Chapitre 15

 


Taishakuten ouvrit doucement la porte de la chambre d’Ashura. La nuit était déjà bien avancée mais le Raijin, en réunion, n’avait pas pu se libérer avant. Le maître des lieux lui avait donné les moyens d’entrer dans Ashura-jou même sans sa présence à ses côtés et depuis que Taishaku avait appris à connaître les heures où il risquait le moins de se faire remarquer, il rejoignait régulièrement le Dieu de la guerre. Les gardes à l’entrée de la chambre avaient reçu pour instruction de toujours le laisser pénétrer dans la chambre royale et peu importait ce qu’ils pensaient, ils respectaient la volonté de leur seigneur. Cependant Taishakuten sentait constamment leurs regards froids se poser sur sa nuque quand il poussait la lourde porte.

Malgré l’heure tardive, Ashura était encore debout, travaillant sur une carte d’état major à la lueur vacillante d’une bougie. Taishaku tenta de s’approcher de lui sans un bruit, pour ne pas le perturber mais les sens aiguisés de son amant l’informèrent vite de la présence d’un intrus et celui-ci reposa sa plume dans l’encrier avant de se retourner.

-Il va bientôt falloir passer à la phase suivante, l’informa Ashura en guise de salutations.

Taishaku se figea sur place, ne sachant que répondre. La phase suivante… cela signifiait la fin quasi certaine de sa liaison régulière avec son superbe amant, peut-être même le perdre à jamais et ça... L’air frais qui pénétrait par le balcon, faisant voler les rideaux de mousseline, lui fit reprendre ses esprits.

-Qu’entends-tu par phase suivante ? questionna-t-il en s’asseyant sur le lit, son projet d’aller prendre Ashura dans ses bras complètement oublié. Shashi est enceinte ?

Ashura ô se passa une main dans les cheveux en soupirant.

-Malheureusement pas encore. Mais… j’y travaille, compléta-t-il, un frisson lui secouant les épaules. Ca ne devrait normalement plus tarder.

Tai se laissa aller sur le lit et fixa le plafond. Certes il se doutait de ce qu’allait lui demander Ashura mais en serait-il capable ? Il détestait cette femme plus que tout au monde. Il sentit le matelas s’affaisser légèrement quand Ashura vint prendre place à ses côtés.

-Tu devras la séduire Taishaku. Crois-moi, ça ne sera sans doute pas la partie la plus difficile de notre plan…

-De ton plan, fit remarquer le Raijin.

-C’est exact. De mon plan…

Sa voix n’était plus qu’un souffle.

-Ensuite… reprit-il plus fortement, ensuite, lorsque nous serons sûr de sa grossesse, tu devras déclencher la rébellion contre Tentai. As-tu commencé, comme je te l’avais demandé, à rechercher des alliés ?

Tai secoua la tête. Il savait qu’il avait promis à Ashura de le faire et par conséquent il le ferait mais retarder l’échéance lui donnait l’impression qu’il pouvait encore empêcher tout cela, raisonner Ashura et le faire renoncer à son idée insensée et surtout… le garder près de lui éternellement. Mais ce n’était qu’une douce utopie et il le savait.

-As-tu des idées au moins ? interrogea le Dieu de la guerre d’une voix pleine de reproches.

Taishaku haussa les épaules. Il n’y avait certes pas encore réfléchi mais il lui fallait des hommes de confiance et dans de telles conditions un nom lui venait immédiatement à l’esprit :

-Bishamonten, répondit-il.

Ashura ô fronça les sourcils. Il y avait tant de soldats à Zenmi…

-N’est-ce pas celui avec qui tu traines toujours ? Le guerrier aux cheveux rouges ?

Le Raijin sourit. Ainsi donc Ashura l’avait suffisamment observé pour savoir qui étaient ses plus proches amis.

-Oui c’est bien lui. C’est mon meilleur ami et je sais que je peux lui parler de cela en toute confiance.

Ashura se raidit soudain, comme si quelque chose l’avait piqué. Il fixa le Raijin dans les yeux, la mine dure.

-Tu ne lui as pas parlé de notre liaison au moins ?

-Pourquoi ? Ca te dérangerait que quelqu’un soit au courant ? Tu en as honte ?

Tout en prononçant ces mots, Tai leva une main qu’il promena sur le visage d’Ashura, cuivré par la lueur de la bougie. Le Dieu de la guerre se radoucit mais il s’éloigna tout de même de ce contact trop tentant.

-Non je n’ai pas honte, c’est juste que je n’ai aucune envie que des rumeurs fassent échouer nos projets. Le moindre bruit circule tellement vite par ici.

Ils restèrent tous deux silencieux pendant de longues minutes. Puis Ashura questionna de nouveau le Raijin.

-Tu es sûr qu’il te suivra ce Bishamonten ?

-Oui, j’en suis certain.

-Mais ce n’est qu’un petit capitaine ! Je ne suis pas certain que son armée, même alliée à la tienne, suffira à renverser Tentai. Tu sais que je ferai tout mon possible pour te rendre victorieux mais cela ne doit pas non plus être trop visible. Je n’ai pas les mains aussi libres que je le souhaiterai.

-Ne t’inquiète pas. Je trouverai à mon avis encore bien d’autres jeunes soldats ambitieux tout prêts à se joindre à moi.

Tai avait notamment en tête Vayue, qui, s’il lui portait toujours le même type de sentiments, serait sans problème au nombre de ses alliés ainsi que Komokuten qui, depuis qu’il avait rencontré la jeune chanteuse, avait été pris d’une ambition sans borne, sans doute poussé par sa dulcinée.

-Et Zochoten ? demanda Ashura. Il te faut aussi une grosse pointure dans ton armée et il n’est certainement pas le premier venu. Comme c’est ton ancien maître je pense…

-Non, le coupa Taishaku. Tu sais aussi bien que moi qu’il est trop guidé par son sens de l’honneur pour trahir Tentai. Si je dois déclencher une révolte, des millions d’innocents mourront et cela, jamais il ne l’acceptera.

-Tu as raison, admit Ashura dans un soupir.

Son visage avait de nouveau pris cette expression de désespoir, comme s’il craignait que tous les efforts qu’ils étaient en train de faire pour que son futur fils vive sans pour autant détruire le monde soient vains. Ses mains tremblaient imperceptiblement et la lumière de la lune, prédominante maintenant que la bougie parvenait à la fin de sa vie, blanchissant son visage lui donnait un air de fantôme sur le point de disparaître. Taishakuten, le cœur battant lourdement dans la poitrine, avança une main vers lui, tout prêt à le rassurer, comme il s’était déjà efforcé de le faire des dizaines de fois auparavant. Mais au moment où il allait le toucher, le dieu de la guerre se leva et se dirigea vers une autre partie de ses appartements.

-Où… commença Tai.

-Je reviens tout de suite, lui indiqua-t-il avant de disparaître dans une pièce adjacente.

Tai resta quelques minutes seul sur le lit, s’interrogeant sur les raisons de ce départ soudain. Peut-être était-il allé se préparer pour… Oui, c’était certainement cela, il ne voyait pas d’autres possibilités. Son corps se tendit d’impatience. Ashura, son Ashura, serait de nouveau tout à lui cette nuit.

Mais lorsqu’il revint, Ashura n’avait pas l’air d’avoir les mêmes attentes que Taishaku, bien au contraire. Sa sombre expression ne laissait présager rien de bon. Il tenait à la main une longue épée… ou plutôt un genre d’étrange lance qu’il présenta au Raijin.

-Mais… balbutia celui-ci.

-Voici Paranjya, l’épée mythique des Dieux de la foudre. Avec elle tu seras capable d’invoquer la colère du ciel.

Taishakuten observa l’arme à la forme plus qu’originale.

-Je croyais qu’elle avait disparu il y a longtemps de cela, fit remarquer Taishaku, encore abasourdi par le cadeau que lui faisait le Dieu de la Guerre. L’une des épées les plus célèbres de Tenkai… Avec cela il allait devenir quasiment invincible.

-On peut dire ça comme ça, admit Ashura. Disons qu’elle avait été jugée trop dangereuse, donnant un trop grand pouvoir aux Raijins, alors Tentai l’avait confié à ma famille et j’ai décidé de te la rendre au nom de notre but. Elle fera de toi le guerrier le plus puissant de l’empire. Peut-être même encore plus puissant que moi…

-Je… commença Taishaku.

-Si je te la donne c’est uniquement pour la réussite de notre projet, pas par gentillesse ou générosité. C’est parce que j’ai confiance en la promesse que tu m’as faite. J’espère que tu ne me décevras pas.

Taishakuten soupira. Il détestait quand Ashura prenait cet air froid et supérieur en sa présence.

-Mais, et Tentai ? objecta-t-il.

-Quoi Tentai ?

-Tu as toi-même dit que Tentai avait confié l’épée à ta famille ! S’il me voit en sa possession, il va se douter que tu es dans le coup.

-J’y ai déjà pensé, expliqua Ashura en haussant les épaules, comme pour rappeler à Tai qu’il avait en face de lui le plus grand tacticien de l’empire. Je lui ai raconté il y a de cela quelques mois qu’elle avait été volée. Tu n’auras qu’à dire qu’elle t’a été envoyée par un admirateur inconnu. Et puis de toute façon, quand dans quelques mois Shashi me trahira, je suis certain que toutes les accusations se tourneront vers elle. Mais cela n’aura plus aucune importance…

Ashura caressa lentement la longue lance. Il savait qu’elle serait sans doute l’arme qui causerait sa mort. Quelle étrange chose de donner à son bourreau l’arme de l’exécution. Le Raijin devait sans doute avoir les mêmes sombres pensées car son visage, au début marqué par l’excitation de posséder une nouvelle épée aussi prestigieuse, était maintenant fermé, presque glacé.

Le dieu de la guerre posa l’épée contre un mur et vint se rallonger aux côtés du Raijin. Plus que quelques mois… voire quelques semaines. Tout cela allait trop vite, bien trop vite. Il ferma les yeux. Avait-il vraiment pris la bonne décision ? Il n’en était plus tout à fait sûr. Il était presque trop tard alors… Alors plus rien car des lèvres tendres vinrent se poser sur les siennes, balayant toute pensée pendant que des mains écartaient les pans d’étoffes qui couvraient son corps. Ashura emmela ses doigts dans les longues mèches d’argent, s’abandonnant dans l’amour réconfortant que lui offrait Taishakuten.

 

************************

Comme il l’avait prévu Bishamonten se trouvait dans le jardin principal. Depuis que son ami avait appris que la princesse Kisshoten venait souvent s’y promener ou se mettre au balcon le surplombant pour profiter du soleil qui y régnait tout au long de la journée, il le hantait le plus possible, espérant sans doute l’apercevoir ne serait ce que quelques secondes. Taishakuten se passa une main nerveuse dans les cheveux. Finalement la réapparition de Paranjya n’avait pas fait tant de remous que ça et Tentai avait estimé qu’étant donné le talent de Taishakuten au combat, il méritait largement la possession de l’épée légendaire. Mais c’était désormais une autre histoire d’impliquer son meilleur ami dans ce sombre complot de rébellion. Il avait assuré à Ashura ô qu’il n’aurait aucun problème pour rallier le guerrier roux à leur cause mais il n’en était désormais plus tout à fait sûr. Après tout, n’était-ce pas la place du père de celle qu’il aimait qu’il était censé convoiter ? De plus, si son meilleur ami, voire même son seul véritable ami, venait à mourir au cours de ce conflit, parviendrait-il à se le pardonner ?

Il ne put réprimer un sourire. Bien sûr qu’il se le pardonnerait, puisque c’était au nom de la volonté d’Ashura. Il fut presque effrayé de constater à quel point son amour pour le dieu de la guerre avait balayé tout ce qu’il pouvait ressentir auparavant, comme s’il ne supportait pas un autre sentiment que lui-même. Et puis de toute façon, à qui aurait-il pu demander de devenir son bras droit si ce n’était à Bishamonten ? Il n’avait suffisamment confiance en personne d’autre. Tous deux se connaissaient depuis si longtemps déjà.

Ils s’étaient rencontré dans les camps lorsqu’ils n’étaient que deux jeunes soldats, un peu isolés dans un groupe principalement formé de vétérans. Il n’y avait pas eu de coup d’éclat, ni de grands sentiments. C’était une amitié qui avait débuté de la façon la plus simple qui soit, par quelques paroles et quelques rires. Ils avaient combattus côte à côte, avaient appris à se connaître, avaient appris à s’apprécier et à mutuellement s’accepter. Ils avaient fait leurs preuves ensembles puis la vie les avait séparer, les envoyant tous deux dans différents camps, sous différents commandements. Mais jamais ils n’avaient véritablement perdu le contact, s’écrivant régulièrement ou se croisant lors de campagnes. Et malgré la réputation sulfureuse que Taishakuten avait pu se tailler aux cours de ces nombreuses années, Bishamonten lui avait toujours accordé sa confiance la plus absolue. Mais pour peut-être la première fois de sa vie, Taishakuten allait tromper et manipuler son ami et cela au péril même de sa propre vie. Il se demanda s’il avait à être fier de ce qu’Ashura avait fait de lui, estima que ce n’était pas le cas mais haussa les épaules car il en était ainsi, il n’y pouvait rien. Prenant une profonde inspiration, il s’avanca vers le soldat à la flamboyante chevelure et s’assit à ses côtés sur un banc de marbre.

Ils restèrent longtemps sans rien dire, laissant le chant des oiseaux les bercer doucement pendant qu’un doux soleil de fin d’après midi leur chauffait la peau. Au dessus d'eux, sur un balcon, se tenaient Tentai, Kisshoten et Ashura ô, tous trois en pleine discussion. Malgré son manque d’interet pour la gente féminine, Taishakuten devait bien admettre que la princesse était d’une rare beauté et d’une rare fraicheur, un constant sourire timide éclairant son visage. Mais elle lui semblait tout de même bien fade comparé à son cher Ashura qui visiblement n’osait pas tourner la tête dans sa direction.

Taishakuten se demanda depuis combien de temps Bishamonten se trouvait là à observer sa princesse. Longtemps sans doute, très longtemps. Lui-même savait qu’il pourrait passer une éternité à regarder Ashura ô. N’était-ce pas d’ailleurs ce qu’il était en train de faire ?

La voix de Bishamonten le fit sursauter.

-Félicitation.

-Hein ? Mais pourquoi ?

Bishamonten sourit.

-Pour l’épée voyons. Cela faisait longtemps que personne ne l’avait obtenue. Je ne sais pas comment tu as fait pour te la procurer et je ne te le demanderai pas mais c’est bien pour toi.

Taishakuten baissa la tête. Alors Bishamonten se doutait bien que toute cette histoire n’était pas des plus naturelles. Comme bon nombre de personnes à la cour d’ailleurs… Après tout, il s’en était douté. Il n’était pas très apprécié et le voir en possession d’une épée soi-disant volée quelques mois auparavant n’avait fait que renforcer les ragots sur son compte. Et même la décision de Tentai, appuyé par Ashura ô bien évidemment, de lui laisser Paranjya n’avait pas suffit à les faire taire. Il soupira. Tant que tout se déroulait comme prévu, les ragots n'avaient guère d'importance.

-Alors, qu’est-ce que tu voulais me demander ? demanda Bishamonten.

Taishakuten releva la tête, surpris. Mais comment Bishamon s’était-il douté qu’il venait ici pour… Ses pensées furent interompues par le rire de son ami.

-Allons Tai, pas de ça avec moi. Que tu viennes me rejoindre ici me paraissait déjà étrange mais le fait que tu ne dises mot m’a mis sur la voie. Tu as sûrement un service à me demander si je ne m’abuse ?

Ce fut au tour de Tai d’être secoué d’un grand éclat de rire. Sur le balcon au dessus, Ashura ô tourna la tête pour l’observer avant que la voix de Tentai ne le détourne du spectacle.

-Tu commences vraiment à bien me connaître mon ami. J’ai effectivement quelque chose de premier ordre à te demander. Mais… Il faut que tu me promettes que tout ce qui pourrait sortir de cette discussion restera entre nous.

Bishamonten reprit son calme devant le visage soudainement sérieux du Raijin. Quelque chose de grave se préparait, il le sentait. Il hocha la tête.

-Je te le promets Taishaku. Sur ce que j’ai de plus précieux au monde, personne ne saura rien.

Taishakuten parut satisfait mais il ne s’expliqua pas tout de suite. Il cherchait ses mots, ne sachant comment débuter son explication.

-C’est assez difficile… Je ne sais pas du tout comment tu vas le prendre, quelle va être ta réaction mais j’ai besoin de toi. Vois-tu, récupérer Paranjya n’était que la première étape… La seconde…

Il poussa un long soupir, fit une pause puis reprit :

-… la seconde c’est lors de la prochaine campagne, l’attaque des troupes de Tentai.

Sous le choc de l’annonce, Bishamonten bondit du banc sur lequel il s’était assis. Il fixa Tai droit dans les yeux, la bouche ouverte et une main s’agitant comme s’il cherchait quelque chose à répliquer puis, reprenant quelque peu son calme, il se rassit et se prenant la tête entre les mains murmura :

-Une rébellion contre Tentai… Tai, tu es encore plus fou que je ne l’aurais cru.

-Bishamon tu dois me…

Le regard de Bishamonten, à la fois dur et mélancolique, le fit taire.

-Sais-tu Tai que tu n’as aucune chance ? Qui serait assez fou pour se rebeller à tes côtés ? Et tu te feras balayer par l’armée d’Ashura ô. Ta tête finira au bout d’une pique mon ami.

-Bishamon, je suis sûr de ma victoire j’ai juste besoin… de soutien. Et notamment du tien. Je te veux comme bras droit, toi et personne d’autre. Et ensemble nous vaincrons. Je deviendrai le nouvel empereur du ciel et toi… Demande-moi absolument tout ce que tu veux et tu l'obtiendras.

-Je ne comprendrai jamais cette soif de pouvoir qui t’anime. Il est bien d’autres moyens d’accéder au bonheur que par la puissance tu sais.

En prononçant ces mots il leva la tête vers Kisshoten qui riait en compagnie de son père. Tai, quant à lui, baissa la tête. D’autres moyens d’accéder au bonheur… Il le savait, il ne le savait que trop bien même. Mais son bonheur n’était pas ce qui importait pour lui. Il savait qu’il allait souffrir, que tout cela ne le mènerait qu’à la désolation mais si cela permettait à Ashura d’atteindre son propre bonheur alors ça lui suffisait.

-Bisha… commença-t-il, espérant convaincre son ami d’une manière différente, mais celui-ci l’interrompit d’un geste de la main.

-Je t’aiderai Tai si… si tu me promets de ne pas tuer Kisshoten et d’en faire mon épouse.

Il se leva et tourna son visage vers le soleil, un sourire amer sur les lèvres.

-Bishamon, murmura Taishaku.

-Si tu ne lui impose pas par la force, je n’arriverai jamais à obtenir cela par moi-même.

Taishakuten baissa la tête. Il sentait en son ami un homme désespéré, prêt à tout pour obtenir ce qu’il désirait plus que tout au monde. Lui-même était ainsi, lui-même s’était imposé à Ashura ô… parce qu’il l’aimait. Il savait leur comportement particulièrement égoïste mais ils n’y pouvaient rien. Ils souffraient trop quand l’être aimé n’était pas à leur côtés, sauf que… sauf que Ashura obtiendrait lui aussi ce qu’il désirait alors que cette pauvre Kisshoten n’allait finalement être qu’une simple monnaie d’échange. Mais après tout, dans ce monde qui courrait à sa perte, n’avaient-ils pas tous leur croix à porter ?

-Tu n’arriveras jamais à te faire aimer d’elle en agissant ainsi…

Il connaissait lui-même trop bien le problème. Il avait eu beau prodiguer toutes les marques d’affection possibles à Ashura, celui-ci, même s’il savait qu’il ne le laissait pas indifférent, ne lui montrait presque jamais de tendresse ou quoi que ce soit d’autre que son implacable façade glacée, tout dédié qu’il était à la réalisation de son plan.

Bishamonten leva la tête vers sa princesse en souriant.

-Je… commenca-t-il, je suis tout à fait conscient de cela mais si elle reste près de moi je serais heureux… C’est tout ce que je demande…

Kisshoten baissa la tête et pour la première fois aperçut les deux hommes dans le jardin en contrebas. Lorsque son regard croisa celui de Bishamonten elle rougit, incapable de contenir son émotion. Elle n’était encore qu’une toute jeune fille et n’avait pas acquis l’art de la dissimulation pourtant si fréquent au palais. Elle détourna vivement la tête et se replongea dans sa conversation avec le dieu de la guerre.

-Bien, reprit Taishakuten, puisque c’est ce que tu désires. Je te promets que lorsque j’accéderai au trône je ferai de la princesse ton épouse.

-Merci, murmura Bishamonten. Et moi j’accepte de te t’aider, de te soutenir, de te défendre et de te servir. Je ne sais pas où nous mènera ta folle quête mais si elle est le seul moyen pour moi d’obtenir ce que je souhaite, alors je suis prêt à te suivre jusqu’en enfer.

Bishamon, je ne m’étais jamais aperçu à quel point nous sommes semblables toi et moi, pensa Taishakuten. Nous sommes prêt à tout sacrifier si cela nous permet de vivre quelques instants seulement aux côtés de l’obsession de nos pensées. Je comprends désormais pourquoi nous nous entendons aussi bien, nous que pourtant presque tout semblait séparer.

Les deux hommes se serrèrent la main, signe de leur promesse, de leur accord.

Sur le balcon Ashura ô sourit. Il avait compris la signification de ce geste. Il ignorait comment Taishakuten s’y était pris mais il savait que désormais Bishamonten était des leurs. Si le Raijin était aussi efficace à se faire des alliés parmi les soldats, il ne faisait aucun doute qu’il parviendrait à monter une solide armée qui mettrait en péril celle de Tentai et mènerait Taishakuten vers le rang de dieu suprême. La course contre le destin était en marche.

Satisfait, il quitta le balcon, abandonnant l’empereur et sa fille, pour retourner dans son palais.

La nuit tombait et Tentai et la princesse avaient, eux aussi, rejoint leurs appartements. Dans les jardins, Taishakuten et Bishamonten discutaient toujours de la manière dont ils allaient s’y prendre pour lever une puissante armée.

-Et excepté moi, interrogea Bishamon, qui prévois-tu de recruter ?

-J’avais en tête les noms de Vayue et Komokuten. Je pense qu’ils me suivront sans trop de difficultés.

Bishamon acquiesça. Il connaissait les deux hommes aussi bien si ce n’est mieux que Taishakuten et ne doutait nullement qu’ils seraient prêts à se joindre à eux.

-S’ils se joignent à nous et si nous gagnons la première bataille, je ne doute pas que de multiples autres officiers passeront de notre côtés. Nombreux sont les jeunes loups assoiffés de pouvoir.

-Je le pense également. Tu as le charisme d’un grand chef Taishaku et l’étoffe d’un grand empereur. Je suis certain que tous ceux que ta force impressionne se plieront à ton commandement. S’il est quelqu’un capable de renverser Tentai, ça ne peut être que toi.

Taishaku sourit. Renverser Tentai, ça lui avait bien traversé l’esprit alors qu’il était encore un tout jeune soldat vaniteux qui voyait dans le pouvoir le moyen de réaliser tout ses désirs. Sa rencontre avec Ashura ô avait remis en cause cette ambition et voilà qu’à présent, alors qu’il n’aspirait plus qu’à de doux instants en compagnie du dieu de la guerre, il était obligé de tout abandonner pour semer le chaos et la désolation et ainsi atteindre le rang suprême dont désormais il se fichait éperdument. Quelle ironie !

-Et Zochoten ? interrogea Bishamonten, comme l’avait fait la veille Ashura ô.

Taishakuten haussa les épaules.

-Ca m’étonnerait qu’il se joigne à nous, je ne lui demanderai même pas. Il a trop le sens de l’ordre et de la hiérarchie pour ainsi se rebeller. Même si son expérience pourrait nous être vraiment utile, je ne veux pas… Non, laissons-le en dehors de tout cela pour le moment. Et si jamais il se dresse en travers de notre route…

Taishaku marqua une pose et Bishamonten retint son souffle, stressé par l’éventuelle conclusion de son ami.

-… je le tuerai, conclut-il finalement comme Bishamon l’avait craint.

L’idée que Taishakuten puisse lever la main sur son ami et ancien maitre fit frissonner le jeune guerrier roux. Pour que l’insolent soldat parle de la sorte, il fallait qu’il soit vraiment motivé par son projet. Ainsi, Taishakuten avait réellement l’intention de devenir le nouvel empereur du ciel. Bishamon aurait dû se douter que cela arriverait un jour. Il avait toujours été guidé par une ambition sans borne même si ces derniers temps il s’était montré calme, trop calme. Il aurait dû se douter qu’il préparait quelque mauvais coup. Mais de là à se rebeller contre le plus puissant et le plus respecté des dieux… Enfin, il lui avait promis de l’aider et était désormais sûr d’obtenir Kisshoten car lorsque Taishakuten désirait quelque chose, il l’obtenait toujours…

Le Raijin se leva.

-Il faut que j’y aille, j’ai encore du monde à voir… et à convaincre. De toute façon, je te tiendrai au courant.

Bishamon se contenta de hocher la tête. La prochaine campagne n’était prévue que dans plusieurs semaines, cela leur laissait largement le temps de mettre en place une stratégie selon les alliés qu’ils parviendraient à se faire avant la date décisive.

-Bien, j’attendrai tes instructions. Surtout fais bien attention à ce que tes intentions ne s’ébruitent pas sinon… je ne donne pas bien cher de ta peau.

-Tu peux me faire confiance, je ne ferai quand même pas n’importe quoi. Je ne suis pas un imbécile.

-Je ne le sais que trop bien mais parfois…

-Je n’aurai nul pitié pour les traitres. Soit tranquille.

Bishamonten sourit. Pour ça il pouvait être tranquille. Ceux qui s’opposaient au Raijin n’avaient pas le temps de le regretter bien longtemps.

Il observa la forme pale de son ami s’éloigner parmi les arbres en se demandant où tout cela allait les mener. Vers le pouvoir ou la mort. Ce qu’il avait trouvé étrange c’est que contrairement aux nombreuses autres fois où Taishakuten avait eu l’occasion de grimper dans la société, il ne semblait ni enjoué, ni excité. Chacune de ses paroles lui avait semblé empreinte de mélancolie, de tristesse, voire même de détresse, comme si le fait de devenir empereur le faisait plus souffrir qu’autre chose, ce qui bien sûr, concernant Taishaku, était complètement absurde. Mais tout de même, il avait eu une impression étrange. Ou peut être était ce seulement sa propre morosité qui lui faisait ainsi percevoir les faits.

A son tour il se leva et quitta le jardin pour retourner à ses appartements, là où il pourrait enfin tranquillement rêver au jour où sa bien aimée Kisshoten lui appartiendrait enfin.

 

*********************

Assis à son bureau, Taishakuten réfléchissait au meilleur moyen de débuter sa rébellion. Bien sûr, il comptait sur Ashura pour l’aider à organiser tout cela. Après tout, il était bien meilleur tacticien que lui et possédait toutes les cartes pour juger de la situation. D’ailleurs, celui-ci ne devait pas tarder à arriver. Ils avaient convenu que, cette fois-ci ils se retrouveraient dans sa chambre, beaucoup plus facile d’accès pour Ashura ô en pleine journée.

Taishakuten soupira et s’étira. Ashura allait être content, il avait réussi à convaincre sans trop de peine Komokuten et Vayue à se joindre à eux, ainsi que quelques autres jeunes officiers de moindre importance. La prochaine campagne allait donner lieu à de rudes batailles pour le pouvoir. Enfin, il allait tout de même être favorisé…

A l’approche trop rapide à son goût de cette date fatidique, son anxiété et sa peur grandissaient. Une fois la bataille commencée, il n’aurait plus jamais l’occasion de tenir Ashura ô dans ses bras, de sentir son parfum, de caresser ses cheveux, de goûter ses lèvres, de caresser son corps… Et après… Il n’osait pas encore penser à ce qu’il devrait faire lorsqu’il se tiendrait face à son amant les armes à la main. C’était trop dur, trop douloureux.

Il quitta sa chaise pour se rendre sur le balcon où une petite brise rafraichissait une atmosphère qui lui semblait oppressante. Penser à l’avenir le rendait toujours mélancolique. Perdre Ashura… Il savait que cela arriverait et sans doute très prochainement mais il n’avait nullement les moyens d’éviter ça, pas si c’était ce que le dieu de la guerre désirait. Alors, il profitait le plus possible des quelques semaines qu’il leur restait.

Il entendit la porte de sa chambre qui s’ouvrait et se refermait rapidement. Ashura venait d'arriver. Au bruit de souffle court aux respirations courtes qui se faisait entendre, Taishakuten devinait qu’il avait dû courir dans les couloirs pour éviter d’être aperçu par un quelconque badaud. Il quitta le balcon et pénétra dans la pièce.

Ashura, les joues rougies par l’effort, se tenait debout au milieu de la chambre qu’il fouillait du regard à la recherche de son amant. Lorsqu’il le trouva, il se jeta dans ses bras. Le Raijin eut juste le temps de voir que ses yeux étaient étrangement brillants, humides, comme remplis de larmes, avant de l’accueillir avec bonheur contre son corps. Il le serra fort, très fort, avant de l’embrasser tendrement à la base de cou. C’est alors qu’il se rendit compte qu’il tremblait. Tous les membres du dieu de la guerre tressaillaient de façon presque imperceptible mais qui ne pouvait échapper à Taishakuten. Inquiet, il demanda doucement :

-Ashura ? Que se passe-t-il ?

Il sentit les deux mains d’Ashura plonger dans sa chevelure et l’agripper comme s’il s’agissait de son dernier salut. Il se pressa presque violemment contre lui, enfouissant son visage dans la chevelure d’argent, puis murmura d’une voix brisée :

-Shashi est enceinte.

(à suivre...)
Retour à la homepage