est disputé, reprit Saylan. " C’était pas malin de ma part. Et puis, c’est toi qui a eu raison de A à Z. Excuse-moi. Je regrette.

Pas une seule fois pendant sa tirade il n’avait regardé Pierre ou moi. Il avait gardé les yeux rivés sur ses ongles, tous coupés très courts au bout de ses mains fines. L’excuse semblait lui avoir coûté un gros effort.

Pierre se pencha par dessus la table et tendit la main à Saylan en signe de réconciliation. Saylan n’hésita pas et la prit, la serrant fort. Il avait l’air soulagé.

_ Je suis content, souffla-t-il.

_ Moi aussi, répondit Pierre.

Il se sourirent, et pour la première fois je tiquai légèrement. J’aurais préféré qu’il me sourit à moi. Je chassai vite ces pensées ridicules, mais elles persistaient traîtreusement.

Pierre se tourna vers moi :

_ Saylan est un garçon très obstiné ! C’est la première fois en… pff, en 6 ans que je l’entends s’excuser.

Saylan me regarda, un sourire au fond des yeux, et je lui souris de tout mon cœur.

Le bruit d’une clé dans la serrure de la porte d’entrée le fit sursauter. Il se leva d’un bond de sa chaise tandis que je jetai un regard interrogateur à Pierre. Une jeune fille blonde passa la tête par la porte :

_ Tu es là ? Oh, il y a des gens ?

Saylan acquiesça et se rassit, visiblement soulagé.

La jeune fille nous jeta un coup d’œil et s’en alla sans rien dire de plus.

_ Elle a drôlement changé Sandra, constata Pierre. " Et elle ne m’a pas reconnu.

_ Pfff, elle n’a pas de tête. Et de toute façon elle s’en fout, rétorqua Saylan. " C’est ma cousine, ajouta-t-il à mon égard.

Pierre m’ayant raconté en vitesse les antécédents familiaux de Saylan, je l’avais déjà deviné et me contentai d’acquiescer.

_ Pourquoi tu es habillé comme ça ?, demanda Pierre tout à trac.

_ Quoi ?, sursauta Saylan, pris de court, " Qu’est-ce que tu veux dire exactement ?

Pierre désigna d’un geste le sous pull à col roulé qu’il portait.

_ Tu dois mourir de chaud, non ? Pourquoi tu ne portes pas autre chose ?

Saylan se renfrogna :

_ Tu es toujours autant donneur de conseil, hein ? Je le porte parce que c’est comme ça, c’est tout. T’es content ?

Pierre soupira et regarda Saylan :

_ Tu sais ce que je pense, lui demanda-t-il, " A propos de ce sous-pull ?

_ Je ne veux pas le savoir, lui répondit Saylan sur un ton menaçant.

Le moment de détente était fini. Il était de nouveau sur la défensive. Ce garçon était un vrai sac de nerfs !

La visite se termina un peu trop abruptement à mon goût. Saylan s’était renfermé après ce dialogue sur ses vêtements, et ne nous parlait presque plus, se contentant de fixer un point dans le lointain. Finalement, Pierre me fit signe de partir. J’aurais bien voulu rester plus longtemps : même quand Saylan ne parlait pas, être à ses côtés m’apaisait, me comblait. Et j’avais le sentiment de plus en plus fort que Pierre parti, il deviendrait tout de suite plus bavard. Mais je n’avais aucune excuse pour rester.

Au moment de partir, Pierre demanda s’il pouvait aller se laver les mains, et je me retrouvai seul avec Saylan. Pour la première fois depuis que je le connaissais, je sentis ma gorge se serrer sous l’effet de la tension. Qu’est-ce que je pouvais faire en 30 secondes ? Saylan se tourna vers moi sans pourtant lever les yeux. Ses cheveux, qu’il n’avait pas attachés, tombaient sur son visage, le dissimulant partiellement à mon regard. Ses tâches de rousseur ressortaient avec vigueur sur sa peau blanche. Sans pouvoir me retenir, je tendis la main et touchai sa joue. Saylan leva les yeux et me sourit, un sourire plein de douceur. Il prit ma main dans la sienne et la détacha de sa joue avec douceur sans cesser de sourire. Il la lâcha brusquement quand Pierre apparut au bout du couloir, et se détourna. Je sentis mes joues devenir brûlantes. Mais qu’est-ce qui me prenait de rougir comme ça ? ? Pierre allait se douter de quelque chose, en admettant qu’il n’ai pas déjà tout deviné !

Saylan nous dit au revoir sans trahir de trouble quelconque. Lui qui avait rougi et détourné les yeux sans cesse quand nous étions attablés était maintenant parfaitement à l’aise, tandis que moi, si plein d’assurance, je me trouvais frissonnant et impatient, atterré à l’idée de ne pouvoir rester avec lui. Il fallait absolument que je trouve un moyen de le voir sans que Pierre soit là ! Celui-ci, d’ailleurs, parlait depuis quelques secondes sans que je l’écoute le moins du monde :

_ … et à mon avis, ça ne s’est pas arrangé.

_ Hein ? Qu’est-ce que tu dis ?, l’interrompis-je en revenant à la réalité.

Pierre me regarda avec un sourire indulgent.

_ Eh, oh , reviens sur terre ! Je disais que visiblement, ça ne va pas mieux entre Saylan et son cousin.

_ Tu dis ça parce qu’il a eu l’air nerveux quand il a entendu quelqu’un rentrer dans la maison ?

_ Non, répondit Pierre en secouant la tête. " Je dis ça à cause de la façon dont il était habillé les deux fois que nous l’avons vu.

Toujours en partie sur mon petit nuage, je mis un moment avant de comprendre où il voulait en venir.

_ A ton avis, pourquoi il porte des cols roulés et des manches longues en plein été ?

J’avais du mal à croire à ce qu’il insinuait, mais pourtant, d’après ce qu’il m’avait déjà raconté, et l’attitude nerveuse et sur la défensive de Saylan…

_ Tu penses qu’il cache des marques de coups ?

Pierre acquiesça.

_ Il faisait déjà ça de temps en temps au collège, tu sais. Pas assez souvent pour que d’autres qu’Isa ou moi le remarquent. Ou monsieur Drabant.

Devant mon regard interrogateur, il précisa :

_ C’était l’un de nos professeurs. Il aimait énormément Saylan. Il était toujours très attentif à ce qu’il faisait, il était très gentil avec lui. Et Saylan lui était très attaché, peut-être même un peu trop..

Je ne répondis pas, peu désireux de prolonger la discussion sur ce type qui déjà me déplaisait. Allons bon, voilà que je recommençais avec la jalousie ! ! Calme-toi Alex, calme-toi… redeviens rationnel… tout va très bien…

Mais Pierre avait repris le fil de son discours, et encore une fois, j’avais raté le début :

_ … ça me rend malade ! Ce type est vraiment une brute ! ! Tu sais qu’il a frappé Isa une fois ?

_ Qui ça ? Le cousin de Saylan ? Frappé Isa ?

_ Ouiiii ! ! ! On avait 14 ans, elle lui avait fait des reproches sur la façon dont il traitait Saylan, tu imagines sur quel ton, tu sais comment elle est… il n’avait pas du tout aimé… et vlan ! ! D’ailleurs, ses parents avaient gueulé après coup, et il a dû faire ses excuses, mais ça a bardé pour Saylan après ça.

_ Sympa tout ça… et son oncle ne fait rien ?, demandai-je, envahi par la colère à l’idée de laisser ce pauvre garçon dans les griffes de cette brute.

_ De temps en temps… maintenant, je ne sais pas. Il paraît qu’il est au chômage, et que ça ne lui a pas arrangé le caractère. Pauvre Saylan. Il n’a pas été très loquace sur ce sujet, c’est pas bon signe…

_ Pourquoi il ne part pas ?

_ Pour aller où ? Il n’a personne d’autre.

Je n’osai pas dire que je lui aurais volontiers ouvert ma porte…

Nous nous sommes séparés, prévoyant de nous téléphoner et de retourner voir Saylan, mais déjà, au fond de mon esprit, je méditai le projet d’y aller seul. D’où tirais-je ce courage, moi qui déteste m’imposer aux autres ? Peut-être de la certitude que je serai accueilli ? Si, comme je le pensais, l’attirance était réciproque (et bien qu’avorté, le geste de Saylan semblait le montrer. Rien que de penser à tout ce qu’il pouvait suggérer, ce simple geste, j’en frissonnai des pieds à la tête), il fallait absolument que je me jette à l’eau ! A cette pensée, mon cœur se serra. Et si j’étais payé de retour, qu’est-ce que je ferais ? Comment le dire à mes parents… à Hervé même ? Eh bien, je m’en moquais. Complètement. Le futur, hormis ma prochaine rencontre avec Saylan, n’existait plus. Pas plus que ses conséquences.

Je décidai de ne pas traîner. Je revins deux jours plus tard, tôt dans l’après-midi. En deux jours, j’avais eu le temps de m’exalter et de désespérer, d’y croire et de me traiter d’idiot. Et finalement, j’étais au pied du mur. " Rentre, me soufflait une voix, " Et ne crains rien ". Une autre hurlait à n’en plus pouvoir : " Pauvre idiot ! Tu vas avoir l’air fin tiens ! ! Il n’est sans doute pas seul, et même si c’est le cas, il te flanquera à la porte à tous les coups ! Repars avant de te ridiculiser ! ". Mais dès que j’actionnai la sonnette, les deux voix se turent pour laisser place à un silence inquiet. Allons bon, personne n’allait donc venir ouvrir ? Dépité, j’étais prêt à tourner les talons quand j’entendis la clé tourner dans la serrure, et la porte s’ouvrit. Encore une fois, c’était Saylan, toujours aussi couvert, et l’air stupéfait de me trouver là.

_ Alex ? Mais… qu’est-ce que tu fais là ?, demanda-t-il d’une voix oscillant entre la surprise et la gêne.

Je le regardai attentivement, essayant de savoir ce qui se cachait au fond de ses yeux verts. Je le trouvai juste encore plus ravissant, avec ses cheveux brillants qui tombaient souplement de chaque côté de son visage, l'encadrant joliment. Je me rendis compte brutalement que je le fixai sans ciller, avec la plus totale impolitesse, et détournai les yeux. Saylan parut ne pas en tenir compte et s’écarta pour me laisser entrer sans réitérer sa demande.

Le bruit de la clé dans la serrure lorsqu’il referma la porte derrière moi me crispa. Ca y est Alexandre, tu y es. Et maintenant, grand crétin ? J’avais bien une petite idée de ce que je voulais faire, mais comment avancer ça élégamment ?

_ Tu as de la chance, me dit Saylan. " Il n’y a personne aujourd’hui à la maison.

Qu’est-ce qu’il voulait dire exactement par là ?

_ J’étais en train de copier un CD dans ma chambre, ça te dérange si on y va ?

_ Pas du tout, répondis-je sans mentir.

Je le suivis tandis qu’il montait les escaliers menant au premier étage. Il pénétra dans une chambre d’une taille assez ridicule, avec une petite fenêtre, mais étrangement vide de presque toute affaire personnelle. Rien ne traînait sur le bureau ou presque, et la petite bibliothèque était quasiment vide. Par terre était posé un combiné CD/K7 vrombissant, seul objet de taille de toute la pièce. A côté, une pile littéralement monstrueuse de CD prenait la poussière. Un bon nombre semblait n’avoir jamais été ouvert.

_ La copie est presque finie, annonça Saylan. " Assis-toi où tu veux.

Je m’assis par terre, à côté de lui tandis qu’il tripotait distraitement son combiné.

_ Tu en as des CD !, commençais-je de façon idiote.

Saylan me jeta un regard en coin.

_ Ce sont des cadeaux, répondit-il.

Un ange passa. Qui pouvait bien les lui avoir… ?

_ Alors, pourquoi tu es là ?, demanda-t-il finalement avec apparemment la plus parfaite indifférence.

_ J’avais envie de te rendre visite, répondis-je honnêtement, conscient de tout ce que cette réponse pouvait avoir de fallacieux et de stupide pour quelqu’un ne ressentant pas la même chose que moi. Visiblement, elle satisfît Saylan qui se contenta d’acquiescer.

_ D’accord, dit-il. "Pierre n’est pas avec toi ? Et Isa ? Ou ils vont venir plus tard ?

_ Non. Ils ne sont pas prévenus, répondis-je, la gorge serrée à en hurler.

_ Ah bon…, murmura Saylan d’un ton pensif tout en baissant les yeux…

Il y eut un moment de silence tendu, chacun attendant que l’autre bouge.

Finalement, Saylan releva la tête et soudain jeta ses bras autour de mon cou et m’embrassa avec fougue. Je ne demandai pas mon reste et fis courir ma langue sur ses dents jusqu’à ce qu’il ouvre la bouche pour l’accueillir, et notre baiser devint chaud, brûlant et humide à la fois, dévorant, insuffisant. Je le serrai dans mes bras à l’étouffer, il se contorsionna pour coller son corps plus étroitement au mien, et nos bouches ne se décollaient pas. Je mangeai ses lèvres, goûtai son palais, dévorai sa langue, luttant pour garder le contrôle du baiser. Saylan tira sur mon T-shirt, le sortit de mon pantalon, et glissa ses mains dessus pour caresser ma poitrine tandis que nous nous écroulions par terre l’un sur l’autre. Mes joues étaient en feu, je ne pouvais penser à rien d’autre qu’au corps palpitant sous moi, à sa douceur, à sa chaleur, comme s’il avait été mien depuis toujours. Je ne l’avais rencontré que trois fois en tout et pour tout, et faire l’amour avec lui me semblait la chose la plus naturelle du monde, la plus normale. Je tâtonnai à la recherche de sa ceinture quand j’entendis un grand bruit très près de nous, celui d’une porte claquée avec violence, et Saylan se pétrifia instantanément dans mes bras.

Avant que j’ai le temps de comprendre ce qui se passait, je sentis quelqu’un me tirer violemment en arrière et me détacher de Saylan, qui s’éloigna aussitôt en se recroquevillant dans un coin. J’atterris sonné contre le lit, tandis que l’ " agresseur " se déplaçait vers Saylan, aplati contre le mur de sa chambre.

Je n’eus que le temps de jeter un coup d’œil sur celui qui venait d’entrer : grand, les cheveux d’un roux un peu moins joli que celui de Saylan, une carrure impressionnante. Avant que j’ai le temps de comprendre ce qui se passait, il se rua sur Saylan, et l’attrapa par les cheveux, le secouant avec violence et commençant même à le traîner dans la pièce.

_ SALETE ! ! CA NE TE SUFFIT PLUS DE FAIRE CA DEHORS, TU LES RAMENES MEME ICI MAINTENANT ? ? ?

Il le gifla et Saylan aurait vacillé sous l’impact si l’autre ne l’avait fermement retenu par les cheveux. Saylan tenta de parler, d’insulter ou de supplier, que sais-je, mais l’autre ne lui en laissa pas le temps et d’un coup de poignet le lâcha et l’envoya par terre. Toujours coincé par le mur, Saylan s’écroula sur le sol, roulé en boule, tandis que l’homme commença à le bourrer de coups de pieds :

_ TU CROIS QUE JE VAIS LAISSER FAIRE CA ICI CHEZ MON PERE ? ? ? ESPECE D’ORDURE ! ! !

_ Marc, je…, tenta Saylan avant de vite croiser ses bras sur son visage pour se protéger.

Le temps de rassembler mes esprits, durement secoués, et je me relevai. Je ne savais pas quoi faire, mais une chose était claire : ça ne devait pas continuer une minute de plus.

_ JE NE TE LAISSERAI PAS FAIRE CES SALOPERIES ICI, TU M’ENTENDS ! ! TU VAS LE REGRETTER ! !

Il lui donna un coup de pied qui l’atteignit en plein visage avant que j’ai pu l’arrêter. Je l’attrapai par le bras et le fit pivoter vers moi d'un coup sec.

_ Qu’est-ce que tu fais là toi ?, rugit-il immédiatement, " Barre-toi ou sinon…

_ Tu vas arrêter de le frapper tout de suite !, criai-je en m’efforçant d’avoir l’air menaçant.

_ Qu’est-ce que tu viens de dire là ? Fous le camp tout de suite!

_ Marc, je…, tenta à nouveau Saylan.

Je lui jetai un coup d’œil. Il se tenait le visage à deux mains, toujours recroquevillé par terre, et une bouffée d’inquiétude naquit en moi : qu’est-ce que c’était que ce liquide sanglant que je voyais perler entre ses doigts ?

_ Ferme-là !, éructa Marc en amorçant un autre geste pour le frapper, mais je l’en empêchai aussitôt.

_ Tu ne vois pas qu’il est blessé ?, tentai-je de le raisonner.

_ Qu’est-ce que ça peut te foutre ? !, répondit en me donnant un coup sur l’épaule qui me fit reculer de deux pas " Je sais pas où tu l’as ramassé et pour combien, mais…

Ces mots me heurtèrent en plein visage. C'était trop! Je dépassai en vitesse cette brute pour aller m’agenouiller aux côtés de Saylan, immobile. Avait-il seulement entendu notre discussion ? J’espérai seulement qu’il démentirait les propos de Marc… Je l’espérai…

_ Ca va ?, lui demandai-je à mi-voix.

Sans décoller les mains de son visage, Saylan répondit d’une voix tremblante, pas à moi mais à Marc :

_ Je crois que tu m’as fendu l’arcade sourcilière…

_ T’as qu’à aller te faire soigner chez ton prof chéri ! Allez, ça suffit ton cirque, lève-toi ! Et toi pousse-toi !

Il m’écarta violemment et saisit Saylan par le bras, le redressant brutalement. Tout le côté gauche de son visage était rouge de sang, et je m’arrêtai de respirer. Je me relevai aussitôt, et avant que Marc n’ai rien pu initier d’autre, je lui arrachai Saylan et demandai :

_ Tes papiers sont dans ton sac à dos ?

Il acquiesça et je pris son sac pour lui, les traînant tous deux vers la sortie.

_ Mais…, commença Saylan désarçonné, étourdi par sa blessure.

_ ET QU’EST-CE QUE TU T’IMAGINES QUE TU VAS FAIRE ?, rugit Marc en se lançant à nos trousses. " C’EST UNE AFFAIRE ENTRE LUI ET MOI !

_ Plu maintenant, lançai-je en espérant qu’il n’oserait pas me frapper. Bien que je sois plutôt costaud, je ne suis pas très grand, et en aucun cas en mesure de me mesurer avec une montagne comme Marc. J’étais résolu à en venir aux mains s’ils le fallait pour sortir Saylan de là, mais j’espérai autant m’en tirer sans dommage.

Mais il s’empara de Saylan et le jeta littéralement dans un coin de la pièce, et je me dis que dans quelques minutes, je ne serai pas en meilleur état que lui.

_ Si tu cherches la bagarre, lança Marc, " Tu tombes bien. J’vais t’apprendre à venir faire ces… ces… saloperies chez les honnêtes gens !

_ Et toi, tout ce que tu trouves à faire, c’est cogner sur ton cousin ! Bravo ! C’est super !

Je reculai vivement : j’avais vu son coup de poing venir, il me manqua de peu.

_ Pourquoi tu restes ici ?, demanda Marc en me jugeant d’un œil malveillant. " J’en ai rien à faire de toi, il n’y a que Saylan qui mérite…

_ Qui mérite quoi ? De se faire briser les os ? Tu te rends compte de ce que tu fais ? Je comprends même pas pourquoi Saylan a pas encore appelé la police !

_ LA POLICE? Essaie de faire ça, et…

Le coup me prit vraiment par surprise. Je me retrouvai titubant trois pas en arrière. J’avais la mâchoire douloureuse là où il m’avait frappé. Je sentais la colère monter en moi, exigeante, violente, occultant l’inquiétude que je ressentait pour Saylan. Marc s’était détourné de moi, me considérant comme quantité négligeable, et s’était approché de Saylan, qui ne bougeait pas plus qu’un sac de cailloux. Sa respiration précipitée emplissait mes oreilles, et je me précipitai sur Marc pour l’empêcher de lui faire quoi que ce soit d’autre. Il me vit arriver et tenta de m’assommer, mais il n’était pas question que je me laisse faire ! ! J’esquivai son coup et tentai de lui en porter un. La chaleur dans la chambre était insoutenable, et de grosses gouttes de sueur perlaient à mon front.

_ Je ne te laisserai pas lui faire de mal, soufflai-je à Marc

_ Quand j’en aurai fini avec toi, tu seras plus en état de dire quoi que ce soit !, rétorqua-t-il, et c’est alors que nous avons vraiment commencé à nous battre. Il était grand et très musclé, se battait sans remords, et j’avais peu de chances. Pourtant, l’appréhension de tout ce qui allait arriver à Saylan si je le laissais là me dopa, et à ma grande surprise je réussis à lui envoyer un coup de poing dans le ventre qui l’envoya bouler, le souffle court. Il fallait que nous sortions vite d’ici! Je n’avais plus aucune chance de le raisonner, il était dans une colère noire, et je voulais absolument que Saylan soit soigné tout de suite. Sortir, sortir… vite ! ! Tant pis pour l’héroïsme ! Je me ruai sur Saylan et le poussai vers la sortie, Marc essayant en vain de nous rattraper.

_ Revenez ici tout de suite !, hurla-t-il, avec tant de souffle que je me dis que nous n’avions vraiment pas beaucoup de temps avant qu’il ne soit de nouveau d’attaque. Je réussi à atteindre la porte avant lui, et le refuge de la rue. Tout en traînant Saylan par le bras, essoufflé, je courus jusqu’à l’arrêt d’autobus le plus proche, poursuivi par les imprécations de plus en plus lointaines de Marc. Il n’avait pas osé nous suivre au-delà du pâté de maison. Sauvés !

Bien sûr, les gens nous regardaient bizarrement. Après tout, Saylan était en chaussettes, avec du sang qui goûtait de son menton.

_ Ca va ?, lui demandai-je à nouveau tout en écartant de son visage ses cheveux déjà un peu poisseux. Mon visage me chauffait un peu. J’avais quand même pris un ou deux coups.

_ J’ai mal…, souffla-t-il doucement.

_ Je vais t’emmener à l’hôpital !, lui dis-je tout de suite. " Si c’est l’arcade, il suffira d’un ou deux points de suture et…

_ Je sais, répondit simplement Saylan, et je déglutis, choqué par cette involontaire révélation.

Je n’avais pas de mouchoir par ce temps, ni de serviette, et le sang coulait toujours du visage de Saylan. Comment faire pour l’arrêter ? Une arcade sourcilière fendue, c'est toujours tellement impressionnant… J’enlevai mon maillot pour éponger le front de Saylan. Il faisait si chaud qu’être torse nu ne me posait aucun problème. Je nettoyai son visage du mieux que je pus sans lui faire mal, et nous commençâmes à marcher vers l’hôpital, assez proche, Saylan pressant le tissu souillé sur son front, silencieux, le regard à terre. Je n’avais pas non plus envie de parler. Marc avait dit des choses qui m’avaient heurté, mon visage me faisait mal, mais cela attendrait. Tout ce que je souhaitais, c’était que Saylan soit soigné, qu’il n’ait rien de grave.

Nous n’échangeâmes pas un mot de plus dans la salle des urgences. On m’avait donné un sac de glaçons pour mettre sur ma joue gonflée. Ce ne fut que lorsque Saylan revint de sa consultation qu’il leva enfin les yeux vers moi. Il avait un gros pansement au-dessus de l’œil gauche, mais à part ça, il avait l’air d’aller plutôt bien. Les cernes qu’il avait sous les yeux étaient peut-être un peu plus accusés, et son teint un peu plus pâle. Il était adorable. Comme la salle d’attente était vide, il s’assit à côté de moi, peu désireux de repartir tout de suite. Dans sa main droite, il tenait mon T-shirt trempé de sang.

_ Tu n’as pas trop mal ?, lui demandai-je.

_ Ca va…, répondit-il simplement. " Ils m’ont donné quelque chose pour calmer la douleur. Ca va. Et toi ? Ta mâchoire ?

_ C’est juste des bleus !, lui dis-je en souriant.

Il me montra mon T-shirt d’un air gêné :

_ Je le nettoierai, bien sûr !

_ Tu n’y arriveras pas… du sang séché…

_ Tu paries ?

Nous nous sourîmes. Saylan se tut un instant, puis reprit, lentement :

_ Pourquoi tu as fait ça ?

_ Fait quoi ?

_ Me défendre… contre Marc… tu n’étais vraiment pas obl…

_ Pas obligé ?, m’exclamai-je. " Mais tu crois que je l’aurais laissé te fracasser sans rien faire ?

_ Personne n’ose s’opposer à Marc, commenta Saylan en me jetant un regard en coin.

_ PERSONNE ? Personne ne t’a jamais défendu, c’est ça que ça veut dire ?

_ Si… Mon oncle, quelques fois.

Je le regardai un moment en silence avant de reprendre, à voix basse :

_ Et… ce genre de … de disputes… ça arrive souvent ?

Saylan haussa les épaules, détournant le regard :

_ Non, non, pas si souvent que cela. Mais Marc se met vite en colère…

_ Ne le défends pas !, m’insurgeai-je. " Il n’as pas d’excuses ! Je comprends qu’il ait été choqué de nous voir, mais enfin… te battre comme ça…

_ Ca va, ça ca, s’empressa de me couper Saylan avec un brin de mauvaise humeur, " Il m’est arrivé pire, tu sais…

Je digérai la nouvelle avec difficulté

.

_ Et tu ne fais rien ?

_ Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?, dit-il en se levant brutalement, comme insulté. " Partir, j’ai déjà essayé, et ça ne m’a mené nulle part ! Et puis, c’est ma famille après tout ! ! Marc n’est pas si méchant et…

_ Pourquoi tu n’appelles pas la police ?

_ Mais je ne veux pas leur causer d’ennuis ! ! !

Je secouai la tête sans mot dire. Ca ne me surprenait pas trop qu’il s’obstine à croire que Marc n’était pas dans son tort. Ca l’aidait sans doute à survivre, jour après jour, à ce qu’il lui faisait subir. Je repris :

_ Qu’est-ce que tu vas faire à présent ? Tu ne vas quand même pas rentrer là-bas… il va te massacrer… et je ne te laisserai pas y retourner de toute façon ! !

Saylan me sourit.

_ Tu es vraiment gentil !

Une légère rougeur monta à mes joues, que je m’empressai de combattre du mieux possible.

_ Tu veux venir à la maison ?, lui proposai-je.

Il secoua la tête.

_ Je ne vais pas te déranger. J’irai chez un ami.

_ Je t’en prie…, lui dis-je en prenant ses mains dans les miennes. Je ne voulais pas le laisser seul ! Il fallait qu’il reste avec moi ! !

Il me fit non de la tête.

Je jetai un coup d’œil rapide autour de nous, et déposai un baiser rapide sur ses lèvres.

_ Laisse-moi au moins d’accompagner, lui chuchotai-je.

Nous avons pris le bus pour aller chez son ami. En chemin, je ne pus m’empêcher de lui demander qui il était, la jalousie m’étreignant déjà.

Il m’expliqua qu’il s’agissait de l’un de ses professeurs, qu’il avait eu plusieurs années au collège, puis au lycée, et qui l’aimait bien. Je commençai à trouver qu’on en parlait beaucoup de ce " monsieur Drabant "… Dans ma tête trottait et retrottait la phrase de Marc : " Je ne sais pas où tu l’as ramassé ni pour combien… ". J’avais beau me dire qu’il n’avait dit cela que pour insulter Saylan et m’humilier, je n’arrivais pas à m’en défaire, et je regardais tout ceux qui nous approchaient comme des rivaux potentiels.

_ Tu sais…, commença Saylan d’un air gêné alors que nous étions descendus du bus et marchions vers la maison du " professeur ".

_ Quoi ?

_ Ce que Marc a dit, à propos de moi… ahum… de me ramasser je ne sais trop où et…

Il rougit et s’arrêta. Ma gorge se serra. Nous y voilà.

_ Oui, eh bien ?

_ Ce n’est pas vrai, bien sûr… tu me crois ?

Je sentis un grand poids s’ôter de ma poitrine. S’il l’affirmait, je le croyais sur parole. Pas besoin d’autres preuves. Et même s’il m’avait affirmé que c’était vrai, je crois que je n’aurais pas réussi à cesser de l’aimer. Je… il m'est arrivé, plus tard, de douter de lui. Pas de son amour, mais de sa fidélité purement… physique. Je n'ai jamais eu aucune preuve de quoi que ce soit, et je sais que je suis très jaloux, trop enclin à m'imaginer des choses. Mais même si j'avais sous les yeux une preuve qu'il m'ait trompé, je ne sais si j'arriverais à me séparer de lui. J'ai honte de cette faiblesse, mais je crois que je lui pardonnerais tout pour qu'il reste avec moi. Tout.

Nous sommes arrivés devant la maison de son professeur. Franchement, j'étais plutôt surpris! Il s'agissait d'une vieille maison traditionnelle en pierre, avec une grande cour, et sans doute un jardin derrière. Elle ne paraissait pas très grande, mais enfin, elle était vraiment pas mal! Et moi qui croyait que les profs n'avaient pas d'argent… ou alors, c'était une maison de famille.

_ Je viens parfois passer la nuit chez lui, m’avait expliqué Saylan, " Et Marc a horreur de ça. Il dit que ce n’est… ce n’est pas bien.

Il sonna, et un homme auquel je donnais une trentaine d’année, aux cheveux blond cendré, avec des lunettes, plus grand que moi et plutôt beau gosse vint ouvrir. Il écarquilla les yeux en voyant Saylan en chaussettes (après coup, il m’a raconté que ses pieds étaient en sang ce soir-là), et plus encore en me voyant moi, toujours torse nu.

_ Saylan ?…, commença-t-il avec étonnement. " Mais qu’est-ce que tu fais là ? Et qu’est-ce qui t’est arrivé ?

_ Je voulais savoir si je pouvais passer la nuit ici, affirma plutôt que demanda Saylan avec un aplomb qui me sidéra, et d’autant plus quand l’homme s’écarta pour nous laisser rentrer sans poser d’autres questions. Il me jeta un regard en biais en avisant ma poitrine torse nu mais ne dit rien.

_ C’est encore Marc, c’est ça ?, demanda-t-il une fois que nous fûmes installés dans le salon, où Saylan avait l’air d’avoir ses habitudes. " Ou bien Patrice ?

_ Voici Alexandre, le coupa Saylan. " Il m’a emmené jusqu’ici. Alex, voici Christian Drabant, mon ex-prof.

Nous nous serrâmes la main, sans grande effusion de joie. La désinvolture de Saylan avec cette personne qui semblait si fréquemment l’aider me mettait légèrement mal à l’aise. Drabant proposa d’aller me chercher une de ses chemises, et j’acceptai non sans reconnaissance.

Saylan s’était assis à côté de moi, très près de moi à vrai dire, et je me demandai anxieusement ce que ce Drabant en pensait. Après tout, Saylan devait savoir ce qu’il faisait…

_ Vous vous êtes rencontrés comment ?, demanda poliment Drabant, comprenant qu’il ne tirerait rien d’autre de Saylan.

_ Par hasard…, commençai-je avant que Saylan ne me coupe la parole.

_ Alex est dans la même classe que Pierre. Pierre, vous vous souvenez ?

_ Bien sûr, Saylan, reconnut Drabant sans ciller, " Je me souviens très bien. Cesse donc de croire que je suis sénile avant l’âge !

Saylan sourit à peine, et Drabant se tut, penaud. Tandis qu'il nous préparait à boire dans la pièce à côté, Saylan posa sa main sur le haut de ma cuisse, une caresse très légère, et je crus que j'allais lui sauter dessus immédiatement, au diable tout le reste! Finalement, le retour de Drabant coupa court à toute tentative d'effusion. Il nous servit à boire, et tenta vainement de commencer une conversation avec Saylan, sans grand résultat. Il se rabattit sur moi et mes études, et je dois bien avouer que je mis moi aussi assez peu de bonne volonté à répondre à ses questions. Le silence finit par s’installer entre nous.

_ Eh bien, reprit Drabant tout à trac, " C’est vraiment très gentil à vous Alexandre d’avoir accompagné Saylan jusqu’ici.

Ca, ça sonnait comme un congédiement ou je ne m’y connaissais pas ! ! Mais après tout, c’était le maître de maison, et il en avait tout à fait le droit… non pas que je fusse heureux de devoir quitter Saylan comme ça… Ce dernier jeta un regard noir à son (ex) professeur, et je m’étonnai que celui-ci ne se dissolve pas sur place.

Je me levai, et je serra une fois de plus la main de Drabant, tout en promettant de lui rendre sa chemise. Il dit que je n’avais qu’à la remettre à Saylan.

_ Je te raccompagne !, me jeta ce dernier en plantant son prof derrière lui.

Il m’entraîna dans le couloir tout en prenant soin de fermer la porte de communication derrière nous.

Dès que nous fûmes seuls, bien qu’à à peine 6 mètres de Drabant, il noua ses bras autour de mon cou et m’embrassa sur la joue. Je le serrai contre moi, gentiment, appréciant sa chaleur, heureux qu’il n’ait pas changé de sentiment à mon égard, espérant que cela durerait toujours.

_ Tu ne m’en veux pas pour tout ce qui t’est arrivé aujourd’hui ?, me chuchota-t-il " Ton visage a gardé des traces…

_ Je ne t’en veux pas du tout, murmurai-je en retour. " Je recommencerai s’il le faut.

Je l’entendis rire doucement.

Il se contenta de m’embrasser à nouveau, et je dus partir…

Je gardai un sourire niais toute la soirée.

Et j’y pensai toute la nuit. Une véritable obsession, avec comme seul leitmotiv : quand? Quand pourrais-je le revoir? La prochaine fois serait la bonne, je le sentais bien, mais comment la provoquer?

Là non plus, je n’attendis pas longtemps. Ou plutôt, Saylan ne me fit pas attendre. Hésitant à l’idée de passer chez lui à l’improviste (autant que possible, je désirais éviter d’autres altercations avec son cousin), je répugnais également à l’idée de téléphoner chez Drabant, où j’espérais que Saylan était toujours. L’imaginer rentrer chez son oncle après ce qui s’était passé... non! Mais appeler chez cet homme me déplaisait également. Je n’avais pas envie de rentrer en contact avec lui, d’autant plus que j’ignorais quelles étaient exactement ses relations avec Saylan. Finalement, alors que je me morfondais depuis près de deux jours (autant de semaines dans ma cervelle enfiévrée), ma mère vint m’annoncer que quelqu’un voulait me voir. Et sur le perron, ce n’était autre que Saylan. Après tout, il ne faisait que me rendre la politesse…

_ J’ai demandé ton adresse à Pierre, me dit-il d’emblée. " J’espère que ma visite ne te dérange pas.

J’étais un peu surpris de son manque d’assurance. N’avait-il pas compris qu’il serait toujours le bienvenu chez moi? Ou avait-il encouru des déceptions de ce genre? Je le fis entrer. Hervé et mon père n’étaient pas là, quant à ma mère, elle était au salon avec ses amies. Pas besoin de faire les présentations. Je me contentai de tirer silencieusement Saylan vers ma chambre. Et cette fois-ci, nous ne fûmes pas dérangés. Nous

_ Mais qu’est-ce que tu fais?

Alexandre leva les yeux, interrompu. Il jeta un coup d’oeil à sa montre, qui indiquait 23h43, puis à Saylan, debout les mains sur les hanches devant lui. Ses yeux étaient très rouges, mais il avait l’air ravi de quelqu’un qui vient de franchir une épreuve réputée insurmontable.

_ Ne me dis pas que tu as réussi à finir ton puzzle en UNE soirée? Tu fais d’énormes progrès..., commenta Alexandre en souriant, dissimulant prestement son manuscrit alors que Saylan esquissait un mouvement pour l’attraper, en guise de représailles.

_ Tu as des secrets pour moi maintenant?, ironisa Saylan d’une voix cassée par la fatigue.

Il s’approcha d’Alexandre et vint s’asseoir à califourchon sur ses genoux, démêlant ses cheveux du bout des doigts.

_ Peut-être... mais jamais autant que toi, lui répondit Alexandre en souriant. Il lui caressa gentiment le visage, écartant les mèches qui recouvraient ses yeux. Saylan jeta ses bras autour de son cou et l’embrassa, se lovant contre lui

_ Si on allait se coucher?, demanda-t-il soudain d’une voix incitatrice.

_ Ah oui, et pour quoi faire?, rétorqua Alexandre avec un sourire ambigu

_ Pour dormir, voyons! C’est Lundi demain!, conclut Saylan d’un air respirant l’innocence la plus improbable.

Alexandre se contenta de toussoter.

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