Side Story : Christian Drabant

Je m'éveillai avec peine, éteignant d'un coup sec le réveil vagissant. La rentrée. Mon Dieu... Ca fait sept ans que je fais ce métier, et rien à faire, le stress de la rentrée est toujours au rendez-vous, bien pire que lorsque j'étais élève. Mes collègues m'ont dit que ça ne disparaissait jamais. Pile la pensée qu'il faut pour me lever de bonne humeur. Je m'extrai du lit, péniblement, m'asseois sur le rebord pour faire le point et chasser de mon esprit les dernières bribes du mauvais rêve qui m'a poursuivi toute la nuit. Dans la pénombre, la chambre paraît plus grande qu'elle n'est réellement, et tellement plus vide. Bien que je sache que je ne les supporterais pas deux jours, je regrette des fois que mes parents ne vivent pas avec moi. J'aurais bien aimé un peu de compagnie. Les persiennes laissent passer de minces raies de lumière. La lumière de l'automne. Pour la seconde fois, j'aurai des secondes en charge, entre autres. Ca me plaît, de m'occuper des nouveaux élèves. Les gamins de 15/16 ans ne sont pas toujours faciles, mais somme toute, l'année dernière s'était plutôt bien passée.

Pourvu que ce premier jour se passe bien, pourvu... Beaucoup de choses allaient en dépendre. Le premier jour, le professeur est sous les feux de la rampe. A l'idée de cette trentaine de paires de petits yeux aux aguets prêts à ne plus me lâcher dès que j'aurai pris pied dans la salle de classe, mon coeur fit un bond dans ma poitrine. Comme je haïssai la rentrée!...

Je surgis dans la cour du lycée comme un fou furieux. #£@% de &}@€#% d'embouteillages!!! Juste à l'heure!!! Je me ruai vers ma salle, constatant avec effroi que la plupart des classes était rentrée. Je l'avais bien senti que ce n'était pas un bon jour! Je luttai contre la vague de pessimisme qui menaçait de me submerger. C'était maintenant que le vrai challenge commençait, dès que j'aurai fait rentrer la meute dans la classe. Parlant de meute, je m'aperçus que celle-ci était bien silencieuse. Après tout, la plupart des élèves ne devait pas se connaître... Ca viendrait vite. On m'avait annoncé 37 élèves, une vraie marée humaine, mais là devant moi, ils me parurent au moins 50, je crus qu'ils ne finiraient jamais de prendre place.

Je pris une bonne inspiration, me rappelai deux trois principes de self control, et investis l'estrade devant le tableau noir. Calmes en cette première heure de cours, les élèves me fixaient, comme dans mon rêve, avec une attention teintée d'ironie. Je pouvais presque lire dans leurs yeux la question : « Et celui-là, qu'est-ce qu'il va bien pouvoir nous inventer pour se rendre intéressant?». Je forçai mon regard à balayer la salle, tachant pourtant de n'en fixer aucun en particulier, et je commençai à faire l'appel.

Au beau milieu de la liste, un nom m'arrêta net. Celui-là, je le connaissais... je le connaissais bien.

Je levai les yeux vers l'élève qui avait répondu présent. Il était assis, de manière assez négligée ce qui ne lui ressemblait guère, tout seul à une table près de la fenêtre, dans la seconde moitié de la pièce. Je n'eus pas besoin de lui demander une confirmation pour le reconnaître. Ce gamin, Saylan, il n'y en avait pas deux comme lui. Je continuai à énumérer les noms des élèves, mais j'étais vraiment ravi de retrouver ce garçon! Je l'avais déjà eu deux ans au collège, et il était vraiment adorable. Peut-être pas gentil à proprement parler, mais franchement intéressant. J'interprétai ça comme un bon présage. non pas que je crois aux présages, non, rien de tout cela, mais un jour de rentrée, tout est bon pour se rassurer.

Traditionnellement, lors de cette journée de rentrée, les élèves ne restaient que deux heures, le temps de distribuer les livres, les emplois du temps, et de faire quelques bricoles, donner les sempiternels conseils et de faire les toutes aussi traditionnelles petites fiches. Je ne connais pas grand chose de plus inutile que les petites fiches, mais les élèves ont l' air tellement déçus qu'on ne leur demande pas ce que font leurs frères et soeurs et s'ils ont un milieu familial particulier! En tout cas, pour l'un d'entre eux au moins, je me demande ce qu'il va mettre...

_ Bien, dis-je en guise de conclusion à ces deux heures de simili cours, En sortant, vous n'aurez qu'à poser vos fiches sur mon bureau. A demain, et bonne journée.

Lorsque Saylan passa devant moi, je lui fis signe de rester. Avant de lui adresser la parole, j'attendis que tous les autres élèves soient sortis. Mieux valait ne pas leur donner d'idées fausses dès le premier jour, et des soupçons de favoritisme. Attendant lui aussi, Saylan se tenait devant moi, comme toujours l'air un peu gauche, fixant d'un air pénétré ses baskets de toile blanche. Je sais qu'au collège, les autres élèves le trouvaient un peu (très) froid et distant, et des fois, je me demandai comment ils pouvaient ne pas voir ce que cette attitude cachait de maladresse. Non pas que Saylan soit un garçon timide, non. C'est juste qu'il ne sait pas parler aux autres.

Dommage pour quelqu'un qui sait manier les mots avec tant d'aisance à l' écrit. Vraiment dommage...

_ Eh bien Saylan, commençai-je dès que nous fûmes seuls, « C'est une sacrée surprise de te retrouver ici!

Il se contenta d'acquiescer d'un signe de tête, plongeant ses yeux verts dans les miens en esquissant un léger sourire.

_ Ca va me faire drôle, dit-il, « De vous avoir sans Pierre et Isa.

_ Ils ne sont pas ici?

_ Non.

Saylan bascula le poids de son corps sur son autre pied, tanguant à présent du côté droit.

_ Ils sont tous les deux dans d'autres lycées, dit-il.

_ Allons, c'est pas la fin du monde, tentai-je de le rassurer.

Allez savoir pourquoi, Saylan m'a toujours fait l'effet d'un chaton trempé. D'un chaton qui sait aussi griffer, sans doute, mais enfin... Il hocha les épaules.

_ Ca ira. Je survivrai.

_ Et toi, comment vas-tu? Ta famille?...

Pendant l'année passée où je ne l'avais pas vu, ce point là m'avait tourmenté deux ou trois fois. Le pauvre môme était affligé d'une famille pas facile, et il n'était pas non plus prêt à se laisser aider.

_ Ca va, dit-il très vite, « Pas de problème. Tout va très bien.

Je jetai un coup d'oeil à sa fiche.

_ Ton oncle est au chômage? Depuis combien de temps?

_ Quelques mois, répondit-il d'un air gêné. « Mais il va avoir du travail bientôt.

_ Et tu es sûr que ça va?

_ OUI!

Je le fixai, étonné de la dureté de son ton. Déjà, dans son attitude, j' avais noté du changement, mais à cet âge-là, qui ne changerait pas en un an?

Ceci dit, je trouvai depuis le début qu'il avait un comportement un peu... un peu relâché, en quelque sorte. Pas malpoli, mais plutôt indifférent. Il faudrait sans doute un petit moment pour reprendre contact. Sous mes yeux, il se pencha, prit son sac à dos par une bretelle, et déclara :

_ Il faut que je m'en aille. Sinon, je vais rater mon bus, et il n'y en a pas d'autre avant une heure.

_ Je peux te déposer si tu veux.

_ Non. Ca ira.

_ Ca ne me dérange pas tu sais, insistai-je, désireux de lui parler un peu plus.

_ J'peux me débrouiller tout seul, je ne suis pas un bébé.

_ Je n'ai pas dis ça!, rétorquai-je étonné, et un peu blessé. « Mais enfin, si tu veux rentrer tout seul, va-s-y.

Il s'en alla sans demander son reste.

Finalement un peu dépité par ces retrouvailles qui avaient tourné en eau de boudin, je me préparai à mon tour à partir. Quand même, en un an, il avait bien poussé. Il faisait bien son âge à présent, peut-être même un peu plus. Sa voix était devenue plus grave, plus chaude aussi, et il avait toujours ses beaux cheveux roux. Je quittai la salle de classe, espérant tout de même qu'il n'avait pas perdu son bon caractère.

Les jours suivants, je constatai certaines choses étranges. Dans l'ensemble, la rentrée se passait bien : j'avais beaucoup d'élèves dans toutes mes classes, mais dans l'ensemble, ils n'étaient pas chahuteurs. Il y avait bien, déjà, un embryon de petite bande dans une des secondes qui m'inquiétait un peu, mais... Par contre, l'attitude de Saylan me surprenait beaucoup. Ce n'était pas son comportement pendant mon cours qui me dérangeait. Il était comme d'habitude, calme, voire un peu amorphe, l'air vaguement ailleurs (bien qu'il n'en soit rien en réalité). Dans un coin de mon cerveau, je ne cessai de me demander si tout allait bien chez lui. Je ne me souvenais que trop bien de son oncle et de son cousin... Franchement, je n'aurais pas aimé me retrouver tout seul face à eux dans un recoin sombre.

Ils m'en veulent à mort parce que j'ai signalé les marques de coups sur Saylan il y deux ans. Si j'osai, j'interrogerai Saylan plus avant, mais il semble m'éviter. Arrive le dernier, repart le premier. Je dois dire que je ne suis pas ravi... Je ruminai dans la salle des profs quand Mireille, une collègue enseignante de biologie, s'abattit sur la chaise en face de moi, soupirant

_ Vraiment, je ne sais pas comment je vais faire avec cet élève!, dit-elle d'un air grandiloquent (c'était son genre) en levant les bras au ciel.

_ Qui ça?, lui demandai-je en souriant. « Une forte tête?

_ Pas vraiment, répondit-elle en secouant ses courtes boucles blondes. « C'est plus compliqué que ça. C'est un élève, là, il est là, tout seul dans son coin, il ne dit rien, mais pas ça!

_ Eh bien, où est le problème? Comment il peut t'embêter si...

Elle m'interrompit d'un geste de la main.

_ Ce n'est pas moi qu'il embête, mais je suis très embêtée. Deux ou trois autres élèves ont commencé à se moquer de lui en classe - c'est un garçon plutôt mignon, et assez délicat tu vois, un rouquin, je crois que tu l'as toi aussi (je dressai l'oreille) - et ils ont dû trouver très drôle de, enfin... de se moquer de lui, tu sais, comme les gosses font. Vu qu'il est toujours tout seul dans son coin, c'est une proie facile. Enfin, c'est ce qu'ils ont dû penser.

_ Et?...

J'avais un peu peur d'entendre la suite. Qu'est-ce que?...

_ Et alors, en plein cour, ce gamin s'est levé, tranquille, il a traversé la salle pour aller vers le garçon qui avait parlé le plus fort, et il lui a enfoncé la pointe de son compas dans la main! D'un coup, comme ça, sans crier gare!!

_ Quoi? Que...

Mireille m'interrompit encore. Elle avait l'air secouée, et très désireuse de finir son histoire.

_ Tu sais Christian, reprit-elle en me fixant droit dans les yeux, « J'en ai vu d'autres. Franchement, j'ai vu bien pire. Il n'a pas frappé bien fort, la blessure n'est pas grave du tout. Mais c'était son calme qui m'a vraiment effrayée. On aurait dit qu'il n'en avait strictement rien à foutre. Je te jure, ça m'a fait froid dans le dos! Et quand je lui ai demandé pourquoi il avait fait ça, il a refusé, mais vraiment refusé de répondre, rien, il baissait la tête et n'en décoinçait pas une, du coup, direction chez le proviseur; on verra bien s'il en a arraché quelque chose! Je sens que je ne vais pas m'amuser cette année avec ce môme! Et puis je t'avoue, je me demande comment la classe va réagir. Ce genre d'histoire de revanche, ça peut vite dégénérer.

J'acquiesçai. Je n'avais jamais eu à gérer une situation de guerre ouverte entre des élèves, mais j'avais entendu beaucoup d'histoires de ce genre. Et elles n'étaient pas drôle. Je tâchai de la réconforter un peu, mais un groupe de collègues arriva, et elle recommença à raconter son histoire une seconde fois. Qu'est-ce que c'était encore que ça??? Il n'y avait qu'un rouquin dans mes classes, et c'était Saylan. Mais qu'est-ce qui lui avait pris? Il n'était pas toujours à proprement parler très ouvert ou chaleureux, mais il n'avait jamais fait mine de lever la main sur qui que ce soit auparavant... Comme mes cours étaient finis, je décidai de faire un saut chez le proviseur sous un prétexte quelconque et essayer de voir si je pouvais tirer cette affaire au clair.

Je déboulai chez la secrétaire, qui me dit d'un air désolé (j'ai toujours eu l'impression que je lui plaisais bien) que le proviseur était en train de parler avec un élève qui en avait blessé un autre l'heure d'avant. Allons bon. Je lui dis que je venais pour ça, car je croyais connaître l'élève en question. Elle chercha son nom pour moi. C'était lui.

J'attendis que la porte s'ouvre, et cueillit au passage Saylan par le bras, l'empêchant de s'éclipser comme il en avait eu l'intention. Je le tint fermement. Pourtant, mes mains tremblaient. J'avais pris un sacré coup. Pourquoi, Saylan...

_ Vous vouliez me voir?, demanda le proviseur.

_ C'est à propos de Saylan, répondis-je, et entre mes doigts, je sentis ses muscles se raidirent. Il n'avait pas besoin d'avoir peur de moi comme ça...

« Je le connais bien. Qu'est-ce qui s'est passé exactement? On m'a dit qu'il avait blessé un de ses camarades?...

_ C'est bien ça, confirma le proviseur. « Si vous le connaissez bien Drabant, vous pourriez le sermonner un brin, ce petit monsieur n'écoute rien de ce qu'on lui raconte!

_ Tu vas m'expliquer tout ça, hein Saylan? Je vais te ramener chez toi et tu me raconteras, d'accord?

_ ...

_ Il n'est pas très causant, je vous avais prévenu. Bon, toi ,écoute, tu as de la chance, tu t'en tires à bon compte, mais la prochaine fois, je convoque ta famille, c'est bien compris?

Cette mention de sa famille réussit à tirer une réaction de Saylan qui acquiesça. Le proviseur le regarda d'un air désapprobateur, et se retira dans son bureau. J'entrainai Saylan avec moi, le remorquant à travers les couloirs.

_ Je ne peux pas rentrer, dit-il en retirant son bras d'un coup sec, me faisant un peu mal, « Je n'ai pas fini mes cours.

_ Allons donc, je sais très bien que tu les as finis, rétorquai-je, Puisque c'est moi qui t'ai donné ton emploi du temps!

Il se renfrogna et se laissa tirer jusqu'à ma voiture. Une fois installé, je le pris à parti, résolument :

_ Alors, j'attends tes explications.

_ ...

_ Tu n'as pas à avoir peur. Je voudrais savoir ce qui s'est passé. C'est tout simple, je n'arrive même pas à y croire!

_ ...

A côté de moi, Saylan regardait à travers la vitre d'un air absent. Est-ce qu'il avait seulement entendu ce que je lui avais dit? Il avait les yeux dans le vague...

_ Eh!

Je lui donnait une légère poussée pour qu'il revienne sur terre. Il sursauta et me foudroya du regard comme si je l'avais frappé.

_ Pas besoin d'avoir l'air paranoïaque Saylan, qu'est-ce qui ne va pas?

_ Tout va bien.

Je commençai à me sentir désarmé. A côté de moi, je n'avais rien d'autre qu'un bloc de glace, complètement imperméable à ce que je pouvais bien lui raconter.

_ Pourquoi tu as réagi comme ça?, tentai-je à nouveau de demander. « De quoi t'a-t-il traité d'abord?

_ Il ne m'as pas insulté. Pas moi.

Ah, enfin, il parle!

_ Alors qu'est-ce qu'il a dit?

_ Il a dit du mal de Marc.

_ PARDON?

Je manquai de dévier de ma trajectoire.

_ Tu veux bien me répéter ça lentement?

Saylan se retourna d'un coup et me jeta :

_ Il a insulté mon cousin! Je ne pouvais pas le...

_ Qu'est-ce qu'il a dit?

Surtout, ne pas s'énerver... Saylan est énervé, je n'ai pas besoin de m'y mettre aussi!

_ Des mensonges! Tout ça parce qu'il habite à côté, il croit qu'il sait tout, mais,...

_ J'aimerais bien que tu précises tout ça...

J'avais dû être assez glacial, parce que Saylan déglutit à côté de moi.

_ Je ne me souviens pas parfaitement... En gros, il a dit que c'était un, euh, un raté et une brute. Mais ce n'est...

_ Désolé de te décevoir Saylan, mais tu sais que j'aurais plutôt tendance à partager son opinion, répondis-je tout en me glissant entre deux voitures au feu rouge. « On en avait déjà parlé à l'époque...

_ Oui, oui, mais c'est du passé, il a changé maintenant, et il n'est pas méchant avec moi!

_ C'est vrai?

Saylan acquiesça. Après tout, pourquoi je ne le croyais pas? Pourquoi ne pas être un peu optimiste?

_ Ca va bien?, lui demandai-je encore. « Tu es livide tout d'un coup, tu te sens mal?

_ Ca va, ça va..., répondit Saylan en se détournant de telle sorte que je ne puisse pas voir son visage.

_ Tu es sûr? On est près de chez moi, tu veux passer prendre une aspirine, quelque chose?

_ Ca va je vous dis.

Encore ce ton acide! Tant pis pour lui, allons-y pour le sermon!

_ En tout cas, j'aimerais bien savoir ce qui t'as poussé à réagir comme ça tout à l'heure avec ce garçon! Enfin, tu réalises?

_ Eh bien quoi?, répondit Saylan sans se retourner. « Je ne lui ai pas fait très mal.

_ Ce n'est pas le problème! Où as-tu vu qu'on pouvait blesser des gens, comme ça, juste parce qu'on est fâché? Si ça continue, c'est toi qu'on va traiter de brute!

_ Je ne veux pas qu'on insulte ma famille.

Je soupirai. C'était reparti... Ca, au moins, ça n'avait pas changé depuis le collège. Toujours aussi obstiné à prétendre que tout allait bien.... Je lui jetai un coup d'oeil en coin, et encore une fois, je fus frappé de voir combien il avait changé. C'était vraiment un joli garçon maintenant, pas très costaud sans doute, mais vraiment agréable à regarder... Je souris en moi-même. Christian, depuis quand tu te fais ce genre de réflexion à propos de tes élèves?

_ Qu'est-ce qui vous fait rire?, demanda Saylan qui avait surpris mon sourire. « C'est moi?

_ Pas du tout! Je souriais de moi.

Saylan haussa les épaules, et se replongea dans la contemplation de l'asphalte. Je le déposai chez lui, sans avoir réussi à en tirer quoi que ce soit de plus. J'avais juste réussi à lui faire promettre de ne plus régler ses différends tout seul, mais de venir me voir avant.

_ Si c'est vous, je veux bien, avait-il dit, et il était parti, affectant une froideur qui ne me disait rien de bon.

Je n'avais pas du tout l'esprit tranquille...

Le lendemain, tout était comme si rien ne s'était passé. Saylan semblait se morfondre comme de coutume dans son coin, ni plus ni moins. Pourtant, l'ambiance de la classe ne me disait rien qui vaille. Toute une partie des élèves l'évitait ostensiblement. Je comprenais leurs réticences, bien sûr, mais mon coeur se serrait à l'idée que Saylan allait être tout seul. Il ne méritait pas ça. Et moi, je ne pouvais pas remplacer un ami, un camarade de son âge, en aucune façon...

Quelques jours se passèrent, sans vagues. Je commençais à croire à croire que tout était oublié. Il n'y avait pas eu d'autres incidents. Par contre, Saylan était toujours aussi difficile à aborder. Il ne parlait à personne, et j'avais entendu quelques collègues s'en plaindre comme d'un élève taciturne et maussade. Ils seraient surpris en voyant ses notes... Mais j'aurais bien aimé que Saylan s'ouvre un peu plus. Et j'aurais également bien aimé l'avoir moins en tête. Je m'inquiétais trop pour ce gosse, c'était certain, mais je l'avais toujours tellement bien aimé!...

Et puis un jour, il ne vint pas en classe. Je me fis un sang d'encre, tout en me disant que j'étais ridicule. « Enfin Christian, tu n'as pas la charge de ce gamin, il est sans doute un peu patraque, au pire, il fait l'école buissonnière, pas besoin d'imaginer mille scénarios comme tu le fais! » J'attendis la fin des cours avec impatience, pour me retrouver complètement désoeuvré. Et maintenant que la matinée était finie, qu'est-ce que j'allais faire? Hors de question d'appeler chez lui. Je n'avais pas envie de me ridiculiser, ou de me faire rembarrer par l'un des cerbères. On était Mardi, je n'aurais pas cours avec lui avant le Vendredi... Tant pis, tentai-je de me raisonner. Tu le croiseras sans doute dans les couloirs demain, et tout rentrera dans l'ordre. Je décidai de rentrer chez moi sans plus attendre.

J'ouvris la grille pour garer la voiture dans la cour. Après une matinée comme celle-ci, je n'aspirai qu'à une chose : une après-midi tranquille. Non pas que mes après-midis ne fussent pas tranquilles en règle générale... Mais là, j'avais vraiment besoin d'oublier les problèmes. Et en particulier Saylan.

Je sursautai en voyant une forme tassée sur mon perron, la tête dans ses bras. En piteux état...

_ Saylan!, m'exclamai-je, « Mais qu'est-ce que tu fais ici? Pourquoi tu n'étais pas à l'école ce matin?

Saylan décroisa ses bras et leva la tête.

_ Il y a quelque chose qui ne va pas? Tu n'as pas l'air bien. Ton visage est tout égratigné!

_ Je suis tombé, dit-il. « Est-ce qu'on pourrait rentrer? J'ai un peu froid...

_ Bien sûr.

J'ouvris la porte, inquiet et malgré tout ravi de le voir ici. Comme ça, il n'avait pas oublié le chemin de ma maison? Il n'y était venu que deux ou trois fois pourtant, lorsqu'il était au collège...

Je pris son manteau, et l'accrochai à un porte manteau. Il portait l'un de ses éternels jeans bleu foncé, avec un T-shirt noir, qui par contraste accentuait la pâleur de sa peau.

_ Mais attends... mais tu boites? Qu'est-ce qui t'est arrivé?

_ Je peux m'asseoir?

Je lui montrai du doigt le canapé du salon, et il s'assit lourdement dessus.

_ Je suis tombé, dit-t-il. « On m'a poussé.

Je m'assis en face de lui, prêt à dégainer le téléphone pour appeler l'école, la police, Dieu sait qui.

_ Ton cousin?

_ Non. Pas du tout. C'est les trois, là... Je peux allonger ma jambe sur le canapé?

_ Oui. Qui ça, les trois?

_ Les trois élèves, là, ceux du cours de biologie.

Je vis sa lèvre inférieure trembler, mais il continua sans que sa voix tremble.

_ Ils m'ont attendu ce matin, et on s'est disputé. Je ne crois pas qu'ils voulaient mal faire, mais l'un d'eux, - je ne connais pas son nom - m'a poussé, et je suis tombé dans les escaliers qu'il y a près de chez moi, vous savez? J'ai très mal à la cheville.

Je ne savais absolument pas de quels escaliers il voulait parler, mais je fis celui qui savait. A l'intérieur, je bouillais. Ils avaient osé...

_ Alors je suis venu vous voir, vous vous souvenez? Comme vous me l'aviez dit!

Je crus que mon coeur allait s'arrêter quand j'entendis le son de sa voix. Tellement fatigué, tellement découragé... Je résistai à l'envie de le prendre dans mes bras.

_ Tu as bien fait, mais... tu ne t'es pas fait soigner? Tu as dû faire une sacré chute! Tu as prévenu ton oncle?

Saylan se recala sur le canapé, mal à l'aise. Dans son visage, ses yeux étaient immenses et remplis d'eau.

_ Non. J'ai pensé que c'était mieux de venir ici d'abord.

_ Mais tu aurais dû les prévenir! Je vais téléphoner...

Non pas que ça m'enchante hein...

_ J'aimerais autant pas, s'empressa de me répondre Saylan. « Vous savez, il n'y a que Marc à la maison en ce moment, et il ne vous aime pas beaucoup... Vous savez?... Je leur dirai ce soir quand je rentrerai.

_ Si tu veux. Ils ne vont pas s'inquiéter au moins? (mouvement de tête négatif de Saylan). Je vais chercher de la glace pour ta cheville, et appeler un médecin, d'accord?

Il acquiesça, puis, difficilement :

_ Monsieur, vous savez, je n'ai pas d'argent pour le médecin, et...

_ Ne t'en fais pas, je m'en occupe. Je réglerai ça avec ton oncle.

_ Il n'y a peut-être pas besoin d'un médecin, la glace, ça ira, je pourrais toujours en voir un chez moi...

_ Je te dis que ça va.

Non mais toute cette histoire commençait à m'agacer! J'allai appeler un médecin, et tout de suite encore!

_ Mais je..., insista-t-il.

_ Saylan...

_ Bon, d'accord.

Je téléphonai immédiatement à mon médecin, lui demandant de passer, et préparai un peu de glace pour Saylan.

_ Quelle cheville te fait mal?

_ La droite... juste ici.

Je retroussai le bas de son jean et jetai un oeil. Sa cheville était tout enflée. Lorsque je posai la glace dessus, il serra les dents mais ne dit rien.

_ Tu aurais quand même dû rentrer chez toi pour voir un médecin, lui dis-je.

« Tu n'aurais pas dû marcher jusqu'ici.

_ ...

_ Bon, je vais soigner un peu ton visage, d'accord? Tu as des petites coupures. Et tes vêtements sont déchirés un peu, là.

Je lui désignai son épaule gauche, où le tissu du T-shirt avait lâché. Il pâlit tellement que je crus qu'il allait s'évanouir.

_ Ca va? Qu'est-ce qui t'arrive? Tu ne te sens pas bien?

_ Non non, ça va, parvint-il à dire. « C'est juste que... il y aurait un moyen de recoudre la déchirure avant que je parte?

Quoi?

_ C'est ça qui te tourmente? Bien sûr qu'on va s'occuper de ça. C'est quand même ta cheville le plus important, et ton visage, et d'ailleurs, tu as mal autre part? Les escaliers...

_ On ne pourrait pas recoudre tout de suite? Sinon après on va oublier!, implora presque Saylan

_ Et alors?

_ Je... je ne peux pas voir le médecin avec un T-shirt déchiré, dit-il en s'efforçant d'avoir l'air convaincu.

_ Le médecin s'en moque, il saura que tu es tombé, de toute façon.

_ Je préférerais que ce soit réparé très vite!

_ Pourquoi?, demandai-je très sérieusement. « Dis-moi la vraie raison, et je la répare. Tu as l'air d'être terrorisé à l'idée de rentrer chez toi avec ton T-shirt déchiré.

Au moment où je disais ces mots, leur évidence me frappa. Mais bien évidemment... J'avais été naïf de croire Saylan l'autre jour, tiens, quand il disait que tout allait bien chez lui... Pour baliser comme ça à propos d'une simple déchirure... Je repris immédiatement :

_ Redis-moi qui est chez toi en ce moment?

_ Marc, répondit Saylan, me mettant au défi du regard de faire un quelconque commentaire.

Il me semblait que je commençais à y voir un peu plus clair à présent. Pour peu que les choses aient continué comme par le passé, le pauvre gosse n'avait pas dû oser rentrer chez lui alors que seul son cousin était dans la maison. Maintenant que j'avais compris, je lisais sa crainte sur son visage comme dans un livre ouvert. Pauvre gosse, pauvre Saylan... Qu'est-ce que je pouvais faire?... Je me repris. Et si je me faisais des idées, hein? Une fois de plus, ce serait pas nouveau! Il fallait que je calme mon indignation grandissante. Je ne pouvais que faire des suppositions. Rien de plus. Autant attendre le médecin, et recoudre ce satané T-shirt (la déchirure était minime, même moi, j'étais capable de réparer ça). Je donnai à Saylan une chemise à moi en attendant. Dedans, il avait l'air plutôt cocasse. Elle était bien trop grande pour lui! Il avait l'air tellement mignon dedans...

A nouveau cette réflexion?!?! Ca commençait à bien faire! il était temps que je me remette les idées en place!

Je finis de réparer le T-shirt au moment où le médecin arriva. Je lui racontai l'histoire, sans rentrer dans les détails, et le laissai seul avec Saylan dans mon bureau. Une fois qu'il eut fini de l'ausculter et de bander sa cheville, il me prit à part :

_ D'où sort ce gosse?, me demanda-t-il aussitôt.

_ C'est l'un de mes élèves. Sa famille habite dans le quartier nord, dans le coin de la piscine, vous voyez? Pourquoi? Il y a quelque chose de grave? Je pensais qu'il s'était juste foulé la cheville.

_ La cheville, ce n'est pas grave. Il a eu de la chance, il aurait pu se fracturer le crâne, ou se briser un os. Il n'a que quelques égratignures. Et une cheville foulée, en effet. Il s'en tire à très bon compte.

_ Alors qu'est-ce qui ne va pas?, demandai-je, commençant à redouter... je ne savais quoi.

_ Si j'étais vous, j'alerterais l'assistante sociale, ou le lycée. Ecoutez, ce garçon est bourré de marques de coups, partout. Des anciennes, qui résultent de coups violents, du genre qui mettent longtemps à disparaître, et des récentes. Surtout sur les côtes. Sans doute des coups de pieds. Il a même quelques marques de ceinture sur la poitrine, pas beaucoup, mais assez visibles. Et il est en mauvaise santé, c'est évident. Sa constitution n'a pas l'air faible au naturel, mais là, il est dans un tel état de fatigue nerveuse qu'il peut perdre les pédales n'importe quand, sauter à la gorge de quelqu'un ou se cogner la tête contre les murs. Rarement vu un gamin aussi contracté. Une boule de stress qui ne demande qu'à exploser à la première occasion. Vous devriez prévenir quelqu'un. Je pourrai fournir un rapport, si vous en avez besoin.

J'acquiesçai, sonné. C'était pire que ce que je pensais! Et ce petit entêté qui ne dit rien, rien! Je laissai partir le médecin, et me retournai vers Saylan. Où est-ce qu'il était celui-là? J'étais sûr que quand nous étions entrés dans mon bureau avec le médecin, il était sur le canapé en train de se reposer! Dans la cuisine, peut-être?...

Personne.

Mais sur la table du salon, un petit mot. :

« Il faut que je rentre chez moi. Merci »

Pas de signature. Rien de plus. Si je le tenais...

 

Le lendemain, Saylan vint à l'école en boitillant. Je le croisai dans les couloirs, par hasard.

_ Alors, comment va ta cheville?

_ Pas trop mal. Désolé d'être parti si vite hier, mais il fallait que je rentre.

_ Tu as parlé à ton oncle? Ca s'est bien passé?

Saylan acquiesça, passant une main dans ses épais cheveux roux.

_ Il est allé voir les parents de celui qui m'a poussé. Il s'est excusé, et ses parents aussi.

_ J'espère que ça va en rester là, que tu ne vas pas ressortir ton compas pour lui faire un joli tatouage!

Saylan sourit, son premier vrai sourire depuis que nous nous étions retrouvés. Nous avions le même genre d'humour un peu particulier.

_ Je ne crois pas que ce serait très joli sur lui!, s'exclama-t-il. "Ce n'est pas un modèle très intéressant! Bon, il faut que j'aille en cours.

_ A Vendredi alors, et prends soin de toi!

Il se sauva, esquissant un geste de la main. Je n'avais pas réussi à lui parler de ce que m'avait dit le médecin. Ses paroles m'inquiétaient, mais je décidai d'attendre, je ne sais pourquoi. Peut-être parce qu'il faut que je vois les choses de mes yeux pour y croire?

Et puis, tout sombra dans la routine d'une année scolaire normale, ou presque. Il y avait toujours deux ou trois petites choses à propos de Saylan qui m'ennuyaient. Il ne s'était pas du tout intégré à la classe, mais heureusement, après l'histoire de la cheville foulée, tout le monde l'avait laissé tranquille. Pas une seule fois, Saylan n'arriva à l'école avec des marques sur le visage ou les bras comme cela était arrivé à plusieurs reprises au collège. Par contre, il était décidément devenu difficile à prendre! Une ou deux fois, alors que je tentais de l'interroger, il se rebiffa et s'en alla aussitôt, me laissant désemparé. Je ne lui connaissais aucun nouvel ami, et cela m'inquiétait.

_ Tu sais, lui dis-je un jour, après les cours, "Pierre et Isa sont très gentils, mais tu devrais songer à te trouver des amis au lycée, non?

Saylan haussa les épaules tout en montant dans ma voiture (il venait deux ou trois soirs par semaine faire ses devoirs chez moi, soi-disant pour que je l'aide. Personnellement, j'inclinais plus à penser qu'il retardait au maximum le moment de rentrer chez lui).

_ Je ne les vois plus, me lâcha-t-il. "On s'est disputé pendant les grandes vacances. Pierre se mêle de ce qui ne le regarde pas parfois.

_ C'est vraiment dommage, m'exclamai-je, "Vous étiez si amis! A propos de quoi vous êtes-vous disputés?

_ C'est entre nous.

_ Oh.

Je le conduisis en silence. Depuis quelques jours, j'avais l'impression qu'il n'allait pas très bien. La période des fêtes venait juste de passer, et il devait être un peu déprimé.

Une fois arrivé, Saylan se précipita vers la télé. Il y avait un programme qu'il ne voulait pas rater tous les soirs, et je n'avais pas eu le courage de l'en priver. Après, il travaillait un peu, et parfois, nous discutions d'un peu tout et n'importe quoi. Il s'allongeait sur le canapé, et parlait avec tant d'animation qu'il lui était parfois arrivé, à ma grande hilarité, de dégringoler par terre. Il ne s'en offusquait jamais. Comme par le passé, c'était un interlocuteur agréable, attentif une fois qu'on avait capté son attention. Mais l'année écoulée avait suffi à lui donner un certain recul sur de nombreuses choses, et nos discussions me passionnaient tout autant que lui. Il avait souvent des vues originales, imprévues, qui m'intriguaient. C'était la première fois que je partageai ce genre de relation avec un élève.

Ce soir-là, Saylan posa son cartable dans le couloir, et s'assit devant la télé, comme d'habitude, mais avec un indéniable manque d'enthousiasme. D'ailleurs, il ne l'alluma même pas. Le temps de retirer ma veste, je vins m'asseoir à côté de lui.

_ Qu'est-ce qui ne va pas?

Il ne me répondit pas, affectant de ne pas m'avoir entendu. J'ai toujours pensé que j'étais trop indulgent avec lui à propos de ses espèces de sautes d'humeur, mais je n'ai aucune idée de comment je pourrais le lui dire sans le mettre en colère. Quelques fois, je me dis que je suis trop souvent désarçonné devant lui, et que ce n'est pas bon. Après tout, c'est moi l'adulte, c'est moi qui devrait mener le jeu!

_ Si tu me disais ce qui ne va pas, je pourrai t'aider.

Il étendit ses jambes sur la table basse en face de lui. Je détestais ça, et il le savait parfaitement.

_ Arrête ça, tu veux?

_ Dites-moi., commença-t-il d'un ton froid qui me hérissa immédiatement, Pourquoi vous vous occupez de moi comme ça? Je veux dire, il n'y a pas d'autre élève pour qui vous faites ça, l'emmener chez vous, et tout. Pourquoi?

La question me prit au dépourvu. J'articulai la seule réponse qui me vint à l'esprit :

_ Parce que je t'aime bien. Voilà la raison.

_ .

_ Pourquoi tu as besoin de savoir ça?

_ Vous m'aimez bien, c'est vrai?, reprit-il tout aussi froidement sans répondre à ma question. "Et pourquoi ça? Les autres ne m'aiment pas, eux.

Il se cala plus à son aise dans le canapé et continua :

_ Ils ne m'aiment pas, et je ne sais pas pourquoi vous vous dites que vous m'aimez bien. Il n'y a aucune raison.

_ Laisse les autres à leur place Saylan. Ils ont tort.

Cette discussion commençait à m'énerver.

_ Allez, reprit-il d'un ton plus engageant, "Dites-moi pourquoi vous vous occupez de moi?

_ Parce que je t'aime bien, je te l'ai déjà dit! Tu es stupide ou quoi?

Il fondit aussitôt en larmes.

Je le regardais une minute, muet de surprise. Que?.

Je tentai gauchement de passer un bras par-dessus ses épaules, et il vint se blottir contre moi pour pleurer. Je lui caressai maladroitement la tête pendant quelques instant, me disant bêtement que je n'avais jamais touché ses cheveux auparavant.

Quand il se fut calmé, j'hésitai à l'interroger. Il évitait de me regarder : il était si fier parfois.

Je le tenais dans mes bras, sa tête contre ma poitrine.

_ Ca va mieux?, me décidai-je enfin à lui dire.

Il acquiesça, séchant ses yeux.

_ Maintenant, tu veux peut-être me dire de quoi il s'agit? Je ne te force pas.

Il s'éloigna de moi, et je le laissai partir à regret, répugnant à l'idée de le lâcher.

_ Est-ce que je pourrais dormir ici ce soir?, demanda-t-il, et je le regardai, surpris.

_ Mais. pourquoi?

_ . Si je vous dis, vous me promettez de ne rien dire à personne?, me demanda-t-il avec un reste de sanglot dans la voix.

_ De quoi s'agit-il?

_ Vous me promettez? A personne? Jamais?, insista-t-il

_ D'accord, Saylan, je te le promets.

La promesse me coûtait, mais il me semblait que je n'avais guère le choix.

_ Alors, qu'est-ce que tu voulais me dire?

_ Je.

Sans répondre, Saylan se leva, et commença à se déshabiller.

_ Mais?! Qu'est-ce que tu?., m'exclamai-je tout en sentant mes joues qui commençaient à rougir.

A mon grand soulagement, il se contenta d'enlever son pull et son T-shirt. Je renonçai à chercher à comprendre pourquoi j'étais si soulagé qu'il s'en tînt là. Mais je crus que ma mâchoire allait heurter le sol quand je vis son torse. C'était tout simple, je n'en croyais pas mes yeux.

_ Mais ce sont. Saylan, ce sont des.. des brûlures de cigarette, non?

Saylan acquiesça, gardant les yeux baissés. Il avait cinq ou six marques le long des côtés, de vilaines tâches noires, donc certaines avaient commencé à s'infecter, et gonflaient, menaçantes.

_ Vous avez promis de ne rien dire, vous vous souvenez?

_ Oui. bien que je le regrette, répondis-je, fasciné malgré moi par la vision de ces brûlures bougeant à chacune de ses respirations, comme des choses vivantes. Je ne brisais jamais mes promesses, quoi qu'il m'en coûte. C'était une question d'honneur. "Qui t'a fait ça?

Saylan se rassit à côté de moi. A moitié nu, si près de moi, il me mettait légèrement mal à l'aise, sans que j'arrive à savoir pourquoi exactement.

_ Ce n'était pas méchant, commença-t-il, "C'était juste un jeu. Mais.

Il s'interrompit, cherchant ses mots. Je lui laissai le temps qu'il lui fallait.

_ Marc avait invité des copains à lui, et ils ont commencé à chahuter pas mal. D'habitude, j'évite d'être là en même temps qu'eux, laissa-t-il échapper malgré lui, "Mais là, je ne savais pas qu'ils allaient venir. Ils ont fait tellement de bruit, et moi j'avais mon devoir de math à faire, j'y arrivais pas, vous savez, c'est ce devoir dont je vous ai parlé, il est vraiment très long et.

Il fit une pause, pour reprendre son souffle.

_ Et puis, je suis allé les voir pour leur dire d'arrêter. Je ne savais pas que c'était ces amis-là qui venaient, sinon, je ne serais pas entrés, mais ceux-là, ils ne m'aiment pas du tout, et ils ont commencé à. à se. enfin, ils se sont moqués de moi. Et puis l'un d'eux à proposé de. de jouer, il a dit. Il.

Il prit une longue inspiration, évoquant le souvenir avec peine.

_ Il a dit que j'avais l'air d'un chat, et qu'il voulait voir si j'était tacheté, alors ils ont arraché mon T-shirt et ils m'ont. ils m'ont brûlé avec leurs cigarettes.

Il s'était remis à sangloter, à bas bruit.

_ Ils me tenaient allongé par terre, ils me tenaient les bras par terre, Marc était assis sur moi, j'ai cru que j'allais étouffer, j'ai eu tellement peur, j'ai cru qu'ils allaient me brûler complètement, me brûler les yeux, ils ont approché une cigarette de mes yeux et.

Je le pris à nouveau dans les bras, tandis qu'il sanglotait.

_ Je ne veux pas y retourner, s'il-vous-plaît, pas ce soir, pas ce soir, je peux rester ici?

Je le serrais bien fort, essayant de le réconforter comme je pouvais, et je ne pouvais pas grand chose. Je n'arrivais pas à trouver mes mots. Je ne savais pas quoi dire. Si, j'avais une chose à dire, une seule :

_ Bien sûr que tu peux rester dormir ici Saylan. A chaque fois que tu voudras, tu pourras dormir ici, d'accord? Tu n'as qu'à demander.

_ C'est vrai?

_ Oui. Ca aussi, je te le promets.

_ Vous n'allez dire à personne ce que je vous ai dit, hein, s'inquiéta-t-il soudain, se détachant de moi. "Même pas à mon oncle, hein? S'il sait, il va se mettre en colère!

_ ...

_ Vous m'avez promis!!!, s'indigna-t-il.

_ ...

_ Vous avez promis!

_ ... Tu continueras à me dire ce qui t'arrive, si je ne dis rien? Tu me laisseras t'aider, moi?

_ ... oui. D'accord. si vous ne dites rien, je vous raconterai ce que vous voulez savoir. Promis.

_ Bien.

Il reposa sa tête contre moi, et je le tins précieusement, comme quelque chose de très fragile. Je ne pouvais pas me délier de ma promesse, mais au moins, j'avais l'assurance de pouvoir aider Saylan lorsqu'il en aurait besoin.

_ Est-ce que tu veux téléphoner chez toi pour prévenir ton oncle que tu restes ici?, lui demandai-je un peu plus tard.

_ Non, me répondit Saylan sans même y penser.

Nous étions à table, et il finissait son dessert.

_ Patrice ne s'inquiète pas si je passe la nuit dehors, mais si je dis que c'est chez vous, il va pas aimer, et il va vouloir que je rentre. Il vaut mieux pas. Je lui dirai demain.

_ Saylan. ça t'arrive de découcher? Sans le prévenir? C'est bien ce que tu impliques, non?

Saylan releva la tête vers moi, un peu étonné.

_ Eh bien. oui, ça m'arrive. Pourquoi, vous ne faisiez pas ça, vous?

_ Pas à ton âge, non. Et chez qui tu vas, sans indiscrétion?

_ Euh., hésita Saylan, "Chez Pierre et Isa?

_ Chez Pierre et Isa, hein?. Je croyais que tu ne les voyais plus.

Saylan me fit un très joli sourire et me regarda par en dessous.

_ Tu as d'autres amis alors? Je ne savais pas. Qui sont-ils?, demandai-je avec une pointe de... jalousie? De dépit?

_ Vous ne les connaissez pas, se contenta de répondre Saylan, qui se replongea dans sa part de tarte.

_ Ils sont de ton quartier? Ils ne peuvent pas t'aider quand tu as des problèmes?

_ Bah, ce ne sont pas des amis très proches.

_ Ah? Mais tu dors quand même chez.

_ Pas aussi proches que vous, en tout cas, conclut-il en me jetant un coup d'oeil amusé, et je me retrouvai bouche bée.

Saylan est allé se coucher tôt. Ca faisait longtemps que personne n'avait utilisé ma chambre d'amis. Ca me fait drôle qu'il y ait quelqu'un dedans ce soir. Mais c'est plutôt agréable.

Après cette soirée, Saylan revint coucher chez moi plusieurs fois par semaine.

Un jour, alors que je le rencontrai par hasard au détour d'un couloir, Saylan me glissa que ses brûlures ne le faisaient plus souffrir. Et jamais plus il ne m'en parla. D'ailleurs, force m'était d'avouer qu'il ne disait plus grand chose, même à moi. Je dus le laisser partir pour les vacances de Pâques le coeur serré. L'idée de le savoir entre les griffes de sa brute de cousin suffisait à me mettre physiquement mal à l'aise. Depuis quelques temps, je me débattais dans des sentiments contradictoires à son encontre. J'avais peine à discerner ce qu'étaient mes propres sentiments. Ou plutôt, je redoutais de les reconnaître.

_ Tu viendras me voir pendant les vacances Saylan, n'est-ce pas?, lui demandai-je alors que nous quittions l'école ensemble.

_ Peut-être, répondit-il d'un air las. "Je vais voir si je peux.

_ Tu devrais, tentai-je de l'influencer. "Je pourrais te donner un coup de main pour les matières où tu patauges un peu, comme la biologie ou les maths. Ca n'allait pas très fort ce trimestre-ci à ce qu'on m'a dit. On dirait que tu ne travailles que pour mon cours.

Il se contenta de me regarder sans rien dire, l'air pensif.

_ C'est vrai que ça pourrait être mieux, finit-il par reconnaître. "Mais je vais me débrouiller. Ne vous inquiétez pas.

La platitude de son ton me rendit nerveux. D'ailleurs, j'étais de plus en plus nerveux en sa présence, ce qui me déplaisait au plus haut point. D'autant que Saylan ne se comportait pas toujours de façon irréprochable avec moi. J'en étais conscient, et pourtant, je n'arrivai pas à le réprimander. Devant lui, je devenais mou comme de la guimauve.

_ Bon, tranchai-je. "Je te ramène?

_ Ce n'est pas la peine, répondit-il tout en cherchant quelqu'un des yeux. "Je rentre avec un ami.

_ Comment?

Saylan tourna les yeux vers moi, surpris par la sécheresse de mon ton.

_ Eh bien oui! Vous vouliez pas que j'en aie? C'est pas ce que vous avez dit?

_ Si, si, bien sûr.

Je tâchai de faire bonne figure, mais je ne me sentais pas fier.

_ Tu me le présentes?, lachai-je d'un air dégagé - du moins l'espérai-je.

Saylan se contenta de regarder le bout se ses chaussures, sans que je puisse déterminer s'il était gêné ou indifférent. Ses cheveux, qui avaient beaucoup poussé en l'espace de quelques mois, lui retombaient sur la figure, dissimulant ses traits. Il se gratta la tête d'un air pensif. Décidément, il était volontiers songeur ces derniers temps... comme s'il avait sans cesse la tête ailleurs... réfléchissant à quelque projet secret.

_ J'ai peur qu'il arrive un peu en retard, finit-il par dire. "Ne perdez pas votre temps à l'attendre. Vous le verrez un autre jour.

_ J'aimerais bien le voir aujourd'hui. Je ne suis pas pressé, insistai-je, mû par un sentiment que je refusai de m'expliquer.

Saylan leva les yeux vers moi, me regardant d'un air mauvais

_ Et ne me regarde pas comme ça, rétorquai-je à son insulte muette.

Il baissa les yeux à contre coeur.

_ Et qui est cet ami d'ailleurs?, repris-je d'un ton plus agressif que je ne l'aurais voulu.

_ Vous êtes jaloux ou quoi?, lâcha Saylan l'air de pas y toucher, et je sursautai, piqué au vif. et effrayé. Comment diable?.

_ Je fréquente qui je veux, ca ne vous regarde pas; continua-t-il tout en regardant ailleurs. Il hocha les épaules "Désolé si ça ne vous plaît pas.

J'avais trouvé le temps de récupérer de sa remarque assassine, mais je sentais mon coeur battre follement la chamade dans ma poitrine.

_ Je veux juste être sûr que tes amis sont des gens bien, tentai-je maladroitement d'expliquer, avec une froideur presque hautaine. C'était la seule façon de paraître encore un peu maître de moi.

_ Et si j'ai pas envie de voir des gens "bien"? Ca veut dire quoi d'abord, "bien"? Pourquoi vous voulez toujours tout savoir sur moi? Et pourquoi vous vous mettez en colère d'abord? On peut pas discuter normalement?

Il s'arrêta pour me regarder. Nous étions à la porte du lycée, et autour de nous, des élèves passaient distraitement, sans nous remarquer. Je n'aimais pas du tout de tour que prenait la discussion. Mes jambes flageolaient, mais Dieu merci, je n'étais pas écarlate. Pas encore du moins. Je fus incapable de trouver une réponse. Pourquoi je voulais tout savoir sur lui? Pourquoi? Parce que... parce que je le trouvais si... parce que je l'...

_ Vous êtes jaloux, statua Saylan devant mon manque de réponse.

_ Mais pas du tout, je..., tentai-je de protester, mais ma voix sonnait faux à mes oreilles mêmes

_ Vous êtes jaloux, répéta Saylan.

Il me toisa une minute, puis tourna les talons. J'esquissai un geste pour le l'empêcher de s'en aller, mais il s'arrêta de lui-même.

_ C'est un très vilain défaut! Ca me rassure de voir que vous en avez quand même quelques uns!, me dit-il en souriant.

Et il partit rejoindre un garçon adossé au mur de l'école, et dont j'avais remarqué le regard fixe depuis quelques secondes déjà. Il avait les cheveux bruns, très raides, qui lui tombaient à mi-épaules, et était habillé tout en noir. Lorsqu'il s'aperçut que je l'observait, il me lança un regard qui me fit froid dans le dos. Il n'avait pas l'air commode celui-là. Saylan arriva à sa hauteur, et le garçon lui sourit d'un air de propriétaire fier de son acquisition.

Je détournai les yeux, peu désireux d'en voir plus. Après tout, Saylan avait raison, c'était sa vie, pas la mienne. Je n'avais qu'une envie, m'en aller, non, m'enfuir le plus vite et le plus loin possible, loin de ce spectacle qui me... qui, oui, qui me rendait jaloux.

"Allons Christian, tu n'es plus un enfant, ca fait longtemps que tu t'en es aperçu, non?"

Je pressai le pas vers ma voiture, tandis que les pensées me poursuivaient. Je le savais bien, que je portais à Saylan une affection qui n'aurait pas dû être. Depuis quelques mois, je l'admettais, difficilement. D'abord, il était mon élève, et ensuite, il était beaucoup, beaucoup trop jeune. En fait, je me faisais horreur. Il me semblait que je profitais de ma position pour tromper Saylan. A ses yeux, j'étais encore un gentil professeur, peut-être même un ami, mais serais-je capable de le rester encore longtemps? De jours en jours, je sentais le masque se fissurer un peu plus. Il ne fallait pourtant pas qu'il tombe. Je ne le voulais pas. Tout, la honte, la souffrance, plutôt que de lui faire du mal. D'autre s'en sont déjà chargés pour moi, hors de question de rajouter à sa peine en me révélant être à son égard un... un prédateur. Il avait confiance en moi, et ce n'était encore qu'un gamin. Je devais m'en rappeler. Un gamin, jeune et innocent, du moins encore sur certains plans.

Je devais m'en rappeler.

Je montai dans ma voiture et démarrai, l'esprit dans le coton. Machinalement, je commençai à prendre la direction de la maison de Saylan. Le temps que je me remette les idées en place, j'était déjà à mi-chemin.

"Tant pis", marmonnai-je. Je jetai un regard autour de moi, et j'aperçus, au loin, Saylan et son ami, qui s'éloignaient de l'arrêt de bus avec lenteur.

De là où j'étais, il me semblait qu'ils ne parlaient pas. L'envie de m'arrêter et de les appeler me prit à la gorge, mais je me retins, à grand peine. Ma place n'était pas là, c'était clair. Ils avaient pourtant l'air bien distants pour des amis. Soudain, alors qu'ils n'étaient qu'à trois pas devant moi, le garçon brun attrapa Saylan par le bras et le lança plus qu'il ne le dirigea dans une venelle adjacente, l'y suivant dans la seconde. Je clignai des yeux, une fois, puis deux, surpris Je ralentis, histoire de voir ce qui se passait dans la ruelle, et passai devant à vitesse minimale. Je scrutai avec attention les ombres et recoins de la ruelle, avant de les voir, au dernier moment. Bien que dans la pénombre, la scène m'apparut dans son entier d'un seul coup, brutale comme une gifle. Le brun avait plaqué Saylan contre le mur et l'embrassait, pourtant avec douceur, presque avec délicatesse. Saylan avait ses bras autour de son cou, les yeux fermés, et savourait.

Je repris le contrôle de mon véhicule au dernier moment. Bien entendu, ils ne m'avaient pas vu. Dieu merci.

Je m'empressai de déguerpir, noir de rage. J'étais jaloux, dites-vous? Peut-être bien, mais ce n'était pas cette sensation qui me faisait frissonner de colère. J'étais furieux contre moi même. Je n'irais pas jusqu'à dire que j'étais content de voir mon petit Saylan de 15 ans accroché au cou d'un garçon dans la rue, sûrement pas, mais après tout, c'était bien plus dans l'ordre des choses qu'un petit Saylan de 15 ans accroché au cou de son professeur. Ce qui m'agaçait, ce n'était rien d'autre que mon stupide aveuglement. Allons bon, j'aurais dû voir ça depuis longtemps!, me répétai-je repassant dans ma tête divers événements des mois passés. Je donnai un coup sur le volant, passant ma colère sur ce que je pouvais.

Jusqu'à quel point avais-je été aveugle? Assez aveugle pour ne pas voir que non seulement Saylan n'était pas spécialement attiré par les filles, mais aussi que bientôt, il ne serait plus "l'agneau innocent" que j'avais en tête... si ce n'était pas déjà le cas d'ailleurs. Je m'efforçai de repousser les idées... embarrassantes que cette constatation me mettait en tête. Elles étaient très déplacées. Elle furent d'ailleurs chassées par un autre pensée : et quand sa famille apprendrait ça, qu'est-ce qui allait se passer? Je ne pus m'empêcher de frissonner à cette idée. Connaissant Marc et Patrice, ça se passerait mal, c'était sûr... j'espérais que Saylan se montrait très prudent.

Lorsque je revins à la maison, je ne sentais plus que cet aiguillon de peur en moi, de peur pour Saylan, qui n'avait vraisemblablement pas les moyens de survivre à une révélation impromptue du sexe de son petit ami devant son oncle. Une vague image d'une bouillie de Saylan projetée sur les murs me traversa l'esprit, et je ne pus m'empêcher, bien malgré moi, d'esquisser un sourire (quoique très coupable) devant l'humour involontaire de cette vision macabre. Oui, la réalité serait beaucoup moins drôle. Plutôt du style un bras cassé ou une jambe dans le plâtre. Patrice l'avait fait une fois pour pas grand chose, pourquoi ne recommencerait-il pas?

Du coup, tout à mon inquiétude, je n'étais plus du tout jaloux. Mais je ne pouvais pas téléphoner chez Saylan pour lui conseiller d'être extrêmement prudent (je me doutais néanmoins qu'il s'entourait - déjà - d'un certain nombre de précautions). Cela aurait trahi mon indiscrétion devant lui, mais là n'était pas le problème : c'eut été un petit moment de malaise pour, qui sait, éviter quelque chose d'autrement plus grave. Le problème, c'était que j'étais clairement interdit de séjour (et de téléphone) chez son oncle. Ne restait plus qu'à attendre une de ses visites. Peut-être, pendant ces vacances. La rentrée paraissait si loin.

Je passai mes vacances dans un état second. Je tombai malade, et traînai une sale fièvre pendant près d'une dizaine de jours. Une fois remis, la rentrée était presque là, et j'espérai en moi-même que rien de mauvais ne s'était produit dans une certaine maison du nord de la ville. Quant, l'avant veille de la rentrée, un samedi après-midi, un coup de sonnette strident me fit tressaillir. Je connaissais cette façon nerveuse de martyriser la sonnette. J'avais demandé à Saylan une fois s'il tenait tant que ça à enfoncer le bouton jusque dans le mur, et il m'avait répondu en riant que c'était parce qu'il avait horreur d'attendre aux portes, qu'il se débrouillait ainsi pour qu'on vienne vite lui ouvrir. Drôle d'idée.

Bref, je vins ouvrir non sans au préalable me demander anxieusement la tête que Saylan aurait.

Eh bien, exactement le même visage adorable que de coutume, mais cette fois-ci avec un grand sourire comme je lui en avais rarement vu.

_ Bonjour Monsieur, me salua Saylan. "Je ne vous dérange pas trop? Je n'ai pas pu téléphoner avant de venir.

_ Rentre donc, lui répondis-je, ravi de le voir de si bonne humeur. "Je me demandai ce que tu étais devenu!!

Saylan franchit le seuil avec sa grâce coutumière, ôta ses chaussures et vint s'abattre sur mon canapé, à sa place habituelle. A côté de lui, précautionneusement, il déposa une boîte en osier assez grande, dont les flancs étaient percés de formes géométriques allant du carré au trèfle, en un mélange assez étrange, et plutôt disgracieux.

_ Je suis désolé!, dit-il. "Je voulais vraiment passer vous voir, mais, vous savez...

Il haussa les épaules, écartant les bras en un geste d'impuissance.

_ Alors, reprit-il, "Je vous ai apporté un cadeau! Vous voulez venir le voir?

Je vins m'asseoir à ses côtés, quoiqu'à l'extrémité opposée du canapé, et lui sourit avec chaleur. Lorsqu'il se trouvait en de bonnes dispositions, il n'était rien moins qu'un ange. Je notai rapidement qu'il était habillé en noir et vert, ce qui lui allait remarquablement bien. Le soleil avait fait ressortir ses tâches de rousseur avec vigueur.

_ J'accepte ton cadeau avec plaisir. Qu'est-ce que c'est?

Saylan me regarda soudain d'un air inquiet.

_ Ohlàlà, j'ai oublié de vous demander... vous n'avez pas d'allergies, au moins?

_ Des allergies?, m'étonnai-je. "Pas que je sache. Pourquoi?

Saylan posa entre nous son panier d'un air malicieux.

_ Parce que vous verrez en ouvrant. Je vous en prie.

Je jetai un coup d'oeil suspicieux au paquet. J'avais bien une vague idée, mais...

Au moment où je tendai les mains pour en détacher les lanières, un mouvement le secoua, me faisant sursauter. Presque certain à présent, j'immobilisai le paquet pour l'ouvrir plus à mon aise, et en sortis... un adorable chaton, un européen sans doute, tout ébouriffé de son séjour dans le panier.

_ Saylan, c'est..., commençai-je, interloqué, ravi de ce petit animal soyeux qui semblait si doux, et tellement touché de recevoir un cadeau des mains de Saylan. "Merci beaucoup! Je n'avais jamais eu de chat auparavant. Tu me fais vraiment très plaisir!

Saylan soupira de soulagement.

_ Je ne savais pas si vous alliez aimer! Sandra a ramassé un chat il y a quelques temps, et en fait, c'était une chatte! Et quand elle a eu ses petits, j'ai essayé de vous en garder un, pour vous remercier de tout ce que vous faites pour moi. Je vous avais entendu dire une fois que vous aimiez les chats.

Je le regardai, surpris.

_ Et quand donc ai-je dit ça?

Saylan rougit un peu :

_ Vous parliez avec un autre prof dans un couloir. J'ai entendu.

J'étais tout bonnement ravi. Je le fis savoir à Saylan en me décidant à faire quelque chose qui me travaillait depuis longtemps. Je ne savais d'ailleurs pas encore si c'était une bonne chose à faire, mais l'émotion de l'instant m'emporta.

_ Ce n'est pas grave. J'adore ton cadeau. A propos, Saylan, puisque nous sommes amis, ne penses-tu pas que tu devrais cesser de m'appeler "monsieur" lorsque nous sommes entre nous?

Saylan me regarda de ses jolis yeux verts, qui se plissèrent quand il sourit.

_ Je veux bien. Ce sera plus... euh... gentil?, termina-t-il en hésitant, pas très sûr d'avoir trouvé le terme approprié.

_ Je m'appelle Christian.

_ Je sais, murmura Saylan, avant d'enchaîner. "Je ne peux pas rester longtemps, vous savez. J'ai dit à mon oncle que j'allais à la poste.

_ Il te surveille maintenant?

Voilà que mes inquiétudes resurgissaient. Le chaton quant à lui avait élu domicile sur mes genoux, et dormait, roulé en boule. Saylan haussa les épaules. Il avait toujours une façon extrêmement méprisante de parler de son oncle, ce qui ne lassait pas de me surprendre étant donné la terreur qu'il lui inspirait en réalité.

_ Il a des crises parfois, faut que tout le monde marche au pas sinon ça va mal. Il a frappé Sandra hier parce qu'elle était restée trop longtemps au téléphone. Vivement qu'il retrouve du boulot, qu'on ait la paix.

_ Dis-moi Saylan, commençai-je, me disant qu'il faudrait bien en passer par là à un moment où à un autre, "Le garçon que tu es allé rejoindre à la sortie de l'école l'autre jour...

_ Oh, celui-là?, me coupa Saylan avec entrain. "Pff, il m'a ennuyé, vous pouvez pas savoir!

_ Pardon?

_ Oui, je pense que je le reverrai pas. En fait...

_ Saylan, je vous ai vu vous embrasser.

Bon bah voilà, c'était dit. C'était sorti beaucoup plus facilement que je ne le pensais.

Saylan ne se démonta pas, pas une seule seconde.

_ Oh, vous avez vu ça? C'est possible, c'est pas un garçon discret.

Il secoua la tête en un geste légèrement méprisant pour son "ami".

_ Mais il est un peu bête, je vous l'ai dit. C'était pas très amusant de rester avec lui, et lui, de toute façon, il était là que pour une chose je crois. Alors, vous savez, je l'ai envoyé paître (il fit le geste de jeter une ordure au panier), comme ça!

Je le regardai, un peu éberlué de trouver en lui une telle désinvolture. Il parlait très vite aujourd'hui, et beaucoup. C'était suffisamment inhabituel pour me faire deviner qu'il s'était produit quelque chose, agréable ou désagréable, quelque chose qui le touchait, en tout cas.

Devant mon silence, il se calma un peu et ajouta, d'un air penaud :

_ Je vous ai choqué? Je suis désolé, j'étais sûr que vous comprendriez ce... ce genre de chose, euh, de relation. Avec certains garçons, il y a...

_ Ca ne me pose pas de problème, le coupai-je promptement et tentant de réfréner un rire penaud, "Si tu préfères sortir avec des garçons.

Saylan mima un soupir de soulagement mélodramatique et me fit un sourire en coin.

_ Mais il faut que tu sois prudent, continuai-je.

_ Quoi, vous voulez parler du sida et de tout ça? Mais vous savez, je suis au courant, et de toute façon je...

Il s'arrêta tout seul, semblant réfléchir à l'opportunité d'une mise au point. Est-ce qu'il voulait dire qu'il n'avait couché avec aucun garçon? Je n'allais sans doute pas lui poser la question. J'aurais été bien trop écarlate. Après réflexion, Saylan reprit :

_ Je suppose que vous voulez plutôt parler de Marc et Patrice, hein?

J'acquiesçai :

_ Je ne crois pas qu'ils prendraient la chose extrêmement bien.

_ Très, très mal, frissonna Saylan malgré la chaleur. "J'y ai déjà pensé. Ils ne sauront rien. Je suis très discret, pour certaines choses. Une vraie tombe, acheva-t-il en riant. "N'ayez pas peur, je me débrouille!

A voir son visage réjoui, sa mine joyeuse, je me sentais tout revigoré. Tout irait bien, j'en étais persuadé maintenant. Ce gamin avait le pouvoir de me gonfler à bloc sans même que je m'en rende compte.

Il jeta un coup d'oeil à sa montre et se leva avec précipitation alors que je m'apprêtai à lui faire quelques remarques sur les garçons susceptibles de lui tourner autour (n'étais-je pas bien placé pour le faire?), et notamment lui recommander la prudence compte tenu de son jeune âge afin d'éviter les bêtises... s'il était encore temps.

_ Il faut vraiment que je me sauve!, me jeta-t-il tout en courant remettre ses baskets. "A après-demain!

Je le suivis dans l'entrée tandis qu'il se battait avec ses lacets emmêlés (comme d'habitude)

_ Saylan , je...

_ Et encore merci beaucoup d'être là!, s'exclama-t-il, et il se haussa sur la pointe des pieds pour planter un baiser rapide sur ma joue.

J'en restai secoué, mais repris mes esprits très vite, assez tôt pour lui sourire et le remercier, lui aussi, de son cadeau. "Ainsi que de ce baiser", pensai-je en mon fort intérieur.

_ Alors, au revoir Christian, dit-il avant de s'éloigner en courant, franchissant si vite les grilles donnant sur la rue que je ne pus lui rendre son salut qu'en agitant la main, en jubilant.

C'était agréable d'entendre mon nom dans sa voix.

L'année scolaire se termina sans anicroches, et dans une sorte de torpeur qui me fit oublier mes craintes au sujet de Saylan. Il avait été d'une humeur plutôt joyeuse ces derniers mois, et j'attribuais ceci à une amélioration de l'atmosphère chez lui. J'avais savouré les semaines écoulées avec délice. L'année se finissant, les élèves de seconde étaient libre de tout travail, et moi-même, n'ayant ni premières ni terminales, avais du temps libre. Saylan avait quasiment passé les 15 derniers jours d'école chez moi, ne faisant un saut chez lui qu'occasionnellement. J'avais beau me dire que ce n'était pas très sain de notre part à tous les deux, je n'arrivai pas à trouver les mots qui l'auraient renvoyé chez lui sans le vexer. Je n'en avais pas très envie de toute façon, me répétant pour me convaincre qu'il était mieux ici que chez son oncle. Nous avons passé une excellente quinzaine ensemble. J'aurais pourtant bien aimé bénéficier d'encore plus de temps pour avoir Saylan rien qu'à moi.

Quand les vacances commencèrent, Saylan repartit chez lui en promettant de venir me voir. Avant qu'il ne parte, je lui offris un CD d'un groupe qu'il aimait bien. Il n'avait pas tellement d'argent pour ce genre de choses, et je pouvais me permettre de lui payer un cadeau sans trahir quoique ce soit. Il le reçut avec un plaisir dont le souvenir suffit à me rendre joyeux pendant les jours suivants. Je commençai, comme prévu, par aller passer une semaine chez mes parents, dans leur maison à la campagne. Mon séjour se déroula comme tout les séjours précédents : deux jours de pur bonheur, puis une éternité d'ennui voire de disputes. J'aime mes parents, mais c'est parfois difficile de les supporter. Après tout, je suis parti dès que je l'ai pu. Je suis leur seul enfant, et ils me prennent encore pour un bambin à qui il faut tout apprendre. Je n'ai pas le courage de leur expliquer que j'ai grandi. Je suppose qu'un jour, ils le découvriront d'eux-mêmes.

Je rentrai un peu mélancolique, réfléchissant à la proposition qu'un vieil ami m'avait faite de venir le visiter chez lui, en Allemagne, pendant un petit mois. Changer d'air ne pouvait pas me faire de mal. Je pouvais laisser le chat à un ami, donc pas de problème de ce côté là. Par contre, je me sentais un peu coupable "d'abandonner" Saylan, mais après tout, me séparer de lui quelques temps pourrait peut-être calmer l'affection un peu trop vive que j'avais pour lui. Et tout avait l'air de bien se passer chez lui. Il n'avait jamais eu l'air aussi reposé et serein que durant ces 15 jours passés chez moi. Durant mon séjour chez mes parents, je lui avais acheté un autre CD, puisque le premier lui avait si plaisir. Et puis comme ça, j'avais l'excuse de lui donner pour pouvoir le voir.

Je laissai passer une dizaine de jours avant de me décider. Saylan n'ayant pas donné signe de vie, j'en concluai que tout allait bien. Peut-être était-il quelque part en vacances?

Bref, je partis en Allemagne, et y restai trois semaines, le maximum que je m'étais autorisé. Je revins en France à la fin du mois de Juillet, sous une chaleur écrasante. Je m'étais beaucoup amusé, loin de tous mes soucis coutumiers, et j'aurais volontiers prolongé mon séjour quelques temps, n'eut été la pensée que Saylan était seul. Une chose était sûre : malgré cette courte séparation, je ne l'en aimais pas moins. Je rentrai dans ma maison, dont j'avais laissé les volets soigneusement ouverts avant de partir (je haïssais plus que tout rentrer après un voyage épuisant dans une maison froide et noire), déchargeai armes et bagages au petit bonheur la chance. Je m'accordai un quart d'heure de pause après mon long trajet en voiture avant de m'atteler au rangement. Je mis tout en ordre, à une allure d'escargot. Je me sentais vidé, avec le dynamisme bien connu du navet et la nervosité sympathique des melons. Enfin, tout étant en ordre, je m'écroulai dans mon canapé, et allumai la télé (l'influence de Saylan devait déteindre, je suppose) histoire de voir les infos. Je somnolai, me disant vaguement que je devais aller ouvrir mon courrier (la perspective de toutes les factures qui devaient s'y entasser m'avait jusque là dissuadé d'y jeter un oeil), quand le téléphone sonna. Allons bon, aucun répit ne m'était laissé. Je décrochai avec un brin de mauvaise humeur.

_ Oui, qui est-ce?

_ Vous êtes Christian Drabant?, me demanda une voix de jeune fille, très douce et sonnant agréablement.

_ C'est bien moi. A qui ai-je l'honneur?

_ .Je m'appelle Sandra, je suis la cousine de Saylan. On s'est vu une fois.

_ Je me souviens de vous Sandra. Quelque chose est arrivé?

Sandra était une jolie fille un peu plus âgée que Saylan, qui ne devait pas être beaucoup plus heureuse que lui chez elle, mais à qui visiblement les coups avaient été épargnés. Du moins en apparence. Si elle m'appelait aujourd'hui, que pouvait-il donc s'être passé?

_ Je vous appelle d'une cabine près de chez moi, reprit-elle. "Je n'ai pas beaucoup de temps. Je sais bien que Saylan doit être mieux chez vous, mais il faut que ça cesse. Mon père est furieux, il parle de venir vous casser la figure s'il ne revient pas.

Je tombai des nues.

_ Mais? Qu'est-ce que vous racontez Sandra?

_ Mais enfin, vous savez bien! Je vous appelle juste avant que mon père ne le fasse, et ça vaut mieux pour vous. Dites-lui de revenir tout de suite avant que ça tourne mal.

_ Mais enfin de quoi vous parlez? Je n'ai pas vu Saylan depuis le début des vacances, qu'est-ce que vous croyez?

_.... il n'est pas chez vous?

La voix de Sandra suintait l'incrédulité. Elle pensait donc que j'étais un pervers ou un kidnappeur ou je ne sais quoi??

_ Bien sûr que non! Ca va bien faire 5 semaines que je ne l'ai pas vu!, répondis-je avec un peu d'humeur.

Comme Sandra se taisait, je réalisai soudain :

_ Vous voulez dire que vous ne savez pas où il est?

_ Même s'il ne m'en a pas parlé, je sais bien que Saylan allait souvent chez vous cette année, par exemple je suis sûre qu'il a passé les 15 derniers jours de juin chez vous pendant qu'on était en vacances.

_ Comment? Vous étiez en vac...

C'était pour ça qu'il avait eu l'air si content?

_ ...alors quand il est pas revenu, coupa Sandra, J'ai pensé que peut-être il était allé habiter chez vous... et papa le pense aussi.

_ Depuis combien de temps est-il parti?, demandai-je avec un mauvais pressentiment.

_ Ca fait à peu près 15 jours que je ne l'ai pas vu. Je l'ai même pas vu partir.

_ Mais où est-ce qu'il peut bien être?, m'écriai-je, transpercé d'inquiétude. "Et qu'est-ce qui s'est donc passé pour qu'il. qu'il fugue?

_ Euh. là, j'ai plus d'unités, je vous rappellerai! Je vous crois, j'essaierai de convaincre papa et Marc que vous n'y êtes pour rien!

_ Vous avez prévenu la po...

Elle avait raccroché.

.La suite de la Side Story

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